TRÈS SUSPECTS

Bony inscrivit le nom de Peter Petersen sur sa carte. Il se trouvait encore dans le bureau quand le directeur d’exploitation entra, une fois la journée de travail terminée.

— Ma parole, j’aimerais bien être inspecteur de police ! dit-il sèchement. Je pourrais passer la matinée à me promener en bateau et l’après-midi à traînasser. Je doute que vous méritiez un petit verre. Pourquoi ne vous êtes-vous pas servi ?

— Je n’en ai pas eu envie, Mac. Comment s’est passée votre journée ?

— Elle a été dure. La terre est lourde tant elle est détrempée et le travail avance lentement.

— Est-ce qu’on a voulu vous commander ?

— Pas aujourd’hui. Hier, j’ai dû me montrer ferme.

L’Écossais sourit.

— J’aurais fait un bon mari, mais je ne l’ai jamais été. Hier, j’ai cru que les hommes allaient abandonner. Ce matin, elle a augmenté la prime. Mais elle s’en est prise à Ray pour vous avoir accompagné.

— Heureusement pour moi qu’il s’est embarqué clandestinement et a réussi à traverser. Sans lui, j’aurais pu être confronté à de sérieuses difficultés.

MacCurdle sirota son whisky avant de se risquer à demander :

— Est-ce que ça en valait le coup ?

— Oui, Mac. J’ai fait un ou deux pas en avant. À propos, avez-vous entendu les Frères tirer à l’endroit où ils campaient ou dans le coude ?

— Non, pas que je me souvienne. Pourquoi ?

— Est-ce que vous vendez des cartouches ici ?

— Non. Nous n’en stockons jamais.

— Et les autres maisons d’habitation ?

— Je ne crois pas. Voyez-vous, le magasin d’une exploitation ne vend pas de vêtements ni d’articles personnels, au bord du fleuve. À l’ouest, à la frontière de l’État, les gens ont peut-être envie de commercer avec les aborigènes et ils ont sans doute des cartouches. Pas pour les leur vendre, mais pour les vendre à des Blancs, gardiens de troupeaux ou autres.

Bony se retint de dire qu’il connaissait les conditions qui prévalaient dans l’Ouest et changea de sujet.

— Vous est-il arrivé de trouver dans votre boîte des lettres déposées, ou destinées à quelqu’un qui ne travaillait pas à Mira ?

— Oui, mais rarement. La dernière fois, c’était une lettre pour Silas Wishart. Quelques jours plus tard, il y avait une lettre qui attendait le facteur.

— Et qu’en est-il des colis ?

— Non, pas de colis.

— Merci de votre patience. Une dernière chose. Les Frères ont campé sur l’autre rive pendant plusieurs semaines. Je trouve ça curieux. Généralement, les trimardeurs se déplacent tout le temps. Pouvez-vous l’expliquer ?

— Il n’y a pas de raison particulière, à mon avis, dit MacCurdle. Ce sont des types particuliers en ceci que l’un ne travaille pas sans les deux autres. Ils ont travaillé à Mira pendant la tonte, puis ont passé deux ou trois jours au pub de White Bend et sont ensuite venus camper dans le coin. La rive d’en face appartient à Murrimundi, mais, ainsi que vous avez dû le constater, toute cette zone est inculte et, comme ces hommes ne se sont jamais montrés embêtants, nous ne nous opposons pas à ce qu’ils y campent.

Le téléphone sonna. MacCurdle dit à Bony que l’appel était pour lui et partit. Lucas expliqua que le propriétaire du magasin avait été très obligeant et lut la liste des gens qui avaient acheté des cartouches de calibre 32. On y trouvait les noms de William Lush et de Raymond Cosgrove. Le gendarme précisa qu’il connaissait tous les clients et qu’aucun n’avait posé de problème à la police.

En ce qui concernait les colis, il indiqua que le facteur avait deux fois livré un paquet aux Frères et que l’un d’eux l’avait attendu sur la piste, quinze cents mètres au sud de Mira. L’un était envoyé par le tenancier du bar, qui se rappelait avoir expédié une commande de six bouteilles de whisky, et l’autre contenait une paire de bottillons et trois chemises. Enfin, Lucas avait trois noms supplémentaires pour la carte de Bony. Dean le Bosco avait campé au hangar à tonte de Murrimundi, et Champion et un certain Smith le Mineur avaient été aperçus en train de pêcher dans le trou d’eau d’un coude, trois kilomètres au nord de Murrimundi, sur la rive opposée.

Après avoir ajouté ces noms sur sa carte, Bony ne vit rien qui aurait pu désigner l’assassin de William Lush. Tous, sauf Wally Watts – car seul Jacko affirmait qu’il était resté à Markham Downs –, pouvaient être soupçonnés. Raymond Cosgrove représentait toutefois lui aussi un suspect possible et Bony décida de le mettre à l’épreuve.

