UN SAUVETAGE PEU APPRÉCIÉ

Bony tenait la chienne quand Ray revint avec le fil de fer.

— Je ne m’en servirai qu’en dernier recours, Ray. Vous croyez que nous pourrions redresser cette branche pour faire tomber les chiots ?

— On peut toujours essayer, ça va pas nous tuer.

— Impossible de libérer cette dame, et nous n’avons rien d’autre que ce fil pour l’attacher. Tenez-la bien.

Si l’animal avait porté un collier, la tâche aurait été plus aisée. Le fil de fer était vieux mais encore raide. Finalement, Bony réussit à faire un nœud solide et la chienne fut attachée à un tronc.

Leurs efforts pour redresser la branche se révélèrent vains. Ils durent fumer une cigarette avant de mettre la phase finale de leur plan à exécution.

— Bon, la gentillesse passe par la cruauté, comme a dû dire plus d’une fois votre arrière-arrière-grand-mère, déclara Bony. Toute la zone du coude va être inondée avant demain. Tenez bien la chienne parce que les chiots vont hurler.

— Je comprends maintenant votre tactique, Bony. Oui, elle va se débattre, c’est sûr.

La chienne fut détachée. Bony redressa le fil et choisit l’extrémité la plus déchiquetée. Il s’étendit par terre de tout son long, inséra le fil dans la branche creuse et l’agita doucement. Il entendait les petits à l’intérieur et, quand l’un d’eux cria de surprise, il le toucha et tourna lentement le fil. L’extrémité déchiquetée se prit dans les poils et, au moment où le chiot protestait énergiquement, Bony put l’extraire du trou. Ses yeux n’étaient pas encore ouverts.

Entre-temps, la mère était devenue forcenée. Elle se calma un peu quand il lui apporta le petit. La seconde tentative ne réussit pas aussi rapidement et souleva de vigoureuses protestations. Le troisième et le quatrième chiot s’époumonèrent quand on les sortit. Le numéro cinq parut jouer à cache-cache avec le fil et il fallut une demi-heure de tâtonnements pour le capturer.

— Je n’entends plus rien tant j’ai mal aux oreilles, dit Bony. Il y a des blessés ?

— L’un a un morceau de peau arraché et deux sont un peu égratignés. C’est un stratagème ingénieux.

— C’est une lubra6 qui l’a inventé pour extirper un lapin d’un trou dépourvu de visibilité. Faites confiance aux Noirs pour inventer des procédés permettant d’éviter de durs labeurs. En Australie-Occidentale, ils ne prennent pas la peine de suivre les animaux à la trace et d’empoisonner les renards avec des appâts ; il faudrait alors se lever dès l’aube pour devancer les corbeaux et les empêcher de s’attaquer aux proies. Papa abo s’assied devant le terrier avec un fusil et maman abo s’approche tout doucement du trou et tousse. Elle s’éloigne furtivement et le renard sort pour voir ce qui a fait ce bruit bizarre.

— Ils sont champions, mon vieux camarade de bord. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

La chienne s’était apaisée et, à eux deux, ils transportèrent les chiots jusqu’au bateau. Ray dit que MacCurdle serait en rogne après lui pour avoir rapporté cinq chiots bâtards qui, une fois grands, attaqueraient les moutons.

— Ils ne pouvaient pas s’agir de bergers australiens ou écossais, dit-il. Non, il fallait que ce soient des bâtards. Il faudra probablement les tuer. Bon, Mac n’aura qu’à s’en charger. Moi, je ne pourrai pas, après tout le mal qu’on a eu à les récupérer.

Ils étaient assis sur la rive humide et la chienne allaitait ses petits. Bony se remit à observer le fleuve.

— Est-ce que l’eau change de couleur ou c’est moi qui me fais des idées ? demanda-t-il.

— Vous avez raison. Elle vire au rouge. Je sais… ça doit être l’eau du Red Creek. Elle a une couleur de sang. Notre public est revenu à son poste.

