UN ENTRETIEN AGRÉABLE

Bony et les chiens étaient installés dans la salle de séjour, bien au chaud, et tout allait pour le mieux dans leur petit monde. Dehors, les étoiles brillaient avec un éclat dur. Le vent ne cessait de taquiner les gommiers rouges impassibles, mais le sable des plaines orientales demeurait froid et immobile, tandis qu’en été, le chaud vent d’ouest déchaînait des tempêtes de sable.

Durant une accalmie, les deux chiens se levèrent et grondèrent. Quand le vent reprit, il étouffa l’approche d’un véhicule qui sembla de ce fait être arrivé à toute allure. Bony ouvrit la porte, les chiens se précipitèrent dehors et Lucas, le gendarme, s’écria :

— J’espère que la cuisinière est brûlante !

Il portait sa capote d’uniforme sur des vêtements civils et frappa du pied le linoléum. Il avait l’air d’avoir froid et adressa un grand sourire à Bony quand il le vit près de la cuisinière. Les chiens n’eurent besoin d’aucun encouragement pour le suivre avant qu’il ait le temps de refermer la porte.

— Vous avez dîné avant de partir ? demanda Bony.

— Oui, comme vous me l’avez recommandé. Je suis parti à la nuit tombée. J’ai apporté du pain et une ou deux livres de jambon cuit.

— Formidable ! Je n’ai plus de pain et il me reste bien peu de viande. Nous pourrons manger un morceau quand nous en aurons envie. J’avais l’impression qu’un entretien s’imposait, outre que j’avais besoin d’être ravitaillé.

Bony déposa devant le gendarme une cafetière et un pot de lait chaud.

— Je suis arrivé à la conclusion que Lush n’est pas affalé ivre mort quelque part avec une ou deux bouteilles et, comme la crue arrive, il va falloir que j’imagine un plan.

Lucas ouvrit un paquet et un petit gâteau appétissant apparut. Il annonça que c’était de la part de sa femme. Bony alla chercher un couteau pour le couper.

— N’oubliez surtout pas de remercier Mme Lucas. Vous avez reçu des nouvelles de Bourke ?

— Oui. Après le rapport d’autopsie, un mandat d’arrêt a été délivré contre William Lush. Le coroner a procédé à une enquête et a remis ses conclusions à plus tard. Mme Lush a été enterrée à 17 heures et sa fille est partie avec les Cosgrove peu après 18 heures. Et j’ai téléphoné à Roger’s Crossing, qui se trouve à cent kilomètres au sud de Bourke. On m’a dit que la crue avait commencé là-bas à 14 heures. Elle sera ici demain soir.

— Qu’est-ce que vous avez appris sur Lush ?

Lucas sortit un carnet plat et en feuilleta les pages avant de répondre.

— Je me suis fait une assez bonne idée du personnage, grâce au mandat d’arrêt délivré contre lui, inspecteur. Les gens aimaient bien les Madden et n’ont pas hésité à me donner des informations. Je me suis attaqué aux deux Robert. Je leur ai conseillé de parler et je leur ai demandé si Lush leur devait de l’argent. Ils ont répondu qu’il avait une dette de jeu d’une soixantaine de livres et qu’il n’avait toujours pas réglé cent quatre-vingt-cinq livres sur le trotteur qu’il leur avait acheté l’année dernière. Apparemment, ils ont appris que Lush avait crevé le cheval en le ramenant chez lui et lui avait ôté toute valeur. Ils l’ont menacé de poursuites si ces deux dettes n’étaient pas payées dans la semaine. Ça se passait il y a dix jours et, quand Lush a avoué qu’il ne pouvait pas s’exécuter, ils ont entrepris de déposer une plainte.

« La note due au magasin se monte à quelque deux cents livres, mais elle est toujours réglée à la vente de la laine et c’est une dépense de la ferme. La note du bar, elle, est d’ordre privé. Lush doit quinze livres quelque chose, et l’hôtelier n’était pas particulièrement inquiet parce que Lush lui a déjà dû des sommes plus importantes dans le passé.

