OÙ EST PASSE WILLIAM LUSH ?

Plus que ses tendances naturelles, c’étaient les circonstances qui avaient fait de Mme Cosgrove une femme dure en affaires, et elle pouvait se montrer généreuse. N’ayant pas encore atteint la cinquantaine, elle était veuve et s’intéressait de près à son exploitation d’élevage appelée Mira.

On était jeudi quand le car postal prit le chemin du retour vers Bourke. Il quitta White Bend à 8 heures et ramassa le courrier dans les boîtes de Mira et Madden à 9 heures. Aussitôt après le petit déjeuner, pris ponctuellement à 7 heures, Mme Cosgrove et son directeur d’exploitation avaient achevé le courrier à expédier et l’avaient mis dans un sac bleu scellé qui serait apporté jusqu’à la boîte, au bord de la route.

Ce fut son fils Raymond qui emporta le sac et, naturellement, il remarqua que le pick-up de Lush se trouvait toujours là. Il était venu à pied ce matin-là, en longeant la rive droite du fleuve asséché jusqu’à la boucle serrée, en amont de Mira. Il aperçut le véhicule sur la falaise, au-dessus de l’énorme trou d’eau.

Il contourna le trou d’eau, grimpa sur l’autre rive et fit le tour de la camionnette abandonnée en cherchant des traces qui lui auraient indiqué si Lush était récemment revenu sur les lieux. Le vent avait anéanti les traces laissées par Lucas et Bony et il n’y en avait pas de plus nettes.

La veille, quand il avait attrapé le sac que lui tendait le chauffeur roux, les deux hommes s’étaient dit que Lush devait avoir la gueule de bois ; aujourd’hui, ils pensaient plutôt qu’il avait dû filer avec une réserve de gnôle pour la savourer quelque part.

Raymond Cosgrove était un jeune homme avenant peu enclin à la haine. Il éprouvait toutefois une forte aversion envers William Lush pour des raisons d’ordre tout à fait personnel. Savoir où se trouvait Lush par cette matinée resplendissante ne le préoccupait pas et il retourna chez lui sans se sentir troublé à l’idée qu’il aurait pu tomber de la rive escarpée et se noyer dans le trou d’eau. Il parla à sa mère du véhicule toujours abandonné.

— Je sais, dit Mme Cosgrove. Lucas vient d’appeler à ce sujet. Il l’a vu hier en allant à Bourke et de nouveau hier soir sur le chemin du retour. Il voulait nous demander s’il était toujours là. Passe-lui un coup de fil.

Tandis que son fils se tenait près du téléphone mural, elle ressentit une nouvelle fois quelque fierté en observant son corps mince, musclé, et son beau profil juvénile – une fierté qui chassait toujours la déception que lui causait son refus d’embrasser une autre carrière que l’élevage des moutons.

— Apparemment, c’est toujours son vieux démon, disait Ray. Comment ça va ? Le pick-up ? Oui, il est toujours là, à côté des boîtes aux lettres. Si on a vu Lush ? Non. Non, ni gnôle ni rien. Il a dû se planquer pour picoler en solitaire. Des ennuis ? Ce salaud a toujours des ennuis.

Le mot injurieux fit froncer les sourcils à Mme Cosgrove.

— D’accord, Sherlock. Oui, je vais le faire et-je vous recontacterai ensuite.

Après avoir raccroché, il se tourna vers sa mère et dit que Lucas voulait qu’ils appellent Mme Lush pour demander des nouvelles de son mari.

— Je vais lui parler, Ray.

Pour éviter des dépenses à l’exploitation de Madden, le mari de Mme Cosgrove avait consenti à ce que la ligne téléphonique soit acheminée par-dessus le fleuve jusqu’à son bureau où un standard permettait de contacter le central de White Bend. Une fois que son fils eut établi la communication, Mme Cosgrove entendit la voix de Jill Madden.

— Bonjour, Jill. Est-ce que votre beau-père est à la maison ? Ray revient des boîtes aux lettres et a remarqué que la camionnette était toujours là.

