BONY PREND LES CHOSES EN MAIN

Après avoir entendu, par téléphone, le rapport du gendarme et appris que le Dr Leveska insistait pour faire pratiquer une autopsie, le commissaire Macey demanda à Lucas de recueillir les dépositions de Jill Madden et de Mme Cosgrove, puis de transporter le corps à Bourke. Le fleuve qui dévalait maintenant de la ville incitait à se presser ; il allait certainement isoler la ferme des Madden et Mira, peut-être pendant plusieurs semaines.

Mme Cosgrove insista pour emmener Jill chez elle. Une fois les deux femmes et le Dr Leveska partis, Bony aida Lucas à mettre de l’essence dans le pick-up de Lush en prévision du trajet jusqu’à Bourke et, ensemble, les deux hommes placèrent le corps sur le plateau du véhicule.

— Je vais rester ici jusqu’à votre retour^ dit Bony à Lucas. Entre-temps, je jetterai un coup d’œil aux alentours. Si Lush se pointe, je le retiendrai.

— Je ne vois la fameuse porte toute simple accrochée nulle part à un chambranle intérieur, dit Lucas.

Bony lui dit qu’il la chercherait.

Après le départ du gendarme, il déambula dans la maison et s’assura que la porte n’était ni installée ni mise de côté. Puis il ranima le feu de la cuisinière et prépara du thé qu’il sirota assis à la table. Il commençait à se dire qu’il pouvait y avoir une solution fort logique au mystère de la porte manquante.

Cette dernière, tout comme la hache posée par terre, à côté de la porte donnant sur l’arrière, et l’absence prolongée de Lush l’avaient décidé à annuler le vol sur lequel il devait embarquer à Bourke. Il ressemblait à un beagle qui hume l’air et devait lui aussi remonter une piste jusqu’à sa source. Il avait passé la matinée dans le bureau de Macey à rédiger son rapport sur l’élucidation d’un crime commis bien loin de White Bend. Le résultat de cette enquête avait ravi le commissaire qui, en raison d’une épidémie de grippe, ne disposait pas de son équipe au complet et n’avait donc élevé aucune objection sérieuse en apprenant que Bony annulait son vol pour Sydney prévu dans l’après-midi. Mme Macey leur servait le déjeuner quand le planton était venu dire que Mme Cosgrove appelait de la ferme des Madden. Bony avait accompagné le commissaire dans son bureau. Là, il avait appris que Lush n’était pas rentré chez lui.

— Très bien, Bonaparte, avait dit Macey. Si Leveska est d’accord pour vous emmener, ça nous rendrait service. Mais à vous de vous débrouiller si le directeur régional explose de colère.

— Je m’en sors mieux avec les directeurs qu’avec les gendarmes, avait affablement rétorqué Bony. Cette fille n’a pas dit à Lucas que sa mère était tombée et s’était blessée au point d’être dans le coma ce matin et de donner de sérieuses inquiétudes à Mme Cosgrove. Le changement de porte peut avoir une cause simple, mais vous avouerez qu’en remplacer une neuve par une vieille n’est pas une procédure courante.

La jeune fille était tellement bouleversée qu’il avait été difficile d’obtenir d’elle une déposition sur l'agression à laquelle s’était livré son beau-père, et ni Lucas ni Bony ne l’avait ennuyée avec les portes. À présent, assis à la table, Bony se trouva dans une position privilégiée pour entreprendre une nouvelle enquête qui pourrait peut-être s’avérer intéressante et, dans ce cas, le retiendrait à la ferme des Madden.

Après avoir fumé l’une de ses cigarettes mal roulées, il examina la porte de derrière. Les gonds étaient aussi vieux qu’elle et les ferrures dépassaient de deux bons centimètres, prouvant qu’une succession de panneaux y avaient été fixés. Bony manœuvra celui qui était en place. Il grinça. La peinture était craquelée par le soleil et le vent. Une épaisse couche de poussière s’accumulait sur les bords, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il n’y en avait ni sur les rebords intérieurs des fenêtres, ni sur les étagères du buffet, la hotte de la cuisinière et les plinthes. Mme Lush et sa fille étaient donc des ménagères méticuleuses et l’ancienne porte poussiéreuse venait d’être remise en place.

Il se rappela avoir remarqué une Winchester à répétition appuyée dans un coin, à un bout du buffet, et, d’un seul doigt, l’approcha vers lui. Le canon luisait de graisse, tout comme la crosse. Les empreintes ! Il y en avait probablement, mais ce n’était pas l’important pour l’instant. Pas plus qu’il ne s’agissait de trouver curieux le fait qu’elle ait été astiquée.