— Trois cents livres ne lui auraient donc pas fait de mal pour régler ses dettes, fit observer Bony.

— Je me suis ensuite renseigné sur ce qu’avait acheté Lush ce jour-là, dans la mesure où le facteur m’avait dit qu’il n’avait vu qu’un carton de bières vide dans la camionnette. Au magasin, on m’a répondu qu’il n’avait rien acheté. D’après l’hôtelier, il est reparti à l’heure de la fermeture avec trois bouteilles de whisky et un carton contenant six bières. Le boulanger dit qu’il a pris six pains alors qu’il livrait le pain à Mme Lush depuis la mort de son premier mari.

— Lush aurait donc pu vivre de pain et de gnôle pendant trois jours, remarqua Bony.

Lucas pinça les lèvres et dit :

— C’est possible, mais je doute qu’il ait fait autant durer ses réserves.

— Moi aussi. Avez-vous questionné le facteur sur les points que j’ai mentionnés dans ma lettre ?

— Oui. Il n’y avait pas de sac de courrier à expédier dans la boîte des Madden et, rappelez-vous, nous avons pris celui qu’il a déposé. Il m’a dit que vous lui aviez posé quelques questions et a ajouté qu’il avait repensé à la marque sur le garde-boue avant. Il croit se souvenir qu’elle ne date pas d’un siècle. Le morceau de bois trouvé dessus pouvait fort bien provenir de la boîte aux lettres. Il dit qu’il n’a pas vérifié. Il est sûr qu’il n’y avait pas de pain dans la voiture et que le carton de bières était vide.

— Voilà un jeune homme décontracté, dit Bony. Vous avez pris sa déposition ?

— J’ai noté là-dedans presque tout ce qu’on m’a déclaré. Oui, il a fait une déposition. Il y a un autre point que vous m’avez demandé d’éclaircir : vous vouliez savoir qui allait attendre le courrier, et tous les combien. Voilà comment ça marche dans ces coins isolés : les gens déposent leur sac de lettres à expédier dans leur boîte, même s’il est vide. Le facteur emporte les sacs à la poste de Bourke ou de White Bend, les rapporte et les remet dans les boîtes, qu’ils contiennent ou non du courrier. Quand il arrive, il y a toujours quelqu’un de Mira qui lui remet le sac et attend le courrier – en tout cas, presque toujours. Comme la ferme des Madden est beaucoup plus proche, le plus souvent, personne de chez eux n’attend le facteur, parce qu’ils peuvent apporter les lettres à envoyer avant son passage et prendre le sac de courrier arrivé à n’importe quel moment.

— L’important, dans cette routine postale, c’est donc de penser à déposer les sacs dans les boîtes pour que le facteur les emporte jusqu’à l’une ou l’autre poste.

— Exactement, confirma Lucas.

— Et, le matin où le facteur a découvert le pick-up abandonné, il n’y avait pas de sac dans la boîte des Madden.

— Nous savons maintenant pourquoi.

— Nous croyons le savoir, rectifia Bony avant de se confectionner une nouvelle cigarette. Ce matin, c’est le régisseur de Mira qui a apporté le courrier à expédier. Il a émis une hypothèse intéressante pour expliquer le garde-boue abîmé.

— Le facteur m’en a touché deux mots, dit Lucas avant de poursuivre lentement : Moi, je ne serais pas aussi catégorique.

— Je commence à me dire que la camionnette a son importance dans ce qui est arrivé à Lush, déclara Bony en regardant le gendarme de ses yeux plissés. J’ai demandé son avis au jeune Cosgrove et il a répondu qu’après être tombé en panne d’essence, Lush était descendu de voiture dans l’obscurité et avait basculé par-dessus la falaise. Les phares n’étaient pas allumés à l’arrivée du facteur, ce qui peut signifier qu’en s’apercevant qu’il était en rade, Lush les a éteints, puis est descendu et, dans le noir, s’est trompé de direction et s’est dirigé vers la falaise.

