UN VAISSEAU POUR LES CORBEAUX

Bony fut soulagé d’entendre le cuisinier appeler les employés pour le thé de l’après-midi et, songeant que la compassion prolongerait ses pleurs, il gronda la jeune fille. Une fois qu’elle eut effacé les traces de larmes, ils se dirigèrent vers le petit salon de la maison pour prendre le thé. Là, ils trouvèrent Mme Cosgrove, Ray et M. MacCurdle.

— Nous avons médité dans votre « lieu de réflexion », déclara Bony d’un ton léger. C’est une retraite paisible pour se détendre. Avez-vous des nouvelles sensationnelles de la crue ?

— Pas de la crue, inspecteur. Vous devez rappeler Lucas, le gendarme. Quant à nous, nous avons préparé nos défenses.

— On croirait entendre un chef d’état-major, madame Cosgrove.

— Je dois être à la fois chef d’état-major et officier général, inspecteur. Mira sera bientôt assiégée par un ennemi et, demain, nous commencerons à ériger les levées de terre. Si vous ne voulez pas être encerclé, il faut vous sauver.

Bony riposta par un sourire aimable.

— Seulement si vous m’ordonnez de battre en retraite, mon général3 . Sinon, je choisis de rester et de travailler avec une pelle ou un bulldozer. Est-ce que la piste se trouve à l’intérieur ou à l’extérieur de la digue ? J’ai oublié de le vérifier.

— À l’intérieur, inspecteur. La seule autre solution qu’il vous reste, c’est de descendre à cheval en face de la maison d’habitation de Murrimundi et de traverser le fleuve en vous accrochant au câble qui nous sert à acheminer le courrier. De là, vous pourrez arriver à White Bend sans trop de problème, mais ensuite, pour atteindre Bourke, il vous faudra faire un long détour.

— Je vais rester. Je ne veux plus jamais prendre l’avion avec le Dr Leveska.

— Eh bien, le seul autre pilote qui pourrait vous emmener est le père Savery, et il paraît qu’il est pire que le docteur.

— Comment font-ils pour rester en vie, c’est un mystère, dit le directeur d’exploitation.

— Il n’y a pas de mystère, répliqua Mme Cosgrove d’un ton quelque peu cassant. L’alcool sauve l’un, la prière l’autre. Et je ne sais pas ce que nous ferions sans eux. Nous allons maintenant examiner la laine dans le hangar. Vous venez, Jill ? Et vous, inspecteur ?

La jeune fille répondit qu’elle aimerait bien aller dans sa chambre, mais Bony accepta et le directeur d’exploitation l’emmena au hangar à laine dans une camionnette puissante. Il y avait là des balles empilées et Mme Cosgrove décida qu’elles devraient venir renforcer la digue au cas où elle laisserait passer l’eau.

— Je vais aller dire à ces fainéants de se mettre au travail demain matin, Mac. Vous pourrez les surveiller.

— Très bien, mais ne croyez-vous pas que j’aurais pu m’en charger ? s’écria le directeur d’un ton de reproche.

— Pourquoi ? Ils ne me posent pas de problème.

— Ils ont encore le temps de quitter la forteresse. Nous devrions les prendre par la douceur.

— Par la douceur ? Quelle blague ! Je sais comment traiter les ouvriers.

MacCurdle haussa les épaules et, avec Bony, accompagna Mme Cosgrove auprès des hommes – dix, en tout – rassemblés autour de leur feu.

— Bonjour, Harry, Mick ! Et les autres. Certains d’entre vous ont déjà travaillé à Mira et vous devez connaître les dernières nouvelles au sujet de la crue, commença-t-elle (et Bony trouva qu’elle s’y prenait bien). Nous allons être bloqués pendant une semaine, un mois, peut-être. Ceux qui ne veulent pas être isolés ici feraient bien de partir tout de suite. Si vous restez, vous aurez besoin de trouver de quoi manger. Moi, j’ai besoin de travailleurs. Ceux qui veulent travailler pourront aller voir le cuisinier pour le petit déjeuner, et, ensuite, M. MacCurdle les inscrira. Quant aux autres, s’ils restent… eh bien, il paraît qu’il y a des goannas et des serpents en abondance par ici.