Sur l’autre rive, il y avait le cuisinier des employés dans son tablier blanc, Jacko, Vickory et plusieurs autres hommes. Bony chercha la position du soleil.

— Il est plus de midi, Ray. L’heure du déjeuner. On y va ?

— On ferait aussi bien.

Une fois les chiens déposés à l’avant et Bony assis en face d’eux, prêt à armer ses avirons, Ray poussa le bateau vers l’amont en serrant la rive. Il se rendait compte du sérieux problème qu’ils allaient devoir affronter. Deux cents mètres au-dessus de la levée de sable, la rive formait une éminence autour de laquelle le courant dévalait vers l’aval. À cet endroit-là, il n’y avait pas de contre-courant. En descendant, il n’était pas difficile de passer ce cap miniature. Tandis qu’il s’en approchait, Ray fit remarquer que le courant pourrait se charger de faire pivoter l’avant et de pousser le bateau vers l’aval.

— Je pourrais me servir d’un aviron pour résister, s’écria Bony.

Il enfonça l’aviron extérieur dans le tolet. Sans la manœuvre de Bony, le courant aurait peut-être gagné. Ils remontèrent le fleuve jusqu’à l’endroit où ils voulaient le traverser et, pendant quelques instants, examinèrent la surface de l’eau, puis attendirent le passage de plusieurs horribles masses de débris et observèrent deux « sous-marins » à moitié immergés.

Ils effectuèrent la traversée et, de nouveau, Bony fut bien content de la présence du jeune homme. Enfin, ils furent accueillis par leur public.

Mme Cosgrove fusilla Bony du regard et morigéna son fils. Vickory demanda la raison de cette folie et renifla de mépris quand Bony raconta qu’ils avaient entendu un chien aboyer en face, qu’ils avaient vu son effroi devant la montée des eaux et avaient traversé tout simplement pour aller le sauver.

— C’est notre chienne, affirma un barbu que Bony savait être un des Frères. Elle a disparu trois ou quatre jours avant qu’on quitte le camp.

— Bon, débarrassez-vous des chiots, Silas. Dommage que vous les ayez ramenés, inspecteur.

— Nous ne pouvions pas les abandonner une fois que la chienne nous avait conduits à un trou dans une grosse branche, dit tranquillement Bony.

Les Cosgrove étaient repartis vers la maison d’habitation ; les frères attrapèrent leur chienne et ses petits et Bony ne posa jamais la moindre question à leur sujet.

Avant le déjeuner, Mme Cosgrove pria Bony de l’excuser pour lui avoir reproché la conduite de son fils, ce dernier ayant avoué qu’il avait joué un tour à l’inspecteur pour l’accompagner dans son expédition.

— En fait, je suis très heureux qu’il l’ait fait, madame Cosgrove, car je ne crois pas que je m’en serais sorti tout seul. J’étais furieux quand je l’ai trouvé dans le bateau, mais… À propos, avez-vous révélé la raison pour laquelle je voulais aller sur l’autre rive ?

— Non.

Elle sourit d’une manière pincée et il se demanda si elle lui en voulait toujours.

— Le prétexte que vous avez donné aux hommes était plutôt mince, vous ne trouvez pas ?

— Il me semblait assez bon, lui rétorqua Bony en riant. Il vaut mieux une mauvaise raison que pas de raison du tout. Et vous devriez être fière de Ray. Il n’a vraiment peur de rien.

— Je suis fière de lui. Comme vous dites, il n’a absolument peur de rien. Mais vous n’auriez dû ni l’un ni l’autre prendre de tels risques. Vous m’avez fait passer un mauvais moment. Enfin, j’espère que votre tentative n’aura pas été inutile.

— Elle ne l’a pas été, dit Bony en la regardant d’un air rayonnant. Nous avons sauvé les chiens.