« Vickory, le régisseur, va même un peu plus loin. Il s’imagine Lush en train de descendre, furieux, et de se précipiter sur une boîte aux lettres pour arracher l’un des supports et taper sur la camionnette. Lush n’y va pas de main morte, le pieu se casse, il le jette au loin, retourne à la boîte, la manque dans l’obscurité et bascule par-dessus la falaise. Bon, est-ce que vous pouvez vous représenter Lush en train d’éteindre ses phares avant d’aller arracher un bout de bois à une boîte ?

— C’est peu plausible, reconnut Lucas.

— Les phares étaient éteints, selon Cosgrove. Si, après avoir arraché le premier support, Lush est retourné à la boîte chercher le second, s’il a ensuite basculé dans le trou tandis que les phares étaient toujours allumés, qui les a éteints ?

Lucas haussa les épaules.

— En outre, le facteur se rappelle avoir vu un morceau de bois à côté du garde-boue esquinté, ce qui étaie l’hypothèse de Vickory et, en partie, celle de Cosgrove. Il y a donc quelques petites choses qui concordent dans les affirmations de ces trois hommes.

« Dans la déposition qu’elle vous a faite, Jill Madden affirme qu’en revenant chez elle, elle a trouvé sa mère gravement blessée, son beau-père absent, et qu’elle ne l’a pas revu depuis. Voilà qui rejoint l’hypothèse selon laquelle il serait tombé ou aurait basculé par-dessus la falaise et se serait noyé. Quand j’ai insisté sur la porte et le trou du plafond, elle en a dit bien plus que ce qu’elle vous a déclaré. Elle a avoué qu’elle avait attendu le retour de Lush, qu’elle avait verrouillé portes et fenêtres et que, au cas où il aurait réussi à entrer, elle était décidée à tirer sur lui pour se protéger ainsi que sa mère.

— Vous pourriez bien arriver quelque part à force de tourner en rond, inspecteur.

— C’est possible, et, je vous en prie, laissez tomber l’inspecteur quand nous sommes seuls. Mes amis m’appellent Bony. J’ai sondé cette deuxième version des faits. D’après Jill, Lush s’est présenté à la porte fermée à clé. Elle ne l’a pas laissé entrer et il s’est mis à hurler des injures. Se voyant toujours refuser l’entrée, il est allé chercher la hache sur le tas de bois et a commencé à cogner sur la porte. Jill a tiré une balle dans le plafond pour le menacer et, comme ça ne l’a pas arrêté, elle a visé la lame de la hache, qui fendait la porte. Après ce second coup de feu, elle n’a plus entendu un seul bruit de la part de Lush et s’attendait à le retrouver mort en ouvrant la porte, le lendemain matin. Il n’y était pas, et n’était pas endormi dans les dépendances.

« Même si nous admettons que Lush n’a pas été tué, pouvons-nous nous imaginer qu’il ait pu être réduit au silence par une balle tirée à travers la porte et cesser aussitôt ses provocations et ses injures ? La réaction la plus naturelle aurait été de reculer le plus vite possible et de hurler des fanfaronnades. Et, si Lush avait perdu son sang-froid et s’en était pris à sa camionnette, il n’aurait pas filé mais aurait continué à gueuler et à cogner sur la porte – ou sur une fenêtre.

« Il y a également un autre point, poursuivit Bony. Je n’arrive pas à imaginer Lush en train d’abandonner la porte pour retourner à la camionnette inutilisable, en admettant qu’il y soit retourné, sans avoir emporté un bidon d’essence pour la ramener chez lui. Et vous ?

— Une fois devant chez lui, la panne ne l’énervait plus autant, mais il s’est remis en colère quand Jill a tiré à travers la porte. À ce moment-là, il a pu oublier d’emporter de l’essence, soutint Lucas.

— Vous proposez une solution qui épaissit encore le mystère autour de cette affaire, dit Bony. C’est en effet une possibilité, même si, après réflexion, je n’y crois pas trop. Mais nous l’étudierons. Admettons que, dans sa fureur, il ait oublié d’emporter de l’essence. En arrivant devant le pick-up, il s’en est aperçu, il a eu un nouvel accès de rage et s’est précipité sur un support de boîte aux lettres. Comme il avait éteint les phares, il n’a pas pensé à les rallumer pour voir sur quelle partie du véhicule il cognait.

