L’ENNEMI PESANT

Des nouvelles alarmantes du Darling arrivèrent le lendemain matin. Mme Cosgrove et MacCurdle tâchèrent d’évaluer les risques encourus à Mira. Le plus fort de la crue pouvait déferler dans les dix jours, et la pluie récente gonflerait encore le fleuve. Le seul espoir était que les eaux de ruissellement diminuent avant de jouer un rôle désastreux dans la crue principale. Si les deux phénomènes coïncidaient, la digue pourrait bien se révéler impuissante à les contenir.

— Ces trois hommes partis avec les troupeaux feraient mieux de revenir, suggéra le directeur d’exploitation. Les moutons ne craindront rien, puisqu’ils se trouvent loin des cours d’eau. D’ailleurs, nous pourrions demander aux gens de Wilga d’envoyer un de leurs employés jeter un coup d’œil si nous sommes bloqués plus de quinze jours.

— Très bien, qu’on aille chercher ces hommes, acquiesça la propriétaire.

— Bien ! Dans ce cas, Ray ferait mieux de partir tout de suite.

— Veillez-y, Mac. Je vais demander la dernière carte de la météo.

Mme Cosgrove contacta le commissaire Macey.

— Ah ! Bonjour, Betsy ! Comment se passe votre crue ?

— Elle va encore s’aggraver. Que dit le dernier graphique de la météo ?

— Je pensais bien que vous le voudriez, alors j’ai appelé Dubbo dès qu’ils ont reçu le journal, ce matin, très tôt. On prévoit un temps sec. Les précipitations sont concentrées autour de Kalgoorlie et il n’y a rien d’inquiétant. Elles pourraient arriver jusqu’à notre longitude dans quarante-huit heures.

— Est-ce que ce sera suivi par des basses pressions ?

— Non, les isobares indiquent des basses pressions à l’ouest de Port Hedland. C’est trop loin pour être inquiétant. Il y a plus de deux mille quatre cents kilomètres.

— Merci, Jim. Gardez l’œil sur ces lointaines basses pressions. Ça pourrait nous amener un fort vent d’ouest et Mac a peur que des vagues se forment dans la section rectiligne et viennent frapper la digue.

— C’est possible. Je demanderai la carte météo de Dubbo, demain à la première heure. Comment notre ami progresse-t-il ? J’espère qu’il vous remonte le moral.

— Je ne peux pas vous parler de ses progrès, avoua Mme Cosgrove. Hier, il a fait une promenade sur le fleuve dans le plus petit de nos bateaux. Il est allé prospecter sur l’autre rive. Cet idiot de Ray l’a accompagné. Je ne comprendrai jamais pourquoi le bateau ne s’est pas renversé et pourquoi ils ne se sont pas noyés. Mac lui a demandé si l’expédition avait été rentable et il a dit que oui. Rien de plus, Jim. Oh ! et puis ils ont rapporté une chienne bâtarde et ses cinq petits. Comme si nous n’avions pas assez de chiens à nourrir !

Macey pouffa et dit que si Bony s’amusait bien chez eux, tout le monde devrait être content.

— Betsy, dites-lui que son directeur commence à l’avoir mauvaise et qu’il pourrait bien le virer une bonne fois pour toutes.

— Et vous, dites donc à son directeur qu’il est bloqué par les inondations et qu’il pourrait le rester un mois ou deux.

Pendant ce bavardage, Bony se tenait sur la digue et contemplait le Caniveau. Le fleuve avait une couleur rouge clair. Du côté de Mira, son niveau arrivait à un mètre cinquante ou un mètre quatre-vingts du rebord. La rive opposée avait disparu et les gommiers qui la bordaient étaient dans l’eau. Les eaux du coude situé en amont, juste en face, se déversaient dans le méandre du Fou. En fait, il n’y avait plus de coude et, libéré de ses chaînes, le fleuve coulait plutôt mollement. Son gonflement était également ralenti.