— Nous ne l’avons pas revu depuis qu’il est parti pour le bourg, dit Jill en trahissant une légère agitation. Hier, M. Lucas est passé après avoir remarqué le pick-up. Apparemment, Lush a dû partir boire tout seul quelque part. Il reviendra quand il l’aura décidé. Je serais bien allée récupérer la camionnette, mais maman est malade. Elle ne se sentait pas bien hier, elle s’est levée, elle est tombée et s’est blessée.

— Elle s’est fait très mal, Jill ? demanda brusquement Mme Cosgrove.

— Eh bien, elle s’est blessée au visage en tombant sur un petit tabouret. Elle s’est aussi abîmé les côtes. J’ai fait ce que j’ai pu, madame Cosgrove – des pommades, des bandages, tout ça. Elle dort, pour l’instant.

— Ça m’a l’air grave, reconnut la femme plus âgée. Surtout, téléphonez-nous si votre mère ne se sent pas reposée après avoir dormi. Je ne coupe pas la ligne. Entre-temps, je vais envoyer tous les employés à la recherche de votre beau-père… du moins, tous les hommes disponibles.

Elle raccrocha et se tourna vers son fils.

— Lush n’est pas rentré et sa femme s’est blessée sérieusement en tombant. Avec les hommes disponibles, pars à la recherche de ce pochard. Allez-y vous aussi, Mac. Ça vous fera du bien de monter à cheval. Vous grossissez.

Les cheveux et la moustache blond-roux, grand et vigoureux, Ian MacCurdle grogna mentalement et sortit du bureau derrière le fils Cosgrove. Il était venu à Mira quand Cosgrove était en vie et, maintenant, il faisait partie du décor.

Mme Cosgrove entendit son fils crier des noms et, depuis l’étroite véranda du bâtiment qui servait de bureau et de magasin, elle l’observa ainsi que les quatre autres hommes. Ils longèrent le fleuve jusqu’à l’endroit où on pouvait le traverser plus facilement, après le hangar à tonte ; elle savait qu’ils avaient l’intention de passer au peigne fin le méandre du Fou, une immense zone désertique constituée par des bras morts et des plaines arides, pour arriver jusqu’aux boîtes aux lettres et au pick-up.

Ils n’étaient pas revenus quand la cuisinière de la maison d’habitation sonna le gong du déjeuner. Avant de s’y rendre, Mme Cosgrove téléphona à la ferme de Madden.

— Maman dort toujours, madame Cosgrove, l’informa Jill. Je commence à m’inquiéter. Je pense… je ne sais plus que penser.

N’hésitant jamais quand il s’agissait de prendre une décision, Mme Cosgrove dit qu’elle allait venir tout de suite. Elle appela la domestique, lui demanda de retarder le repas et de rester à côté du téléphone, dans le bureau, jusqu’à son retour ou celui de M. Mac. Elle emprunta le semblant de sentier tracé près du fleuve par son fils et tous ceux qui étaient allés chercher le courrier. Elle entendait des hommes hurler sur l’autre rive du méandre du Fou et, finalement, en aperçut deux près du pick-up. Elle traversa le lit asséché en face de chez les Madden et se présenta à la porte principale. Jill Madden la fit entrer.

— Oh ! merci d’être venue, madame Cosgrove ! s’écria Jill. L’état de maman semble avoir empiré.

La victime de Bill Lush était sans connaissance. Mme Cosgrove ressentit un choc à la vue de son visage, dont certains bandages avaient été ôtés. Après avoir examiné le côté droit et l’abdomen de Mme Lush, elle se reprocha de ne pas être venue plus tôt.

— Il faut appeler le médecin, dit-elle d’une voix tranchante, redoutant de voir la jeune fille perdre son sang-froid. Ça ne serait pas raisonnable d’emmener votre mère à Bourke. Je vais contacter le commissaire Macey. Il s’occupera de faire venir le médecin.