Le gendarme fixa la lampe posée sur la table, puis reprit la parole.

— Est-ce que Jill Madden vous a dit pourquoi elle n’avait pas parlé de la porte quand elle a fait sa déposition ?

— Oui. Sa mère était en vie le lendemain matin et l’a suppliée de brûler la porte pour que personne ne la voie et que le scandale n’éclate pas. Quand vous avez pris sa déposition, elle était trop chamboulée par la mort de sa mère pour penser à la porte. J’étais présent, vous vous rappelez, et je suis sûr qu’elle était réellement bouleversée, à juste titre.

— Le mystère plane vraiment sur la ferme des Madden, on dirait ?

— À tel point que j’envisage de la quitter pour Mira, d’où je continuerai ma tâche.

Bony se leva, apporta le café posé sur la cuisinière et le servit. Il sourit au gendarme. Ses yeux bleus paraissaient très foncés à la lueur de la lampe et des paillettes jaunes y brillaient.

— Cette affaire me ravit, Lucas. Ce qui, à première vue, semblait superficiel est maintenant aussi profond et obscur que le fond de ce trou d’eau du coude.

Lucas passa les doigts dans ses cheveux blonds et, en souriant à son tour à Bony, parut plus jeune que ses trente et quelques années.

— Vickory m’a dit que trois vagabonds campaient sur la rive, plus bas que le hangar à tonte. Savez-vous quoi que ce soit à leur sujet ?

— Non, inspecteur.

Bony fronça les sourcils et Lucas se mit à rire tout bas.

— Va pour Bony. Vous n’avez pas plus l’air d’un inspecteur que moi d’un empereur romain. Mais le commissaire m’a parlé de vos succès et c’est rudement gentil à vous de ne pas porter le chapeau à galon de votre uniforme.

— Oh ! ça m’arrive de le porter quand j’en ai envie, dit Bony en riant. Ma carrière a été couronnée de tant de succès que je dois pratiquer l’humilité pour garder un bon équilibre mental. Cassons la croûte avec ce jambon. Ranimez un peu le feu.

Après avoir mis la table, Bony coupait du pain quand il demanda :

— Quelqu’un de Mira vous a-t-il déjà créé des ennuis ?

— Rien de bien grave. La plupart des hommes sont un peu turbulents quand ils viennent en ville. Il a même fallu boucler le jeune Cosgrove pour le calmer. Mais il n’y a pas eu de plainte déposée contre lui. Le lendemain, quand on l’a relâché, il était tout penaud. C’est marrant la façon dont la boisson affecte les gens. M. MacCurdle est assommé. Le jeune Cosgrove chante à pleins poumons. Un certain Gorgan a envie de se bagarrer alors qu’il ne pourrait même pas s’en sortir face à un sac en papier, et tout le monde le sait, y compris lui-même. Ils ne sont pas méchants, tous autant qu’ils sont.

— Comment trouvez-vous Mme Cosgrove ?

— C’est la patronne, et personne ne peut l’ignorer, répondit Lucas. MacCurdle est censé diriger l’exploitation, mais elle le mène à la baguette. Vickory est censé s’occuper des employés, et il le fait. Mais, d’après ce qu’on raconte, c’est Mme Cosgrove qui embauche et vire les gens. Elle a la réputation de bien nourrir les employés, de leur accorder des jours de repos quand ils ont accompli des tâches supplémentaires, mais il faut qu’ils bossent quand elle l’a décidé.

— Quelle relation entretient-elle avec son fils ?

Lucas se mit à rire.

— D’après ma femme, Mme Cosgrove le considère comme la dernière merveille du monde. Elle croit qu’aucune fille ne sera assez bien pour l’épouser et, par conséquent, n’a pas l’intention qu’il se marie. Elle ne lui donne presque pas d’argent, si on pense à tout ce qu’elle a investi dans Mira et à ce que son mari avait gagné de son vivant.

— Beaucoup d’argent ?

— Plus qu’en a la reine, répondit Lucas sans la moindre trace d’irrévérence.