DEUX BAVARDS

White Bend a cessé de s’étendre en 1920. L’hôtel, les bureaux de la poste et de la police, une banque et un magasin desservaient à eux seuls les quelques habitants du bourg et les exploitations voisines, où on pratiquait l’élevage d’ovins et de bovins. Construite sur une hauteur de la rive ouest du Darling, la commune a toutefois conservé des traces de son ancienne prospérité : l’embarcadère pourrissant et le hangar dévasté par le vent.

John Lucas, le gendarme, pensait le plus grand bien de White Bend. C’était son premier poste, sa femme était de la région et il tomba immédiatement amoureux du fleuve. Agé d’un peu plus de trente ans, athlétique, il s’intéressait à tout et à tout le monde, et considérait qu’accompagner l’inspecteur Bonaparte jusqu’à Bourke, en amont du fleuve, était une tâche très agréable. Dans son comportement, il n’y avait ni obséquiosité, ni manifestation de supériorité envers l’inspecteur métis.

Lucas avait entendu parler de Bonaparte en de rares occasions, mais ignorait qu’il se trouvait sur son territoire jusqu’au moment où un directeur d’exploitation avait téléphoné pour lui demander s’il pouvait conduire l’inspecteur à l’aérodrome de Bourke. Ayant donc contacté son supérieur à Bourke, il quitta White Bend en compagnie de Bonaparte, peu après midi, le 19 juillet.

Le Darling est unique à plus d’un titre. À la différence du Murray, dont il est l’affluent, il possède du caractère et une certaine atmosphère. La région qu’il traverse est plate. Il a beau parcourir moins de mille kilomètres de Walgett à Wentworth, l’endroit où il se jette dans le Murray, il serpente tellement que sa longueur totale atteint près de trois mille kilomètres. Sauf dans les méandres les plus importants, son lit est très encaissé, comme s’il avait été creusé à l’aide de gigantesques engins, et ses rives ont la même inclinaison, la même largeur et la même hauteur de Wentworth à Bourke. Tout au long de son cours, le fleuve est ombragé, protégé du soleil estival et des vents hivernaux par d’énormes gommiers rouges formant une avenue presque ininterrompue. Sur ses rives, certains ont trouvé une étrange paix de l’âme, étrange de par sa qualité et sa durée, et ont entendu des sirènes qui les rappelaient au pays, quand bien même ils s’étaient longtemps absentés ou beaucoup éloignés.

La route qui va de Wilcannia à Bourke longe la rive ouest du Darling. Toutefois, en raison des nombreux méandres, elle ne frôle que les boucles les plus larges, ces dernières étant parfois distantes de quinze ou vingt kilomètres. Dans ces zones, les terres sont plus hautes qu’ailleurs et, dans la mesure où elles ne peuvent pas être inondées mais bénéficient d’une eau permanente accumulée dans l’énorme ravin creusé par les crues, elles sont très convoitées pour y bâtir les maisons d’habitation des exploitations.

— Vous savez, je me suis souvent dit qu’à la retraite, je me ferais bâtir une maison au bord de ce fleuve, fit observer l’homme que beaucoup connaissaient simplement sous le nom de Bony.

— Je m’y déciderai peut-être moi aussi un jour, déclara le gendarme, ses cheveux blonds fouettés par le fort vent de nord-est, une lueur de vivacité dans ses yeux gris. Y a largement de quoi pêcher et chasser. Pas étonnant que les retraités se construisent des bicoques à un kilomètre de toute commune. Qui pourrait bien avoir envie de vivre en ville, dites-moi un peu ?

— Je serais bien en peine de vous répondre, répondit Bony, le vent lui faisant plisser ses yeux d’un bleu soutenu. Un car arrive, ajouta-t-il.

— C’est sûrement le courrier, dit le gendarme.

Deux minutes plus tard, il fit un signe de tête au chauffeur du gros engin et un jeune homme aux cheveux roux flamboyants agita la main en retour.

— Il part de Bourke à 8 heures et arrive à White Bend à 13 heures. Il roule plus vite que les diligences Cobb & Cie de jadis. Vous vous en souvenez ? Moi, je ne les ai pas connues.

— Non, répondit Bony. Le passage aux véhicules motorisés s’est opéré au moment où j’ouvrais les yeux sur l’Australie.

Quand ils dépassèrent la pointe d’un coude, il put voir, en bas, l’immense trou rempli d’eau et le lit du fleuve, qu’un minuscule filet descendait, sinueux, jusqu’au trou suivant.

— Quand le fleuve a-t-il cessé de couler ?

— Il y a onze mois, répondit Lucas. Mais il va bientôt repartir, et sacrément, d’après toutes les prévisions ! Il va gonfler. Les eaux ont déjà bien dépassé Bourke, hier soir, à 18 heures. Attendez une semaine et cette route sera coupée. C’est marrant !

— Quoi donc ?