En revanche, le trou rond dans le plafond avait peut-être une signification. Bony alla chercher une échelle dans la buanderie. Il estima que le trou se rapprochait de la taille d’une balle de calibre 32. Il déplaça l’échelle et, après y avoir regrimpé, souleva la trappe. Il se retrouva couvert de sable et de poussière. Au-dessus du trou, il en apercevait un autre dans le toit de tôle. La carabine qu’il avait rapidement examinée était un calibre 32.

Il rangeait l’échelle dans la buanderie quand il vit un cavalier arriver des boîtes aux lettres. Il s’assit sur le banc, à l’extérieur, et attendit, les doigts affairés avec l’habituelle cigarette. Le cavalier mit bientôt pied à terre et, les rênes passées dans un bras, s’approcha du banc. Il était jeune et blond.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Inspecteur Bonaparte.

— Oh ! Comment va la vieille dame ?

— Elle est morte. Qui êtes-vous ?

— Cosgrove. Vous avez bien dit morte ?

— Oui. Vous ne le saviez pas ?

— Non. J’ai passé toute la matinée dehors avec les hommes pour essayer de retrouver Lush. Juste avant d’y aller, j’ai appris que Mme Madden s’était blessée en tombant. Que se passe-t-il ? Jill n’est pas dans le coin ?

Bony répondit qu’elle était partie avec Mme Cosgrove, qui l’avait invitée à Mira. Quand le jeune Cosgrove fit une remarque sur la présence de la jeep de Lucas et apprit pourquoi elle se trouvait là, il attacha les rênes à un poteau de la véranda et s’assit sur le banc.

— Vous êtes inspecteur de quoi ? De la protection contre les lapins ?

— Non. De police.

— Mince alors ! Vous devez donc vouloir mettre la main sur Lush ?

— Bien sûr.

— Et aussi le pied, pour lui donner un bon coup où je pense.

Ray Cosgrove était en train de rouler une cigarette, les mains entre ses genoux écartés, et le bord de son stetson paraissait orienté vers le sol.

— Vous savez, traiter Lush de peau de vache, c’est une insulte aux bovins. C’est un pur salaud, poli, à la gueule enfarinée, carrément mauvais. Personne ne sait ce que sa femme et Jill ont dû supporter. J’espère le retrouver avant vous, sinon il finira dans une belle prison confortable où il ne restera qu’un an ou deux.

— Et si vous découvrez le premier ?

— Ça, c’est mon petit secret, inspecteur.

Cosgrove se redressa, puis s’adossa au mur de la maison.

— Vous avez un intérêt personnel là-dedans ?

— Naturellement, vu que les Madden sont nos voisins depuis 1901. Le père de Jill était un brave type. Lui et mon père étaient amis. Quand il est mort, cette ferme était florissante. Et maintenant, regardez : des détritus partout, les hangars à l’abandon, les clôtures renforcées au lieu d’être réellement réparées. Pourquoi est-ce que Lush a battu sa femme, cette fois, vous le savez ?

— Elle a refusé de lui donner un chèque de trois cents livres.

— Trois cents livres ! s’exclama Cosgrove. Ça fait un beau paquet. Il a dû sacrément s’endetter à White Bend. Il y a là-bas un tripot où on joue au poker. Ce sont deux frères dénommés Robert qui le tiennent. Si vous ne payez pas, ça barde pour vous. Ils ont dû lui lâcher un peu la bride.

— Il boit, n’est-ce pas ? demanda Bony.

— Et comment ! Mais pas plus que la plupart d’entre nous quand nous allons au bourg. Et je n’ai pas entendu dire que l’hôtel lui avait coupé tout crédit. D’ailleurs, comme la plupart d’entre nous également, il aurait dû revenir avec un ou deux cartons de bière. Mais quand j’ai apporté le courrier à la boîte hier matin, le lendemain du soir où il a quitté le bourg, il n’y avait pas une seule bouteille dans son pick-up, et encore moins une réserve raisonnable.

— Donc, vous croyez qu’il avait désespérément besoin de trois cents livres pour régler une dette de jeu ?