— Bony, parfois, vous ressemblez à mon mari. Il avait la même façon exaspérante de s’exprimer. Mon Dieu ! nous devons aller déjeuner.

Avant que MacCurdle retourne au travail, Bony lui demanda une carte de la région et en obtint une à grande échelle du bassin du Darling. Toutes les exploitations y étaient indiquées, ainsi que les ponts et les endroits reliés par un bac. Près de Markham Downs, il inscrivit : « Jacko pendant période cruciale, jusqu’au lendemain. » Près de Murrimundi : « Harry M. F. et Mick le M. ». Puis il appela le gendarme.

— Quand vous verrez le facteur, demandez-lui s’il a livré quelque chose à ceux qu’on appelle les Frères. Quoi que ce soit. Au cours des quatre derniers mois. Ensuite, demandez au bazar à qui ils ont vendu des cartouches de calibre 32 durant la même période. Vous avez des informations pour moi ?

— Pas grand-chose pour l’instant. La nuit en question, Wally Watts est allé demander de quoi manger à la cuisine de Dunlop, et, la veille, le Cycliste du Paroo a été aperçu en train de camper au hangar à tonte, près de Crossing. Je n’ai pas encore pu reconstituer les faits et gestes de Dean le Bosco et de Champion, mais je vais continuer mes efforts.

— Merci, Lucas. Votre aide est précieuse.

— Comment se comporte le fleuve là-haut ? La pluie va le faire monter un peu plus. Combien d’eau est-il tombé ?

— Un peu plus de dix centimètres, répondit Bony.

— C’est la même chose ici. On peut dire que ça met fin à la période de sécheresse.

Là-dessus, ils coupèrent la communication. Sur sa carte, Bony écrivit « Wally Watts » près de l’exploitation de Dunlop et « le Cycliste du Paroo » près de Crossing. La localisation de ce dernier était intéressante. Crossing se trouvait à cent kilomètres en amont de Mira ; pour lui, cette distance n’était pas grand-chose et il aurait très bien pu être en personne à l’endroit du crime au moment décisif. L’exploitation de Dunlop se trouvait à une quarantaine de kilomètres en amont et il semblait improbable que Wally Watts ait couvert cette distance en un jour, même s’il était grand et robuste. Pour parcourir quarante kilomètres à pied en une journée, un homme avait besoin d’un objectif bien défini et aucun de ces « sans-espoir » ne paraissait doté d’une énergie suffisante.

Bony quitta le bureau, se dirigea vers les pompes et remarqua que l’eau s’écoulait plus rapidement dans le bras mort et qu’elle se teintait légèrement de rouge. Le fleuve semblait encombré de débris, probablement charriés par tous ses affluents alimentés par la pluie.

Le cuisinier préparait le casse-croûte de l’après-midi que quelqu’un emporterait en camionnette jusqu’à la digue où travaillaient les hommes.

— Entrez boire une tasse de thé, inspecteur, dit-il. Qu’est-ce que vous pensez de ce bon vieux Caniveau ? Demain matin, il sera rouge sang. Y a trois ans, il avait cette couleur, mais il n’était pas en crue. Il est clair comme de l’eau de pluie et, l’instant d’après, il est rouge.

— C’est l’eau du Red Creek, il paraît. Elle charrie beaucoup de détritus.

Le cuisinier, qui était en train de mettre un gâteau au chocolat dans un carton, s’interrompit dans sa tâche.

— Mince alors ! On peut dire que le jeune Ray et vous vous avez pris des risques. Moi, on m’offrirait un million de livres que j’irais pas ramer là-dedans. Rien qu’à vous regarder, j’en ai eu le mal de mer. C’est pas étonnant que la patronne ait engueulé son fils.

C’était un homme robuste et Bony savait qu’il s’appelait Fred. Quand il sortit de la cuisine pour frapper son triangle de fer, l’inspecteur remarqua les pieds plats dans les chaussons et la lourde tête chauve. Il revint, se versa un gobelet de thé et resservit Bony.