Les hommes travaillaient ce matin-là derrière le hangar et le bruit des machines se répercutait entre les gommiers rouges. Bony entendait également la camionnette que Ray conduisait pour aller chercher des renforts. La journée était de nouveau lumineuse, avec un froid vent du sud, et la terre, revivifiée, laissait échapper des senteurs douces et alléchantes. Qui pouvait bien vouloir être flic en ville ?

Bony commençait à se sentir inquiet dans cette affaire car son vieil allié, le temps, était vaincu par le Caniveau de l’Australie, qui faisait monter les eaux pour effacer tous les indices, toutes les pistes que le sol aurait pu renfermer.

Même les procédures habituelles étaient malmenées par la crue. L’inspecteur devrait se résoudre à demander aux Frères qui étaient les deux récents visiteurs qu’ils avaient accueillis dans leur camp, mais il doutait fort d’obtenir une réponse. Ces trimardeurs de l’intérieur des terres se serraient les coudes. Les interroger sans même espérer apprendre la vérité ne serait pas judicieux.

Il décida de changer de tactique en ce qui concernait Peter Petersen et se dirigea vers le bureau pour téléphoner à Lucas. Après lui avoir révélé où se trouvait Petersen, il demanda au gendarme s’il pouvait se rendre là-bas.

— Oui, la piste n’est pas inondée, répondit Lucas. Elle ne touche le fleuve à aucun endroit. Je pourrais y aller ce matin.

— J’ai besoin de savoir pourquoi Petersen a quitté le hangar de Mira et quel chemin précis il a suivi. Je veux savoir s’il a rencontré quelqu’un, s’il est passé devant la camionnette, et, dans ce cas, à quelle heure. Il possède un revolver calibre 32 et il a dit à Vosper qu’il manquait de cartouches depuis plus d’un an. Prenez son arme, tirez des balles et envoyez-les au labo par la meilleure route encore praticable. Mais ne l’inculpez pas de possession illicite d’arme. Dites-le-lui bien. Traitez-le avec douceur. Ça pourrait payer.

— D’accord, je vais m’en occuper, répondit Lucas. J’allais justement me renseigner auprès des Vosper. Il y a deux autres types pour votre liste, ou plutôt une correction. Hier, je vous ai dit qu’on avait aperçu Champion et Smith le Mineur en train de pêcher à trois kilomètres en amont de la maison d’habitation de Murrimundi. J’ai appris depuis que, pendant la nuit en question, ils campaient dans la cabane où on lave la laine.

— Attendez un instant, je vous prie, dit brusquement Bony.

Il consulta sa carte. Puis il reprit l’appareil et demanda :

— Où se trouve ce Smith en ce moment ?

— Ici, en ville, du moins il l’était il y a une heure.

— Parfait ! Posez-lui quelques questions avant d’aller chez les Vosper. Qui d’autre campait dans ce hangar ? Qui a-t-il vu ce jour-là ? Soyez adroit, Lucas.

Beaucoup de choses pourraient dépendre de ce qu’il vous apprendra.

— J’ai pigé, Bony. Je vous rappellerai.

Bony sortit sur la véranda et s’assit sur un vieux fauteuil d’où il apercevait la digue, derrière les pompes et les logements des employés. Le bulldozer repoussait la terre et, avec des pelles, les hommes la rejetaient sur le sommet, où d’autres types l’étalaient et la piétinaient pour la tasser.

Mme Cosgrove grimpa les marches et il lui céda son fauteuil.

— Je vous ai vu assis là, Bony, et je voulais vous dire que je viens de parler au commissaire Macey. Nous avons seulement échangé des potins, vous savez. Il m’a demandé si vous aviez progressé. Vous avez progressé ?

— Les progrès que j’ai accomplis sont comparables à la distance qui sépare l’endroit d’où part une fourmi volante et celui où elle arrive.

Il lui adressa un sourire un peu sévère.

— Macey vous a dit, je suppose, que mes supérieurs s’impatientaient.

— Il l’a laissé entendre et semblait résigné.

— Ce fleuve me pousse moi aussi à l’impatience, madame Cosgrove. Il m’a éloigné des lieux du crime. Il m’a frustré à plus d’un égard. Pourtant, l’homme que je recherche pourrait être en train de travailler à cette digue, ce matin.