Après le dîner, il demanda au jeune homme de l’accompagner dans la pièce privée de MacCurdle.

Là, il ferma la porte et commença abruptement l’interrogatoire.

— Possédez-vous une carabine calibre 32 ?

— Oui. Vous voulez me l’emprunter ?

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dit Bony. J’aimerais tirer une demi-douzaine de balles que je soumettrai au labo.

— D’accord, camarade de bord.

Son sourire franc s’effaça bientôt et Ray écarquilla les yeux.

— Vous croyez que j’ai tué Lush ?

— Je crois que c’est une possibilité. Il y a plusieurs personnes qui auraient pu le tuer, mais, jusqu’à présent, je ne peux trouver aucun mobile. Vous, en revanche, pourriez en avoir un. Vous aviez également l’occasion de commettre ce meurtre. Et, comme vous possédez une carabine du même calibre que l’arme du crime, vous en aviez les moyens.

« Le mobile, tout d’abord. Vous êtes amoureux de Jill et elle vous aime. Apparemment, vous êtes le premier à avoir découvert la camionnette abandonnée. Vous auriez pu trouver Lush en train de la bricoler et, comme vous saviez qu’il se livrait à de violentes attaques sur sa femme et menaçait Jill, ça vous a peut-être incité à le tuer et à pousser son corps par-dessus la falaise. L’occasion était rêvée et vous aviez une arme pour commettre ce meurtre.

— Mais tout ça, c’est de la foutaise ! affirma Ray, les yeux flamboyants.

— Bien sûr, dit calmement Bony. C’est pour ça que je veux emprunter votre carabine et, le cas échéant, toutes les armes de calibre 32 que vous pourriez avoir ici. En avez-vous d’autres ?

— Non. Vickory en a une.

— Très bien. Demain, je tirerai des échantillons avec la vôtre. En attendant, avez-vous, à un moment ou à un autre, donné ou vendu des cartouches à quelqu’un ?

Ray secoua la tête.

— Vous en seriez-vous aperçu si on en avait prélevé une ou plusieurs sur votre stock ?

— Oui. J’ai été à court et j’en ai acheté une provision à White Bend il y a à peine quinze jours. Je n’ai pas encore ouvert une seule boîte.

— Apportez-les-moi ici, avec la carabine, s’il vous plaît.

Bony se roula une cigarette d’un air pensif. Il était certain d’aboutir à une nouvelle impasse car il ne décelait aucun blocage défensif, aucune opposition secrète chez ce jeune homme spontané. Ray lui apporta une carabine magnifiquement entretenue et trois boîtes de cartouches, ce qui correspondait exactement à la quantité achetée, selon Lucas.

— Personne n’a emprunté cette arme ? demanda l’inspecteur en connaissant d’avance la réponse. Dites-moi, avez-vous entendu les Frères tirer ? Ou quelqu’un d’autre ?

Ray répondit qu’il n’avait entendu personne tirer depuis des mois et, qu’à ce moment-là, c’était Lush qui chassait au méandre du Fou.

— Vous croyez que j’aurais pu le tuer ?

— C’est possible, mais improbable. Est-ce que vous savez que deux types ont campé avec les Frères ?

— Non. Mais, maintenant que vous en parlez, je me rappelle que vous avez mentionné cinq hommes, ce matin.

— J’ai commencé mon enquête trop tôt, dit Bony, les yeux fixés sur ses chaussures. Quand je suis allé voir ce camp, le jour où la crue a commencé, j’étais presque sûr que Lush était vivant parce que je me disais que la balle tirée par Jill à travers la porte ne l’avait pas tué. Je suis déconcerté, c’est vrai, je l’admets. Vous avez souvent été envisagé comme un assassin possible, je suis sûr que vous comprendrez pourquoi.

— Je comprends, Bony. Comme vous le disiez, j’avais un mobile, j’avais l’occasion et l’arme pour commettre ce crime. Tout compte fait, c’est votre boulot de me soupçonner. Je ne vous en veux pas.

— Je suis heureux de l’entendre, Ray. J’aurai peut-être besoin de vous redemander cette carabine, mais j’espère que non. Connaissez-vous quelqu’un à Mira qui possède un revolver ou un pistolet ?

— Je ne vois personne. Nous n’en avons pas besoin.

— Pouvez-vous me dire quoi que ce soit sur un certain Peter Petersen ? insista Bony.

Il sentit alors une odeur de pétrole, même si le filon était loin.

— Le vieux Petersen ! Oui, je le connais. Je lui ai parlé il y a quelques jours à peine.

— La veille de la disparition de Lush ? demanda brusquement Bony.