— Cinquante centimètres d’eau tombés dans le sud du Queensland en un mois ne suffisent pas à remplir une bouilloire ici. On n’a pas eu de pluie d’automne et rien non plus cet hiver, jusqu’à présent.

Ils passèrent devant une maison d’habitation prospère, construite au bord d’un méandre. L’exploitation s’appelait Murrimundi, précisa Lucas. Comme Mira, en amont, sur l’autre rive, elle avait été privée des trois quarts de sa superficie initiale par l’administration des terres. Treize kilomètres les séparaient du prochain coude et la piste serpentait à travers des plaines grisâtres monotones. Une fois qu’ils l’eurent atteint, ils trouvèrent un pick-up abandonné.

— Il appartient à un certain Lush, fit remarquer Lucas en arrêtant la voiture pour descendre. Il habite à huit cents mètres en amont.

Il se pencha dans la cabine de la camionnette et mit le contact.

— Il est tombé en panne d’essence et a continué à pied. Il est resté en ville hier soir jusqu’à la fermeture du bar. Ensuite, il était trop soûl pour vérifier combien d’essence il lui restait.

— Et il avait trop la gueule de bois pour aller en chercher ce matin, ajouta Bony.

Lucas en convint et se mit à bourrer sa pipe. Bony se tourna vers le fleuve et laissa son regard errer sur la haute falaise qui surmontait le profond trou d’eau, puis le long du lit asséché, rectiligne sur quinze cents mètres avant de s’orienter au sud. Là, au-dessus d’une boucle encaissée dans des falaises similaires, il apercevait les toits de l’exploitation appelée Mira.

— Il y a une belle maison, là-bas, lui dit Lucas. Vous ne pouvez pas la voir parce qu’elle se trouve sur la gauche, derrière les gommiers. Ils ont commencé avec une propriété de quatre cent mille hectares et élevaient quatre-vingt mille moutons, bon an mal an. Maintenant, tout ce qu’il reste, c’est soixante mille hectares et environ vingt mille moutons. Quoique, moi, je les accepterais tout de suite si on me les offrait.

Juchée sur des supports, la boîte aux lettres de Mira se trouvait tout près. Lucas y jeta un coup d’œil décontracté et fit remarquer que quelqu’un avait déjà pris le courrier. Il regarda dans une autre boîte, plus petite, et en sortit un sac portant une étiquette au nom de Madden.

— Bon, autant l’emporter, décida-t-il. Je n’aime pas beaucoup Lush, mais les deux femmes sont gentilles – fichtrement trop gentilles pour lui.

De l’autre côté du coude, la piste formait une fourche. Lucas emprunta la bifurcation de droite, qui suivait le fleuve fuyant jusqu’à un groupe de bâtiments collés à l’avenue bordée de gommiers. La maison était petite, écrasée par le hangar à tonte. Elle avait besoin d’être repeinte et aurait eu meilleure allure si on avait retiré vieilles tôles et autres rebuts.

Le gendarme arrêta sa voiture à quelques mètres de la porte d’entrée. Elle était fermée. Il allait frapper quand une jeune fille accompagnée de deux chiens sortit du hangar à tonte. Elle portait un jean et des bottes d’équitation. Bony remarqua qu’elle marchait comme un homme habitué à monter à cheval. Lucas retourna à sa voiture pour l’attendre.

Un peu hors d’haleine, elle dit :

— Bonjour, monsieur Lucas. Je ne voulais pas que vous frappiez à la porte parce que maman ne se sent pas bien et se repose.

Du sac de courrier que tenait le gendarme, son regard passa à Bony, toujours assis dans la voiture. Elle éloigna alors les chiens.

— Oh ! Je suis désolé d’apprendre que Mme Lush ne va pas bien, Jill, dit Lucas en lui tendant le sac. J’ai pris votre courrier au cas où votre beau-père serait occupé. Nous filons à Bourke et je serai de retour ce soir. Y a-t-il quelque chose que je pourrais vous rapporter pour Mme Lush ?

— Non. Non, je ne crois pas, merci bien. Bill Lush n’est pas là. Je serais allée chercher le courrier un peu plus tard. Merci de l’avoir fait.

— Pas de quoi, Jill.

Le gendarme sourit.

— Bill est encore patraque, je suppose.

— Je l’ignore, dit la jeune fille avec raideur. Je ne l’ai pas vu depuis qu’il est allé au bourg, et je ne tiens pas à le voir.

— En tout cas, il est au moins arrivé jusqu’à la boîte aux lettres. Il est tombé en panne d’essence.

Bony vit que la jeune fille fronçait ses beaux sourcils bruns. Le soleil luisait sur ses cheveux châtain foncé et sur la broche en argent sertie de marcassites, agrafée à sa fruste chemise de travail.

