BONY CHARME Mme COSGROVE

Pendant une heure, Bony observa la révision des machines, puis, quand le gong annonça la pause de la matinée, il accompagna Vickory.

— Au camp du hangar à tonte, j’ai trouvé huit hommes. Quand vous aurez un moment, pourrez-vous vérifier si les trois qui campaient de l’autre côté du fleuve sont parmi eux ? lui demanda-t-il.

— Oui, ils y sont, répondit le régisseur. Je les ai tout de suite passés en revue.

— Je suppose que tous les trimardeurs et autres qui campaient près du fleuve vont se rassembler dans des exploitations pour y être en sécurité ?

— Tous sauf les originaux pur sucre. Ceux-là survivront en mangeant des larves, des goannas, ce genre de choses.

— Des types comme Harry Marche Funèbre ?

— Oh ! il n’est pas fou tout le temps. Son copain s’occupe de lui. Ils travaillent à Mira, de temps à autre. Harry était un formidable tondeur à la main, puis à la machine, avant la guerre. Il sait faire beaucoup de choses, mais on ne peut pas se fier à lui si on ne le surveille pas. C’est pour ça qu’il faut embaucher en même temps Mick le Maton. On ne peut pas prévoir à quel moment il va se lancer dans son petit numéro de marche funèbre.

— Mira dispose ainsi d’une réserve de main-d’œuvre, c’est ça ?

Vickory sourit un peu aigrement et dit :

— Exactement.

— Pourriez-vous me fournir leurs noms ?

Le régisseur s’exécuta et Bony les nota au dos d’une enveloppe. Plus tard, l’inspecteur le vit se diriger vers une maisonnette devant laquelle des vêtements séchaient sur une corde. Comme certains étaient féminins, il devina que Vickory habitait là avec sa femme. Il en fut certain quand un petit enfant tourna au coin de la maison pour venir à la rencontre de Vickory qui le prit dans ses bras.

Comme le bureau était ouvert, Bony y entra et trouva Mme Cosgrove en train de taper à la machine. Il serait ressorti si elle ne l’avait pas prié de rester.

— Vous êtes allé voir le fleuve, je suppose ? Ça ne présage rien de bon, n’est-ce pas ? Je suis contente que vous soyez venu. Je voulais vous parler.

Elle portait une robe de tous les jours en vichy et, à présent, ses yeux étaient d’un gris plus foncé qu’au moment où il les avait vus dans le salon, la veille. Elle avait également la voix plus dure.

— Tout d’abord, que pouvons-nous faire pour rendre votre séjour confortable ?

— Rien. Votre hospitalité est parfaite. Il y a toutefois un service que je voudrais vous demander. Le bureau où travaille MacCurdle dispose d’une petite pièce adjacente. Pourrais-je l’utiliser ? Vous comprenez, je vais peut-être devoir interroger des gens et prendre des dépositions.

— Mais certainement, inspecteur. Ce serait plus commode pour tout le monde que d’avoir des gens dans la maison. La pièce est meublée. En fait, M. MacCurdle s’en sert pour se détendre.

— Merci. J’essaierai d’éviter de gêner M. MacCurdle.

Mme Cosgrove sourit et, pour la première fois, Bony vit la femme et non celle qui portait un masque masculin. Il s’aperçut qu’il était soumis à un examen attentif. Quand Mme Cosgrove se rendit compte de ce qu’elle faisait, elle se mordit la lèvre inférieure et s’empressa d’expliquer :

— Je suis impolie, inspecteur. Pardonnez-moi. Voyez-vous, le commissaire Macey et son épouse sont de bons amis à moi depuis plusieurs années. L’autre jour, nous avons parlé de vous. Il a évoqué votre carrière remarquable et j’ai eu du mal à faire le lien entre vos capacités professionnelles et votre personnalité. En lisant des romans et des pièces de théâtre, j’avais cru comprendre que les inspecteurs de police constituaient une catégorie très différente de celle des gens ordinaires. Et voilà ! Je viens de commettre un autre impair !

— Pas du tout, je vous assure. Les inspecteurs de police constituent vraiment une catégorie très différente. Je le sais. Je les ai fréquentés pendant des dizaines d’années. Ils croient tout savoir. Ils dirigent des services infaillibles. Et ils échouent pourtant souvent. Parce que je ne revendique aucun privilège, il se trouve que je fais partie des gens ordinaires et n’ai rien d’un inspecteur de police. Vous devriez entendre mon directeur régional me reprocher de ne pas être un vrai policier.

Mme Cosgrove trouva le sourire éclatant assez plaisant. La réserve avec laquelle elle avait accueilli et traité Bony jusque-là fondit. Il ouvrit les yeux et elle fut prise dans les rets qui avaient déjà attrapé tant de gens. La sensation ne dura qu’un instant et, ensuite, Mme Cosgrove ne fut pas certaine d’avoir ressenti ce qu’elle avait eu l’impression d’éprouver.