— Mick et moi on va travailler, m’dame, dit Harry Marche Funèbre, qui n’était plus aussi abattu que dans la matinée.

— Je crois que je vais faire mes paquets, décida l’avorton nommé Jacko. J’suis pas taillé pour le travail de force.

— Vous savez sûrement faire bouillir de l’eau ? demanda Mme Cosgrove.

— Et comment que j’sais faire ça !

— Très bien, alors vous pourrez aider le cuisinier.

Un gros rouquin fléchit les bras et dit :

— Et si on se mettait au boulot tout de suite, madame Cosgrove ? Moi, j’en ai assez de regarder ces types et on n’a plus de nouvelles histoires à raconter. D’ailleurs, on est presque tous à court de tabac.

Mme Cosgrove jeta un coup d’œil à MacCurdle qui haussa les épaules. Elle considéra d’un air pensif la petite bande, sachant que certains semblaient irrécupérables jusqu’au moment où ils étaient confrontés au désespoir, et que d’autres désiraient sincèrement trouver un emploi.

— Très bien. M. MacCurdle va vous prendre. Jacko, vous direz au cuisinier combien de personnes supplémentaires il aura et vous lui demanderez de vous mettre au travail. Ce sera tout.

Elle fit signe à Bony de l’accompagner et, abandonnant la camionnette au directeur d’exploitation, elle se dirigea vers la digue et regarda le fleuve. Bony se tint à côté d’elle sans mot dire. Finalement, elle se retourna vers la maison abritée et longea la digue.

À cet endroit, le fleuve suivait le coude de Mira comme le bord d’une roue gigantesque. L’eau marron clair était seulement troublée par les cercles qui s’élargissaient, projetés à la surface par une force pesante. Le vent était tombé. Il n’y avait plus d’agitation, mais le courant n’avait rien de paisible. Les flots ressemblaient à de l’or terni, en route vers des moules lointains, et les divers débris paraissaient être à moitié enfouis dans une matière semi-solide.

— On dirait un colérique, n’est-ce pas ? remarqua Mme Cosgrove.

— Il n’inspirerait pas nos grands poètes australiens, mais il finira par le faire une fois les sédiments déposés. Est-ce que vous l’avez souvent vu dans cet état ?

— De nombreuses fois depuis que j’habite ici, Bony. Comme je le détestais et comme j’en suis venue à l’aimer !

Mme Cosgrove laissa échapper un petit rire.

— Regardez, voilà la preuve. Je n’éprouve aucune difficulté à vous appeler Bony parce que j’ai perdu ma réserve britannique et que vous faites indubitablement partie de ce pays.

— Si vous lui donnez une chance, l’Australie vous captivera, dit Bony. J’ai rencontré beaucoup de gens qui avouaient qu’ils avaient commencé par la détester pour l’aimer ensuite. Il me semble vous avoir entendue dire que vous étiez venue ici peu après la guerre ?

— Oui. Mon mari était dans l’aviation. Je ne sais pas ce qui lui a plu en moi. J’étais tout le contraire de lui. Il était gai, décontracté, insolent, se battait contre les moulins à vent. Je le détestais. Je le lui ai souvent répété, mais nous avons été mariés par l’archevêque dans ma cathédrale. Ensuite, nous sommes venus à Mira et le fleuve dont j’avais entendu des descriptions enthousiastes coulait dans un simple fossé et me faisait tellement horreur que je n’ai pas voulu le regarder pendant un an.

— Et puis, il s’est fait entendre.

— Oui. Comment le savez-vous ?

— Il a une voix, une petite voix pour murmurer, une grosse pour crier.

Mme Cosgrove s’arrêta et se tourna vers Bony, le regard interrogateur.