— Il s’est probablement planqué quelque part avec la gnôle qu’il a rapportée, dit-elle avec amertume. Ça ne serait pas la première fois, monsieur Lucas. Vous le connaissez. Il se met dans un tel état qu’il n’arrive plus à se supporter et nous supporte encore moins. Pourquoi est-ce que vous ne le bouclez pas quand il est soûl ? Il est toujours bourré en quittant le bourg.

— C’est un fait, admit le gendarme en ajoutant d’un ton lugubre : N’empêche, je ne peux pas le boucler s’il ne fait rien de mal. Et, comme tout le monde le sait, plus il est ivre, plus il conduit prudemment. Bon, nous devons continuer notre route. Donnez le bonjour de ma part à votre mère, Jill.

— Merci, je n’y manquerai pas.

En se retournant, Bony vit que la jeune fille suivait des yeux la voiture qui regagnait la piste principale.

— Une jolie petite, dit-il une fois la maison des Madden cachée derrière les arbres de la rivière.

— Oui. La mère a fait une bêtise.

— Oh ! Quelque chose de grave ?

— Son mari est mort il y a un peu plus de deux ans. La veuve a embauché un trimardeur. Il avait l’air d’un type correct, juste un ouvrier qui cherchait du boulot. Au bout d’un an, elle l’a épousé. Il s’est plus ou moins mis à diriger la ferme, du moins, c’est ce qu’il semble. Quant à moi, je ne l’aime pas. Mais officiellement, je n’ai rien à lui reprocher. Il est du genre hypocrite. L’alcool le rend très poli, mais dans ses yeux, on voit bien que c’est pas sa nature.

— La ferme ne paraît pas très bien entretenue, dit Bony. Ils ont beaucoup de moutons ?

— Environ trois mille. Ce n’est pas une grosse propriété une fois qu’on a retiré les mauvaises terres. Madden semblait pourtant bien s’en tirer. Avec lui, l’exploitation était entretenue et la maison en bon état. Mais, comme je le disais, la veuve a fait une bêtise.

La conversation sauta d’un sujet à l’autre, puis ils passèrent devant la célèbre propriété de Dunlop. L’histoire de cet endroit occupa alors Lucas pendant deux kilomètres ; enfin il se tut jusqu’au moment où Bony lui demanda s’il était préoccupé.

— Oui, il y a quelque chose qui me tracasse, inspecteur. Est-ce que vous avez remarqué quoi que ce soit qui clochait chez les Madden ?

— Oui, répondit Bony. La maison a besoin d’être repeinte. Le terrain devrait être nettoyé. Le toit du hangar à tonte va s’envoler faute d’être recloué.

— C’est pas ce que je voulais dire. En fait, je ne sais pas trop ce que je voulais dire.

— C’est quelque chose dans le comportement de la jeune fille ?

— Non. Elle était normale. Elle n’a jamais fait grand cas de son beau-père et ça ne m’étonne pas. Non, c’est la maison qui avait quelque chose de bizarre.

— Ah ! la maison ! Comme je ne l’avais encore jamais vue, je crains de ne pas pouvoir vous aider. Ça ne pourrait pas être la hache posée par terre, près de la porte d’entrée ? D’après son état, elle aurait dû être reléguée sur le tas de bois.

— Non, ce n’était pas la hache, mais autre chose. Ça me reviendra.

Les faubourgs ouest de Bourke étaient en vue quand le gendarme lâcha une exclamation soudaine :

— J’y suis ! C’est marrant, l’esprit s’arrête et repart comme un feu de signalisation. L’ancienne porte était de nouveau en place. Mais pourquoi ?

— La porte est retournée à la maison, s’empressa de dire Bony. Voilà !

— La maison fait face au fleuve et l’arrière donne à l’ouest, vers la route. Il est soumis aux vents d’ouest et à la poussière. Comme tout le reste, la porte de derrière se fendait par manque d’enduit et de peinture. Je suis venu il y a trois mois pour voir Mme Madden au sujet de la déclaration qu’elle doit faire sur le nombre de têtes qu’elle possède et j’ai trouvé Lush en train de placer une nouvelle porte. L’ancienne, appuyée contre le mur, était lourde, avec des panneaux incrustés. La nouvelle était constituée de simples planches clouées à un cadre. Et aujourd’hui, voilà que l’ancienne porte est replacée. Pourquoi remettre une vieille porte au lieu d’une nouvelle ?

— Se pourrait-il que la porte toute simple, plus adaptée à l’intérieur d’une maison, ait été posée sur un chambranle intérieur, et l’ancienne remise en place, en attendant qu’une nouvelle porte puisse être achetée ? demanda Bony.

— Oui, c’est ça. Ça doit être ça. Voyons voir. La hache ! Oui, que faisait la hache si loin du tas de bois ?

Bony se mit à rire tout bas et dit :

— Vous êtes un gendarme soupçonneux.

— Moi, soupçonneux ?

Lucas s’esclaffa sans retenue, puis dit :

— C’est vous qui avez commencé à parler de la hache.