Elle dut indiquer à la domestique restée dans le bureau comment manœuvrer le standard, puis patienta pendant que quelqu’un allait chercher le commissaire. Elle se sentit soulagée en entendant le son de sa voix grave.

— Nous avons des ennuis, Jim, dit-elle. Ma voisine, Mme Lush, a fait une très mauvaise chute et a besoin d’un médecin. Elle est sans connaissance et sa respiration est irrégulière. Bon, vous connaissez comme moi le Dr Leveska, mais il faut qu’il vienne le plus vite possible. Voulez-vous le contacter par radio immédiatement ?

— Oui, bien sûr, Betsy. Du moins, s’il n’est pas parti. Une minute, je vous prie.

Elle perçut une autre voix :

— J’ai entendu mentionner le nom de Lush. Demandez donc si Lush est toujours absent.

Puis Macey reprit :

— Tout va bien, Betsy, nous vous envoyons le médecin. Lush n’est pas là ?

— Mes employés le cherchent.

Elle éleva la voix pour ajouter :

— Vous devriez le mettre sur la liste noire.

— On pourrait essayer, vu ce que le gendarme m’a raconté. Puis-je dire au médecin que vous sortirez l’indicateur de vent sur votre piste d’atterrissage ? Ça permet de gagner du temps, vous savez.

Mme Cosgrove acquiesça, puis demanda à Jill de préparer du thé et quelque chose à manger. Restée seule avec la femme inconsciente, elle fit ce qu’elle jugeait prudent en se disant que ce devait être un drôle d’accident qui avait mis la mère de Jill dans cet état.

— Quand est-ce que ça s’est produit ? demanda-t-elle à Jill au cours du déjeuner.

— Avant-hier soir, madame Cosgrove.

Les yeux sombres de la jeune fille se fixèrent sur les yeux gris de son invitée.

— Maman n’a jamais voulu en parler à cause du scandale, mais il faut maintenant que je le dise. Elle ne se remettra peut-être jamais. Elle pourrait bien mourir, n’est-ce pas ?

— C’est un risque. Comment est-ce arrivé ?

Jill lui relata dans quel état elle avait trouvé sa mère en revenant à la maison, une fois Lush parti pour le bourg, et ce qu’elle lui avait raconté de l’agression. Mme Cosgrove l’écouta avec une colère grandissante. Elle avait envie de réprimander la jeune fille, mais se retint, sachant à quel point les broussards sont indépendants et répugnent à avouer un scandale. Les deux femmes étaient toujours attablées quand le téléphone sonna.

— Ils viennent de partir, annonça le commissaire. Je veux parler du Dr Leveska et de l’inspecteur Bonaparte. L’inspecteur voudrait jeter un coup d’œil dans la région, pêcher et chasser un peu. Ça ne vous ennuie pas ?

— Je vous dirai plus tard si ça me fait plaisir ou non, répondit Mme Cosgrove. Quand allez-vous venir nous voir avec votre femme ? J’ai bien envie d’échanger des potins.

— Pas avant la crue. Nous pourrions rester bloqués un bon moment. Avez-vous fait placer l’indicateur de vent ?

— Mon Dieu, non ! J’ai oublié. Je vais m’en occuper tout de suite.

S’adressant à la jeune fille, elle poursuivit :

— Le médecin est parti et j’ai promis de sortir l’indicateur.

Elle manipula l’instrument et contacta la domestique.

— Est-ce que les hommes sont revenus, Ethel ?

— Pas encore, madame Cosgrove. Steve vient de passer voir s’il devait mettre leur déjeuner de côté.

— Bien sûr. Courez lui dire de venir au téléphone.

Mme Cosgrove attendit avec impatience d’entendre la voix du palefrenier. Elle lui demanda de prendre le camion gris, de placer l’indicateur de vent sur la piste d’atterrissage et d’attendre le Dr Leveska. Elle était mécontente d’elle car Bourke ne se trouvait qu’à cent soixante kilomètres et le médecin risquait d’arriver avant que l’indicateur soit en place.