— Il en aurait eu tout aussi désespérément besoin s’il s’était agi de cinquante livres, répondit Cosgrove. On connaît les Robert, comme je vous le disais. Vous savez, si ce salopard aux yeux en amande n’avait pas pu avoir cinq shillings, il aurait tabassé sa femme de la même manière. D’après Jill, la battre était devenu pour lui un passe-temps agréable.

— Avez-vous une idée de ce qui est arrivé une fois qu’il a abandonné sa camionnette ?

— Pas vraiment, mais, connaissant ce salaud, je me dis que puisqu’il n’est pas revenu chez lui, il a pu basculer de la falaise dans le trou d’eau et se noyer, ou bien se planquer quelque part avec une caisse d’alcool pour toute compagnie. Est-ce que vous avez fouillé les lieux ?

— Pas encore, répondit Bony.

— J’en avais l’intention. C’est pour ça que je suis venu. On s’y met maintenant ?

Bony acquiesça et, après avoir enfermé le cheval dans le parc, ils commencèrent leur tournée d’inspection. Dans le garage ouvert sur le devant, il y avait une charrue usée et des accessoires accrochés au mur. Cosgrove dit que Lush s’était occupé d’un trotteur, mais n’avait jamais gagné une course avec lui et avait donc gaspillé encore plus d’argent. Ils pénétrèrent dans une cabane prévue pour deux employés, équipée seulement d’une table et de deux lits en fer. La porte était gauchie et la fenêtre couverte de toiles d’araignée. Le petit hangar à tonte n’offrait aucun indice et, après l’avoir quitté, ils se séparèrent. Le fils Cosgrove s’écarta du fleuve et Bony longea la rive pour regagner la maison. Il y avait un trou naturel, en amont du hangar, et l’eau y était pompée jusqu’à des réservoirs qui desservaient à la fois le hangar et la maison.

Enfin, Bony arriva à un petit enclos pourvu d’une potence, où les moutons destinés à la consommation étaient gardés et tués. Jetées sur une barrière, plusieurs peaux étaient sèches depuis longtemps, bien assez pour être rentrées. Bony risqua un coup d’œil dans le hangar et ne vit aucun signe qu’il eût été occupé. Non loin de la potence, on avait grossièrement construit un foyer avec de grosses pierres en demi-cercle pour fournir un coupe-vent. Là, on avait brûlé des détritus tels que os à chien et ordures ménagères. Un sentier bien distinct menait jusqu’à la maison.

D’après l’aspect des cendres du dessus, le dernier feu était très récent et son étendue indiquait que beaucoup de choses s’étaient consumées. Les deux gonds, noircis par la chaleur, étaient séparés par la même distance qu’au moment où ils étaient montés sur une porte ; la serrure et les poignées étaient également là.

Bony chercha Cosgrove, le vit s’approcher de la maison et emprunta le sentier pour aller le rejoindre.

— Je n’ai pas pu retrouver ses traces, dit Cosgrove. Bon, vous voyez le genre de fainéant qu’est ce salaud. Il n’entretient pas la ferme. Le pauvre vieux Madden doit souvent se retourner dans sa tombe. Qu’avez-vous décidé ? Que faut-il faire des chiens et des poules ?

— Finalement, il a été convenu que je resterais ici pour accueillir M. Lush. J’habiterai cette maison jusqu’à ce qu’une autre décision soit prise, répondit Bony. Il y a du grain pour les poules dans le garage et un quart de mouton dans la réserve à viande. Je n’aperçois que deux chiens, nous ne devrions donc pas mourir de faim. Mme Cosgrove va me faire envoyer ma valise de chez vous.

Cosgrove sourit pour la première fois depuis son arrivée.

— D’accord, inspecteur. Quand le gars viendra vous apporter vos frusques, dites-lui si vous avez besoin de quelque chose. Vous reconnaîtrez Lush en le voyant. Il a le visage plat comme une crêpe. Quant à moi, je resterai dans le coin, près du fleuve. J’entends le vieux Leveska qui décolle.

Il détacha les rênes du poteau, en passa une par-dessus la tête du cheval, les rassembla et parut ensuite soulevé jusqu’à la selle par un jet-stream. Ses derniers mots furent :

— Je parie que vous trouverez la radio en bon état. Lush voulait sûrement qu’elle marche bien pour écouter les résultats des courses.

Il s’éloigna sur sa monture et traversa le lit du fleuve en amont du hangar à tonte. Bony détacha les deux chiens qui se mirent à courir en faisant semblant de poursuivre les poules. Les coqs hurlèrent et le remue-ménage amena plusieurs martins-chasseurs à se poser sur une perche grossière et, là, à se lancer dans un chœur de ricanements. La ferme s’était réveillée et Bony en prit possession.