— Je me rappelle qu’au début de ma carrière, j’étais prétentieux et enclin à la vantardise. Et puis, j’ai compris que nos traits de caractère n’étaient pas créés par nous-mêmes, mais hérités. J’ai hérité certains dons de mon père, et d’autres de ma mère et de son peuple. En revanche, les inspecteurs penchent trop d’un côté, pourrions-nous dire. Leurs qualités leur ont été transmises par une seule race. C’est pourquoi, comparés à moi, ils sont très défavorisés.

— Inspecteur Bonaparte, vous vous moquez de moi.

— J’exagère peut-être un tout petit peu, mais je ne me moque pas de vous, dit-il, un rire flottant autour de sa bouche mobile. Où nous entraîne ce tête-à-tête, dites-moi ? N’avons-nous pas commencé par parler des inspecteurs de police ? Si, si, je m’en souviens. Soyons francs. Vous êtes intriguée par mon grade et je crois qu’à l’avenir, vous n’aurez aucun mal à vous faire une idée plus claire de votre invité si vous gardez à l’esprit ce que je vous ai dit des inspecteurs et si vous oubliez que j’en suis un. Tous mes amis m’appellent Bony. Ne pouvons-nous pas être amis ?

Mme Cosgrove éclata de rire et Bony dit en feignant d’être peiné :

— C’est vous qui vous moquez de moi, maintenant.

— Mais non. Je commence seulement à saisir ce que Tom Macey disait de vous. Oui, nous allons être amis. Mais, je vous en prie, ne vous attendez pas à ce que je vous comprenne immédiatement. On dirait que j’entends Ray et Mac qui reviennent et c’est l’heure du thé de la matinée.

Tout en buvant du thé et en mangeant des scones beurrés, Ray et le directeur d’exploitation informèrent Mme Cosgrove de l’état de la digue et énumérèrent les endroits où des travaux s’imposaient. Elle montra une feuille sur laquelle elle avait tapé la hauteur des eaux à différents endroits, en amont, pendant la grande inondation de 1925 et, en face, les hauteurs relevées ce matin-là. Les deux hommes examinèrent les données et son fils fut d’accord avec le directeur d’exploitation quand il affirma que la menace présente n’était peut-être pas aussi terrible que lors de cette année lointaine.

— Il se peut que vous ayez raison, dit-elle sèchement. Mon mari me disait que la zone la plus dangereuse se trouve face aux boîtes aux lettres, parce que si le vent d’ouest souffle en rafales, il crée des vagues qui viennent se briser sur la digue et font monter les eaux.

Le sujet les occupa pendant un bon moment. Une fois qu’ils eurent terminé, Bony demanda à Raymond Cosgrove de l’accompagner dans son « bureau ».

— Votre mère m’a aimablement accordé l’usage de cette pièce, Ray, expliqua-t-il après avoir refermé la porte. Il y a des points que je veux éclaircir et je suis sûr que vous pouvez m’aider. Nous allons procéder par questions et réponses et noter le résultat sous forme de déclaration.

— Allez-y, mon vieux.

Cosgrove sourit, puis fronça les sourcils.

— Mais vous n’allez pas révéler que Jill a tiré sur la porte, puis l’a brûlée ?

— Certainement pas. J’espère que vous n’en avez parlé à personne ? En fait, vous n’auriez pas dû être présent quand elle m’a raconté ça. Je vous y ai autorisé parce que j’ai senti que vous teniez beaucoup à elle.

— C’est bien le cas. D’accord, laissez-moi vous aider de mon mieux.

— Indiquez-moi le nombre de trajets que vous faites… disons en un mois jusqu’à la boîte aux lettres.

Bony fut content de voir Cosgrove se montrer prudent, ce qui prouvait son sérieux.

— On y va six jours sur sept. Disons que j’ai dû emporter le courrier quatre fois par semaine. Mac aime bien aller se promener là-bas de temps en temps.

— Merci. Et maintenant, détendez-vous et reportez-vous au jour où vous avez découvert la camionnette de Lush. À quelle heure étiez-vous parti d’ici ?

— Le courrier est toujours prêt à 11 h 15 quand le car vient de Bourke. Ça laisse le temps d’aller tranquillement là-bas.

— Ce matin-là, vous avez longé la clôture du jardin, traversé le bras mort, puis suivi la rive ? C’est bien ça ?

Raymond le confirma d’un signe de tête.

— À l’exception des employés, avez-vous aperçu ou croisé quelqu’un ?

— Non.

— Avez-vous entendu quelque chose d’inhabituel ?

— Non, je ne pense pas.