C’était un médecin compétent mais il se montrait souvent blessant. Il avait beau être bon aviateur, il refusait de voler quand il était de mauvaise humeur, un état associé, à en croire les gens, à la boisson. C’est pourquoi Mme Cosgrove avait eu recours à son ami, le commissaire responsable de la division de l’Ouest, pour lui demander son aide.

Après avoir regagné son siège, elle considéra Jill Madden. La jeune fille était en train de rouler une cigarette. Après l’avoir allumée, elle demanda :

— Si maman meurt, vous croyez qu’on pendra Lush ?

— Non, on chouchoute les assassins dans cet État. Mais on le bouclera pendant plusieurs années. Ça devrait vous soulager. Est-ce qu’il avait déjà frappé votre mère auparavant ?

Jill le lui confirma d’un signe de tête.

— Si maman ne meurt pas, si elle se rétablit, qu’est-ce qu’on fera à Lush ?

— Rien, je crois, à moins que votre mère dépose une plainte.

— Elle ne le fera jamais. S’il l’attaque une nouvelle fois, je le tue.

Mme Cosgrove secoua lentement la tête en disant :

— Ça ne ferait qu’empirer les choses. Bien sûr, ce serait un homicide justifié si vous le tuiez alors qu’il attaque votre mère ou qu’il est sur le point de vous attaquer, mais je pensais aux suites : témoignages au tribunal, affaire ébruitée et le reste. Il faut convaincre votre mère de porter plainte. Ça pourrait valoir six mois de prison à Lush. Ça pourrait, mais, plus probablement, on le laissera sortir pour bonne conduite après versement d’une caution.

Mme Cosgrove devait se rappeler cette conversation. Elle médita sur la vie gâchée de ces deux femmes tandis qu’elle aidait Jill à faire la vaisselle du déjeuner et à remettre de l’ordre, malgré ses protestations. Elle était retournée jeter un coup d’œil sur la malade sans connaissance quand elle entendit une voiture approcher.

C’était Lucas, le gendarme. Ses yeux noisette étaient sévères mais il se montra gentil avec Jill. Après avoir regardé la femme alitée, il annonça que son commissaire lui avait donné l’ordre de venir.

— Lush est toujours absent, je suppose ?

— Oui, monsieur Lucas, toujours, lui dit Mme Cosgrove. Vous aurez peut-être à le poursuivre pour meurtre. Mon fils et les employés sont partis à sa recherche, comme nous vous l’avons dit.

— Jill, est-ce que ce genre de chose s’est déjà produit ?

La jeune fille le reconnut.

— Alors pourquoi diable ne m’avez-vous pas dit ce qui était arrivé quand je suis passé hier ? Qu’est-ce qui vous a retenue ?

— Ma mère. Elle a toujours eu peur du scandale. Et puis, quand vous êtes venu hier, elle n’était pas dans le même état qu’aujourd’hui.

Ils se trouvaient dans la cuisine-salle de séjour, donnant sur trois autres pièces. Lucas regarda négligemment autour de lui et remarqua les trois portes. Elles étaient toutes lourdes, du genre traditionnel. Il aperçut la hache dehors, toujours au même endroit, et allait faire le tour de la maison quand il entendit des bruits de voix vers le fleuve et alla prévenir les deux femmes que le médecin était arrivé.

De stature frêle, le Dr Leveska avait les traits anguleux, l’œil vif et le ton acide quand il demanda :

— Qu’est-ce qui se passe, ici ? Comment est-elle tombée ? Elle n’a pas pu se blesser au point de ne pouvoir être transportée à l’hôpital. Alors, où se trouve-t-elle ?

Jill et Mme Cosgrove l’accompagnèrent auprès de Mme Lush. Lucas et Bonaparte restèrent dans la salle de séjour. Dans la chambre, tout était très paisible jusqu’au moment où Jill Madden éclata en sanglots. Le Dr Leveska ressortit. Il dit doucement :

— Elle vient de mourir, Lucas. Et elle n’a pas fait une chute.