— Oh ! Dans ce cas, vous allez l’arrêter ?

— Pas avant la décrue, quand Mira sera hors de danger. Vous avez besoin qu’il travaille, j’en suis sûr.

— C’est un fait. Mac a demandé à Ray d’aller chercher les employés partis sur l’exploitation. Aucun ne sera de trop.

— Vous pouvez donc compter sur moi, même si j’ai les mains très délicates. Ah ! j’attendais un coup de téléphone.

C’était Lucas, prêt à faire son rapport.

— Smith dit que Champion et lui campaient au hangar la veille de la disparition de Lush, le jour même et le lendemain. Je n’ai aucune raison de ne pas le croire quand il affirme que durant leur séjour, ils n’ont vu personne. Au cas où vous l’ignoreriez, cet endroit se trouve dans un coude, à un kilomètre et demi de la route. Ça vous aide ?

— Ça me fournit une piste, Lucas. Merci. Et maintenant, occupez-vous de Petersen, s’il vous plaît.

Mme Cosgrove sourit quand il la rejoignit. Il s’assit sur le sol de la véranda et s’affaira avec du tabac et du papier à cigarettes.

— Ainsi donc, vous avez une piste ? dit-elle.

— Vous avez écouté aux portes ? dit-il en souriant.

— Oui, c’est une honte, Bony. Vous savez, à mon avis, les femmes feraient de meilleurs enquêteurs que les hommes. Elles ont moins de scrupules.

— Le ciel nous en préserve ! s’exclama-t-il. Je me retrouverais sans travail.

— Bon, venez prendre le thé de la matinée et nous pourrons en débattre. Oui ! Quand je suis arrivée d’Angleterre, je réprouvais fortement cette habitude de boire tout le temps du thé, mais j’en suis devenue esclave, comme tant d’autres. Des Américains sont venus nous voir et ont été horrifiés par le nombre de tasses que nous pouvions boire dans une journée. Mon mari leur a dit d’un ton taquin que nous n’avions plus de café et ils ont rétorqué que nous étions des sauvages. Nous n’avions même pas servi d’eau à table. C’était la faute de mon mari. De l’eau ! Un homme n’est ni un mouton ni un cheval pour boire de l’eau, disait-il.

— Ils ont dû trouver nos coutumes australiennes très déconcertantes, tout comme vous, quand vous êtes arrivée, remarqua Bony. Nous avons aussi nos points forts. Nous ne courons jamais, mais nous arrivons toujours à destination.

Jill Madden se trouvait dans la pièce du petit déjeuner et elle servit le thé. Ce matin-là, elle était presque enjouée.

— Je vous ai vus arriver et j’ai mis la table car Emma est occupée, dit-elle. Je suis descendue jusqu’au fleuve. C’est… c’est magnifique, je trouve. Je me demande si ma maison va être inondée.

— Elle ne l’a encore jamais été, dit Mme Cosgrove.

Bony eut l’impression que Jill ne s’en souciait pas. Il aborda le sujet de Petersen.

— Ce pauvre vieux a souvent travaillé ici, dit Mme Cosgrove. Entendre son marteau de forgeron taper sur l’enclume me rappelait mon pays natal. À une époque, je suis restée chez des parents, dans un petit village du Sussex. Ça fait des mois que je n’ai pas vu Petersen.

— Il travaille pour les Vosper en ce moment, dit Bony.

Mme Cosgrove haussa les sourcils.

— J’ai utilisé votre téléphone pendant que vous n’étiez pas installée sur la véranda, ajouta-t-il.

— Miséricorde ! Votre esprit ne se repose donc jamais !

— J’ai appris que sa fille était très malade et qu’il avait besoin d’argent. A-t-il réellement une fille ?

— Oui, bien sûr. Son mari et elle ont travaillé ici autrefois.

— Vous rappelez-vous quand vous avez vu Petersen pour la dernière fois, Jill ?

— II n’est pas venu chez nous depuis des mois, répondit-elle.

— Pouvez-vous me dire quel genre d’homme c’est ? Sur le plan du comportement, pas de l’aspect physique.