— Vous parliez de poètes, rappelez-vous. Vous pourriez en être un. Oui, j’ai entendu le fleuve crier et je l’ai haï. Les vents d’ouest déchaînés soufflaient et le monde était empli du hurlement des arbres. À ce moment-là, mon mari avait un bateau à moteur rapide. Un soir, il m’a persuadée de remonter le fleuve avec lui. La journée avait été chaude, la soirée était fraîche et, quand il a fait demi-tour pour regagner la maison, il a coupé le moteur et nous nous sommes laissé porter par le courant. C’est alors que j’ai entendu son murmure : le chant des oiseaux, les plongeons des poissons, et d’autres bruits infimes qu’on ne perçoit jamais en pleine journée. Ce soir-là, mon mari et moi avons vraiment communié spirituellement.

Quelques mètres plus loin, ils s’arrêtèrent une nouvelle fois pour regarder le fleuve. Ils se trouvaient en face du logement des employés et pouvaient apercevoir, à plus de quinze cents mètres, le coude surmonté par les boîtes aux lettres. Le soleil se couchait et ses rayons déposaient de l’or pur à la surface de l’eau. Les branches de la double rangée de gommiers étaient teintées d’un vert irisé et leur ombre, sur les flots, était noire.

Le fleuve lui-même était silencieux. Somnolente, la fin d’après-midi se préparait à la nuit : les coqs chantaient, les moutons bêlaient, les hommes parlaient, les corbeaux s’agitaient, une génératrice tournait doucement. En cette fin d’hiver, la lumière n’était pas insupportable et, comme les corbeaux avaient toujours intéressé Bony, il tâcha de les repérer et de comprendre ce qu’ils disaient.

Une centaine de mètres en amont de l’entrée du bras peu profond qui séparait le fleuve du jardin de Mira, quelques corbeaux se trouvaient sur la rive, d’autres voletaient alentour. À trente centimètres environ du bord, deux d’entre eux se tenaient sur la feuille d’or et, comme ces oiseaux sont incapables de marcher sur l’eau, ils attirèrent immédiatement l’attention de l’inspecteur.

— Si vous voulez bien m’excuser, je voudrais voir ce qui excite ces oiseaux, dit-il. Les corbeaux ne sont pas sympathiques, mais ils voient tout, racontent tout, savent tout.

— Je viens avec vous, dit Mme Cosgrove en laissant tomber la main qui abritait ses yeux. Connaissez-vous l’histoire du conseil donné par le papa corbeau ? Non ? Eh bien, le papa corbeau dit à son fils : « Si tu vois un garçon, ne vole pas trop près de lui. Et si tu le vois ramasser une pierre, envole-toi vite. » Et le fils lui rétorque : « Je m’en souviendrai, papa. Mais qu’est-ce que je fais si je vois le garçon glisser la main dans sa poche ? »

— Inutile d’apprendre aux singes à faire des grimaces, remarqua Bony en gloussant.

Ils abandonnèrent la digue au niveau des pompes, traversèrent le bras mort pour éviter son embouchure plus profonde et arrivèrent ainsi à la rive proprement dite, à quelques mètres des corbeaux, qui tournoyaient en hurlant leur protestation.

Le contre-courant maintenait la plate-forme des corbeaux presque immobile, contre la rive. Elle demeurait allongée sur le ventre, seuls la tête et le postérieur affleurant à la surface. Mme Cosgrove étouffa un cri d’horreur et Bony sentit tout de suite un frisson glacé lui parcourir la nuque.

Bony s’était immédiatement dit que les corbeaux étaient probablement attirés par un mouton mort, mais pouvaient aussi l’être par le cadavre d’un homme. Le choc de la découverte ne fut donc pas instantané. D’ailleurs, le soleil brillait dans un ciel parfaitement pur.

— S’il vous plaît, demandez à plusieurs hommes de venir avec des cordes en apportant de quoi le remonter, dit-il d’une voix calme qui ne trahissait pas son émotion.

Il se rendit compte que Mme Cosgrove se dépêchait de s’éloigner pendant qu’il cherchait un bâton fourchu. Il en trouva un, cassa une des branches pour en faire un crochet et commença à se diriger vers le corps.