— Oui. C’était dans l’après-midi, répondit Ray. Il faisait bouillir de l’eau dans son pot au hangar à tonte. Il a parfois travaillé chez nous et je lui ai demandé ce qu’il devenait.

— Et il a répondu…

— Qu’il ne s’en tirait pas trop mal. Il m’a dit qu’il allait avoir du boulot. J’ai dû paraître un peu dubitatif et il a alors ajouté qu’il avait entendu dire que sa fille était malade à Adélaïde et se trouvait dans le pétrin. Elle a autrefois travaillé pour nous avec son mari, mais il est mort et Petersen était soucieux.

— A-t-il dit en quoi consistait ce travail ?

— Oui. C’était pour les Vosper. Ils ont une exploitation à treize ou quatorze kilomètres à l’ouest de chez les Madden. En fait, ce sont eux qui se sont chargés des moutons de Jill.

— Ces Vosper ont bien entendu le téléphone ?

Ray le confirma d’un signe de tête. Bony se leva et demanda au standard de White Bend de lui passer la communication. Ray l’entendit annoncer :

— Monsieur Vosper ? Je suis l’inspecteur Bonaparte. Je vous appelle de Mira. Est-ce que vous avez embauché un certain Petersen ? Oui. Quand ça ?

— Le 20 de ce mois, inspecteur.

— Il a dû arriver chez vous la veille, je présume ?

— C’est exact. Que pouvons-nous faire pour vous ?

— J’aurais bien voulu lui parler, mais le fleuve me bloque ici. Je pourrais me faire remplacer par le gendarme, mais je ne souhaite pas l’ennuyer. Je me demande si, à titre confidentiel, vous ne pourriez pas vous renseigner pour savoir si Petersen possède un pistolet ou un revolver et de quel calibre.

— Bien sûr, inspecteur. Ce serait assez embêtant pour lui s’il en avait un, c’est ça ?

— C’est pour cette raison que je ne veux pas déranger Lucas. Il va probablement vous appeler pour vous demander quels trimardeurs ont campé ou sont passés chez vous au moment où Lush a disparu, et vous n’aurez pas besoin de mentionner mon intérêt pour Petersen. Pourriez-vous m’obtenir ce renseignement ce soir ?

— Certainement. Je vous rappellerai.

Bony retourna dans la pièce du fond et dit au fils Cosgrove, qui attendait, l’air interrogateur :

— Puis-je compter sur vous pour oublier ce que vous venez d’entendre ?

— Je ne le répéterai pas, Bony. Ça ne me regarde pas.

— Bien ! Et maintenant, dites-moi une chose : quel genre de type est ce Petersen ? Il a mauvais caractère, il cherche les disputes ?

— Non, ni l’un ni l’autre, je crois. Il est forgeron. Comme je le disais, il a travaillé pour nous des tas de fois. C’est un homme tranquille. Non, il ne s’est jamais disputé pour quoi que ce soit. Bien sûr, il prend de l’âge. Il doit avoir plus de soixante ans. Qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse avec un pistolet ? Il est plutôt du genre inoffensif.

— Il risque pourtant de rencontrer sur les routes des gens qui, eux, ne le sont pas.

Bony se roula une cigarette, examina le jeune homme et jeta un coup d’œil à la pendule.

— Quelle heure était-il quand vous avez vu Petersen ?

— 3 heures de l’après-midi, à peu près.

— A-t-il dit où il avait l’intention de camper cette nuit-là ?

— Non. Il n’avait pas déroulé son balluchon, alors je ne peux pas vous aider.

— Très probablement, il a dû passer la nuit au hangar à tonte. Le lendemain, le jour où on a retrouvé la camionnette près des boîtes aux lettres, il est arrivé chez les Vosper. Parfois, je m’égare. J’énonce une supposition alors que je devrais être explicite. Si Petersen a passé la nuit là-bas, il a dû voir la camionnette le lendemain matin, puisqu’elle se trouvait sur la route qui relie Mira à la maison des Vosper. Pourquoi donc n’ai-je pas croisé ses traces à proximité du véhicule ?

— La réponse est simple, Bony. Parce qu’il portait des tennis à semelle en caoutchouc, comme toujours. Ils étaient usés. Le sol était dur et, près des boîtes aux lettres, le vent avait effacé les traces sur le sol plus meuble.

— Ça ne m’excuse pas.

Il se plongea dans ses pensées et Ray attrapa un journal destiné aux éleveurs. Trente minutes s’écoulèrent, puis le téléphone sonna. Vosper dit :

— J’ai sondé Petersen, inspecteur. Il reconnaît qu’il possède un pistolet calibre 32, mais il affirme n’avoir plus de cartouches depuis plus d’un an.