— Donc, en arrivant en face des boîtes aux lettres, vous avez descendu la pente jusqu’à la levée de sable, vous avez contourné le trou d’eau et vous avez escaladé l’autre rive. C’est à ce moment-là que vous avez vu la camionnette ?

— Je l’ai vue avant de traverser.

— En arrivant devant les boîtes aux lettres, qu’avez-vous fait ?

— Je me rappelle que je me tenais près de notre boîte et que j’ai cherché Lush des yeux. Je ne l’ai pas vu et je me suis dit qu’il était tombé en panne sèche et qu’il était reparti chez lui à pied. Il y a huit cents mètres tout au plus. Je me suis alors rappelé qu’il était plus de 11 h 30 et j’ai pensé que Lush devait avoir la gueule de bois ou être bougrement trop fatigué pour rapporter de l’essence et conduire sa voiture jusque chez lui. J’ai donc vérifié la jauge en mettant le contact. Le réservoir était vide.

— Mais vous n’avez pas pensé à chercher des traces de pas ?

— Qu’est-ce que vous croyez ? Il y avait là la camionnette et Lush était rentré chez lui. D’ailleurs, le vent soufflait et le sol, par là-bas, est recouvert d’une couche de terre légère, facilement balayée par les rafales. Non, je n’ai vraiment pas pensé à chercher des traces.

— Vous avez dit, il me semble, que les phares n’étaient pas allumés. Qu’avez-vous fait après avoir vérifié le niveau d’essence ? Réfléchissez bien.

— Bon, j’ai remarqué le carton de bières, sur le siège, j’ai tendu la main et je me suis aperçu qu’il était vide. Ça m’a un peu surpris, parce qu’il n’aurait pas dû se trouver là sans bouteilles. Ensuite, j’en ai conclu que Lush avait probablement fourré les bouteilles dans un sac qu’il gardait sans doute à l’arrière pour ménager son pantalon s’il devait changer une roue, et qu’il était plus facile de les transporter dans un sac que dans le carton. J’étais certain que c’était bien ce qu’il avait fait parce que la portière du passager n’était pas fermée.

— Celle qui se trouvait près du carton vide ?

— C’est ça, Bony.

Après y avoir été encouragé, Cosgrove poursuivit :

— Quand Tolley est arrivé dans le car postal, je lui ai remis notre sac et j’ai pris le courrier qui nous était adressé. Pour éviter de descendre, il m’a tendu le sac des Madden. Je me suis approché de leur boîte et je l’ai trouvée vide. Tolley avait des passagers. Nous avons tous deux parlé de la camionnette et conclu que Lush était rentré chez lui et n’était pas revenu la chercher.

— Est-ce que le facteur a précisé s’il avait croisé un véhicule sur la route ce matin-là ?

— Non. Pourquoi ?

— Pour autant que nous le sachions, vous êtes la première personne à avoir vu la camionnette abandonnée. Il devait être 11 h 40 ou 11 h 45. C’est assez tard.

— Je vois où vous voulez en venir, inspecteur. Mais un véhicule quelconque a très bien pu se diriger vers le sud avant que j’arrive aux boîtes pour attendre le courrier.

— J’ai envisagé cette possibilité, reconnut Bony avec gravité. Je voudrais bien savoir où sont passées les six bouteilles de bière et les trois bouteilles de whisky qui se trouvaient dans le carton quand Lush a quitté White Bend. Examinons maintenant l’hypothèse que vous m’avez exposée le matin où vous êtes venu chez les Madden et m’avez trouvé là. À votre avis, Lush était tombé de la falaise. Ensuite, Vickory m’a dit que, d’après lui, Lush s’était énervé, avait arraché un pied à la boîte aux lettres et s’en était pris à son véhicule. Une fois le bout de bois cassé, il s’était précipité pour en chercher un autre, n’avait pas vu la boîte dans le noir et avait donc basculé dans le vide. Avez-vous parlé de ça avec Vickory ?

— Oui, le jour même.

— Vous n’aviez pas remarqué qu’il manquait un pied à la boîte ?

— Non, je m’intéressais trop à la camionnette.

— Vous n’avez pas aperçu un morceau de bois sur le garde-boue avant ?

— Je ne m’en souviens pas. Si je l’ai vu, ça n’a eu aucune signification pour moi.

— Que pensez-vous de l’hypothèse de Vickory ?

— Les choses auraient pu se passer de cette façon, mais pas au moment où il est tombé en panne, seulement quand il est revenu avec l’essence.

Bony mit un terme à ses questions et se roula une cigarette. Au bout d’un moment, il déclara :

— Je serais tenté de donner raison à Vickory s’il n’était pas impossible que Lush ait rapporté de l’essence dans sa poche. Il était bien obligé d’avoir un bidon qu’on aurait retrouvé dans la camionnette ou à proximité. Or il n’y en avait pas.