— Oh ! Petersen n’est pas méchant. Toujours poli. Il était toujours reconnaissant quand maman lui donnait quelque chose.

— Est-ce que vous le soupçonnez, Bony ? demanda Mme Cosgrove.

Bony eut un sourire mystérieux.

— Ah, vous, les policiers ! Je suppose que c’est votre formation qui veut ça.

— On nous apprend très tôt à faire croire aux gens qu’on en sait très long. Tous les personnages marquants dissimulent leur ignorance sous un sourire facile. Et maintenant, si vous permettez, j’aimerais aller regarder le fleuve pour méditer.

— Et moi, j’ai des lettres à rédiger, déclara son hôtesse. Ray va emporter le courrier à Murrimundi cet après-midi.

— Dans ce cas, je vais écrire à ma femme. Elle s’inquiète si je ne lui donne pas régulièrement de mes nouvelles.

Bony écrivit :

Ma chérie,

Comme toujours, tu es rarement absente de mes pensées et, si je devais être dans l’impossibilité de t’écrire pendant quelques semaines, sois assurée que ce sera en raison d’une forte crue du Darling, qui coule abondamment et va devenir énorme. Malgré son nom, il n’est pas toujours affectueux. En ce moment, c’est un Goliath pesant et c’est avec ce géant que je me bats. Jusque-là, les forces qui s’opposaient à moi étaient humaines, avec des faiblesses dont, le temps aidant, j’ai été capable de triompher.

À présent, le temps n’est plus à mes côtés et le fleuve a submergé les pièces innombrables de l’histoire que j’ai commencé à lire, sans être en mesure de dépasser le deuxième chapitre. Ce récit promettait d’ailleurs d’être très intéressant. Il a commencé par une balle tirée à travers une porte, cette porte brisée par une hache, et la hache posée par terre, dehors. L’homme qui, selon toute probabilité, a manié la hache, était considéré comme violent et tout le monde le détestait. Apparemment, il se serait retiré pour un temps dans le bush avec une réserve d’alcool. Ensuite, sa femme, qu’il avait attaquée, est morte, et cette affaire est devenue un homicide. Les efforts déployés par d’autres pour retrouver cet homme, pas plus que ma recherche de traces n’ont donné de résultat. Et voilà qu’on l’a retrouvé mort dans le fleuve en crue. Il avait reçu une balle dans la tête et on a pu prouver que la balle mortelle n’était pas celle qui avait été tirée à travers la porte.

Tu dois déjà être exaspérée, non pas parce que tu manques de patience, une qualité dont nous avons hérité, mais parce que je titille ta curiosité, un trait de caractère dont nous avons également hérité.

Chère Marie, ne te fais pas de souci pour moi. Cette maison d’habitation est confortable et occupe le centre d’un jardin luxuriant. La propriétaire est une certaine Mme Cosgrove, une Anglaise qui a de l’instruction et du charme, et fait preuve de discernement à mon égard. Son fils, Ray, ressemble beaucoup à notre petit Ed, qui doit avoir un ou deux ans de plus que lui. Il est amoureux de la fille de la défunte et j’aurais bien aimé avoir une fille qui lui ressemble.

Nous devons toutefois tous deux nous montrer reconnaissants pour les enfants que nous avons.

Quand le petit Ed voudra se marier, je prendrai peut-être ma retraite et nous pourrions faire construire une maison au bord de ce magnifique fleuve. Nous partirions en virée et nous nous remémorerions toutes les luttes et tous les petits triomphes que nous avons partagés depuis le jour où je t’ai pincé les fesses pour que tu dises oui au missionnaire qui nous a mariés. Je t’entends pouffer à la lecture de ces lignes, mais, à l’époque, tu avais bien trop peur pour rire. Avoue-le.

Je t’enverrai de mes nouvelles par l’intermédiaire du commissaire de Bourke et, si mes lettres sont arides, lis mon amour persistant entre les lignes, entre les mots, et même entre les lettres. Tu as été une femme de marin pendant quarante ans et c’est à toi que je dois tout ce que je suis devenu.

Au revoir7 ma chérie

Ton dévoué Bony.