— Est-ce que Jacko est dans les parages ? demanda Bony.

— Je le libère l’après-midi de 3 à 5 heures. C’est un type correct. Bien sûr, presque tous ces « sans-espoir » sont des gens bien. J’ai pas mal marché sur les routes à une époque. Je suppose que tout le monde l’a fait. Il fallait que je voie ce qu’il y avait derrière chaque coude du fleuve.

— C’est bien vrai, dit Bony. Parfois, je me surprends moi-même à réagir comme ça. Bon, je voudrais vous poser une ou deux questions.

— Essayez toujours et je répondrai si j’en ai envie, d’accord ?

— Est-ce qu’il y avait des trimardeurs qui campaient près du hangar la nuit où Lush a abandonné sa camionnette ?

— Ça, j’peux pas vous dire. Tout ce que je sais, c’est que le vieux Peter Petersen a montré sa tête au milieu de l’après-midi, et j’étais furieux parce que j’étais en train de piquer un roupillon pendant cinq minutes. Je lui ai dit que c’était vraiment pas le moment et il m’a annoncé qu’il n’avait plus rien à manger depuis la veille. Je ne sais pas s’il avait campé là cette nuit ni de quel côté il se dirigeait.

Un moteur se fit entendre et Fred jeta du thé dans deux autres seaux, ajouta de l’eau bouillante et se posta sur le seuil. Le véhicule s’arrêta et un homme vint chercher les provisions. Puis la camionnette s’éloigna en rugissant. Le cuisinier se rassit et bourra sa pipe.

— Est-ce que les Frères ont tiré des coups de feu dans leur camp ? demanda Bony d’un ton décontracté.

— J’crois pas. J’en ai jamais entendu. Les trimardeurs ont rarement des fusils. Y a déjà assez de trucs à trimbaler sans ça. Mais ils ont des cannes à pêche. C’est pratique. Les seules fois où j’avais un fusil, c’est quand je poussais un vélo. On peut mettre un sacré chargement sur un vélo, vous savez. Je connaissais un type qui en avait un sans pédales.

— En tout cas, personne ne va pouvoir pêcher pendant un bon moment, à en juger d’après l’aspect du fleuve.

— Ça, c’est sûr, inspecteur. Mais quand les eaux vont baisser et que les coudes vont s’assécher, l’eau qui restera dans les bras morts va devenir plus limpide et les poissons ne demanderont qu’à mordre. Un jour, j’ai attrapé une perche de douze kilos dans un bras mort. Et Petersen est arrivé et on a mangé du poisson pendant une semaine. Je mourais d’envie de manger du mouton et j’ai pris un boulot de cuisinier à Netley.

Bony s’intéressa aux poissons pendant plusieurs minutes avant de ramener la conversation sur Petersen.

— Quel âge il a ? Oh ! à peu près la soixantaine. Il est moins vieux qu’il le paraît. C’est un assez bon forgeron. Il pourrait trouver du travail n’importe quand, n’importe où, mais ça fait dix ans qu’il est sur la route. C’est un vieil imbécile, mais tout c’qu’y a de plus brave. À une époque, il savait se défendre. J’ai entendu dire qu’il avait un revolver. J’l’ai jamais vu, mais des types m’ont dit qu’il en avait un. Il voyage toujours seul et c’est pas prudent, alors une arme peut être utile. Vous avez des individus plutôt coriaces le long de ce fleuve pendant la tonte.

— Des gens du coin ?

— Du coin ? Mince alors, non, les gens du coin sont corrects ! Pas comme les types des villes qui vont de hangar en hangar. Bien sûr, y a des coriaces qu’on pourrait qualifier de gens du coin, mais ils sont pas vraiment mauvais. La tonte étant tout juste terminée, ça pourrait être un vagabond de la ville qui a rectifié Lush.