Avec la hache, il coupa et débita assez de bois pour alimenter la cuisinière. Puis il remplit les lampes à pétrole et inspecta le placard à linge de Mme Lush. Il fit son lit dans la troisième chambre, prépara du thé et s’accorda une pause avec plusieurs cigarettes. Revigoré, il découpa le quartier avant du mouton, qui lui procura une épaule à rôtir, des côtelettes à griller et de la viande pour les chiens.

Les martins-chasseurs l’observèrent tandis qu’il transportait la viande dans la maison. Leurs prodigieux yeux perçants semblaient pleins d’espoir. Lorsque Bony entra dans la salle de séjour, l’un marmonna, un autre se lança dans une cascade de ricanements. Bony ressortit pour examiner la perche de plus près et, remarquant des taches sur le bois, sut à quoi elle servait et comprit pourquoi les oiseaux ne tentaient pas de fuir à son approche. Eux aussi réclamaient leur dîner, et ils étaient huit.

Le poulailler se trouvait à l’intérieur d’un enclos à haut grillage pour protéger les volailles des renards. Quand Bony revint avec une bassine de blé et s’avança vers l’enclos en faisant claquer sa langue pour attirer les poules, elles l’ignorèrent. Il n’était qu’un étranger, après tout ! À l’intérieur du grillage, il claqua la langue encore plus fort et les deux chiens entrèrent en action. Ils rassemblèrent les poules vers la porte du poulailler comme ils auraient rassemblé des moutons pour les faire entrer dans un parc.

Bony les avait récompensés avec leur repas. Il décida de ne pas les attacher pour la nuit et son attention fut de nouveau attirée par les martins-chasseurs qui attendaient et émettaient de doux ululements et de bas gloussements entrecoupés. Avec plaisir, il découpa de la viande en petits morceaux et l’apporta jusqu’à la perche. Les oiseaux ne prirent pas la peine de se pousser pour lui faire de la place et, s’ils glougloutèrent et se chamaillèrent, ce n’était pas parce qu’ils étaient mal élevés.

— On peut apprendre beaucoup de choses sur des gens en observant le comportement de leurs animaux, leur dit-il. La jeune fille a dû vous apprivoiser, mes amis sauvages. L’homme a probablement dressé les chiens et son épouse sans doute élevé les poules et fait la poussière tous les jours de sa vie – mais pas sur l’ancienne porte de derrière.

Bony était en train de dîner quand un homme apparut soudain dans l’encadrement de la vieille porte. Ce n’était pas William Lush car son visage allongé ne faisait pas penser à une crêpe. Les deux chiens, qui agitaient maintenant la queue pour lui souhaiter la bienvenue, n’avaient pas aboyé pour annoncer son arrivée. Bony l’invita à entrer. Il apportait la valise et une lettre.

— Je vous ai apporté votre valise, inspecteur, dit-il. Et aussi une lettre de Mme Cosgrove. Elle m’a demandé d’attendre la réponse, s’il y en a une.

— Merci. Voulez-vous une tasse de thé ?

— Je viens de dîner.

Bony lut le message suivant :

Jill Madden vous prie de faire comme chez vous. Les draps et les couvertures se trouvent dans le placard à linge et la viande dans la réserve. S’il vous plaît, donnez un os aux chiens et enfermez les poules. Et donnez aussi à manger aux martins-chasseurs, je vous prie. Ils attendront sur la perche. Mon fils passera en début de matinée demain.

C’était signé « Betsy Cosgrove ».

Bony leva les yeux sur l’homme qui patientait.

— Il n’y a pas de réponse. Comment vous appelez-vous ?

— Vickory. Vic Vickory. Je suis le régisseur de Mira.

— Dites-moi, monsieur Vickory, pourquoi Mme Cosgrove a-t-elle pris la peine d’écrire ce mot au lieu de téléphoner ?

— Oh ! Elle a dit qu’elle n’arrivait pas à vous joindre et a pensé que vous étiez parti à la recherche de Lush.

Bony se leva et manipula le téléphone mural. Il n’y avait pas de ligne. Il haussa les épaules et dit :

— La ligne est coupée quelque part. À présent, il y a un message pour Mme Cosgrove. Demandez-lui, je vous prie, de faire réparer la ligne dès demain matin.

— Entendu, inspecteur. Bonsoir.