La pente extrêmement raide était dénuée de plantes ou de rocs qui auraient empêché Bony de glisser et, même si elle était sèche, elle n’était pas sûre à cause de sa surface caillouteuse. Il descendit en biais et, en atteignant l’eau, creusa avec son bâton une étroite corniche pour ses pieds. Puis, toujours avec le bâton, il fut en mesure d’approcher le cadavre de la rive et de l’y maintenir.

Cette découverte n’était pas à mettre entièrement au compte du hasard. Tous les broussards expérimentés savent déceler l’humeur d’un corbeau, connaissent ses habitudes, et toute personne observatrice aurait remarqué le contre-courant près de la rive. Tapi là, les talons bien enfoncés dans la pente – car glisser ne voudrait pas seulement dire tomber à l’eau, mais avoir beaucoup de difficulté à en sortir une fois trempé –, Bony avait des excuses s’il se sentait extrêmement satisfait, voire triomphant. Il lui sembla qu’une heure s’était écoulée quand il entendit des voix. Il leva la tête et vit plusieurs hommes dont le régisseur. L’un d’eux s’exclama :

— Mince alors ! C’est bien Lush.

— Tenez-le bien, inspecteur, recommanda Vickory. Nous allons vous faire descendre une corde.

Une extrémité de la corde fut attachée à un tronc d’arbre et l’autre tournoya jusqu’à Bony qui, de sa main libre, parvint à se la passer autour de la taille. Une deuxième corde subit le même sort et le régisseur descendit rejoindre l’inspecteur.

— Je vais l’attacher et nous pourrons le hisser, dit-il.

Bony l’arrêta.

— Oui, allez-y, attachez le corps, mais nous ne devons pas le tirer jusqu’en haut. Il risquerait d’être encore plus abîmé. Demandez à quelqu’un d’aller chercher une grande planche ou une tôle. Fixez-y une corde. Nous pourrons alors y déposer le corps et le remonter.

— Parfait. Je comprends, dit Vickory.

Il donna des ordres. Deux hommes se dirigèrent vers le hangar ; d’autres arrivaient. Le régisseur attacha le cadavre et Bony, qui commençait à souffrir de crampes, remonta à l’aide de la corde.

— C’est bien Lush, inspecteur ? lui demanda Ray Cosgrove.

— Le contraire serait étonnant, répondit Bony avant de plier ses jambes ankylosées pour activer la circulation. De toute façon, le corps devra être déposé dans un hangar en attendant l’autopsie. Vous voulez bien y veiller ?

— Bien sûr. Leveska va devoir faire le trajet avec force rugissements et hurlements.

Un employé apporta une tôle de toiture avec des trous percés à une extrémité pour y passer la corde. On la descendit jusqu’à Vickory. Il la glissa sous le cadavre qui fut ainsi hissé sur la rive. On recouvrit la dépouille d’un vieux sac à laine, glissa des bâtons sous la tôle et le tout fut acheminé jusqu’à l’atelier de menuiserie.

Des hommes se rassemblèrent devant la porte, y compris le groupe que MacCurdle avait mis au travail dans le hangar à laine. On demanda aux porteurs de quitter l’atelier et Bony réclama un volontaire à l’estomac bien accroché. Surprenant tout le monde, Jacko s’avança et dit qu’il avait déjà eu l’occasion d’aider un entrepreneur de pompes funèbres.

Bony lui demanda de retourner le corps et attendit que Ray Cosgrove l’identifie.

— C’est bien Lush, confirma-t-il avant de sortir au soleil d’un pas vacillant.

Bony, que la peur des morts ne quittait pas, voulait courir le rejoindre, mais il se retint et demanda à Jacko de déshabiller le corps. Il fut obligé de se retourner et de regarder fixement par la fenêtre jusqu’au moment où le petit bonhomme le prévint qu’il avait terminé sa tâche.

— Inspecteur ! s’écria alors Jacko. Venez jeter un œil.

Bony s’agenouilla en face de lui.

— Il a un trou dans la tête, juste au-dessus du sourcil gauche. Il s’pourrait qu’ça soit une balle qu’ait tué Bill Lush.