UN PARI PAYANT

Les martins-chasseurs caquetaient et ricanaient, les cacatoès qui s’abattaient par centaines bavardaient et accomplissaient des exploits aériens comme s’ils voulaient se montrer à leur avantage avant le début de la période d’accouplement, des milliards de grenouilles remontaient de l’eau et coassaient, coassaient, coassaient. Dans le ciel pur, le soleil irradiait sa chaleur et apportait la promesse d’une pousse rapide à l’herbe des prairies sablonneuses.

Une fois de plus, Bony se posta sur la digue et examina le Caniveau de l’Australie. De l’eau s’écoulait dans les bras morts, derrière le jardin. On la voyait cheminer, animée par les ruisseaux paresseux. La masse du fleuve lui-même glissait plutôt qu’elle ne courait dans le large coude, contournait Bony, passait devant le hangar à tonte et le camp abandonné, en face. La rive opposée, bien plus basse que celle de Mira, semblait à un mètre seulement de l’eau.

Le long de tous ces coudes, cette rive externe s’inclinait vers le lit et, là aussi, le fleuve avait amassé du sable blanc pour former une levée. Elle n’aurait pas été difficile à escalader, tandis que les pentes raides de la section rectiligne, maintenant détrempées par la pluie, devaient être aussi glissantes qu’une perche bien huilée et infiniment plus dangereuses.

Comparable à une falaise, la rive bordée par la levée ne dépassait l’eau jaunâtre que de trois mètres cinquante environ. Le fleuve continuait à charrier des petites masses de débris végétaux, de plus grosses constituées de branches, et, de temps à autre, ce qui ressemblait à un gommier entier. La surface métallique était parfois brisée par les rondins jusqu’ici enfouis au fond et que la longue période de sécheresse, avant la crue, avait rendus presque aptes à flotter. Ils s’élevaient et s’enfonçaient, pour finir par s’immerger définitivement. S’ils remontaient sous un bateau, ils pouvaient fort bien jeter son occupant à l’eau. C’était là le plus gros risque. Pour réussir à traverser le fleuve, il fallait seulement choisir le bon itinéraire et le bon moment.

Bony soupesa les risques et les bénéfices éventuels de l’opération pour son enquête. Les risques étaient évidents, les bénéfices nébuleux. Il s’était rendu au camp abandonné par les Frères, avait farfouillé dans les détritus, mais l’avait fait uniquement pour découvrir quelque chose qui relierait les trois hommes à Lush et à sa camionnette. Même s’il trouvait une bouteille de Green Label, elle n’apporterait pas la preuve de la complicité des Frères dans le meurtre. Ils avaient de l’argent pour s’acheter du tabac et de la nourriture ; ils avaient donc de l’argent pour s’acheter du whisky.

Bony sentait cependant qu’il y avait urgence et que le fleuve lui refuserait peut-être une autre occasion d’examiner les lieux du crime et de chercher à reconstituer les faits et gestes de ceux qui pouvaient y être impliqués. Dès le soir, la rive opposée serait inondée et le méandre du Fou deviendrait un simple lac clouté d’arbres. Si l’inspecteur ne parvenait pas à appréhender le meurtrier de William Lush, il regretterait certainement de ne pas être retourné au camp abandonné.

— Ce serait une folie de le tenter, Bony, dit Mme Cosgrove, qui se tenait près de lui.

Ray se planta à côté de lui et, d’un ton convaincu, donna raison à sa mère.

— Je crois faisable de longer la rive en bateau jusqu’à l’endroit où le corps de Lush était retenu, expliqua Bony. Et ensuite, de traverser rapidement au moment où le courant emporte le bateau vers l’aval et permet de venir s’échouer sur cette bande de sable, là-bas.

— Ça semble faisable, mais c’est sacrément dangereux, dit Ray. Et comment avez-vous l’intention de revenir ?

— Par le même chemin. En remontant la rive opposée, puis en traversant de manière à être entraîné jusqu’au point de départ.

— Pourquoi voulez-vous faire ça, au juste ? demanda Mme Cosgrove. Qu’est-ce que vous espérez trouver là-bas ?

— Ce que je n’ai pas vu lors de ma visite précédente.

— Mais vous n’avez pas d’objectif précis ?

Bony soupira, haussa les épaules et s’employa à confectionner une cigarette.

— J’ai une longue liste de succès à mon actif, dit-il si doucement qu’il aurait pu parler tout seul. Ils se fondent sur la patience, la ténacité, l’observation. J’ai toujours eu un allié précieux, le temps. Si j’échoue dans l’enquête présente, personne ne m’accordera que j’ai été battu par le fleuve. Ce serait déjà assez terrible, mais le plus terrible, c’est que moi, je saurai que si je n’avais pas eu peur, j’aurais pu traverser et trouver un indice susceptible d’ajouter un nouveau succès aux autres. Je dois donc traverser, si je ne veux pas être incapable de croiser mon reflet dans le miroir en me rasant.

— Alors, plus tôt vous tenterez la traversée, mieux ce sera, dit le fils Cosgrove. Aidez-moi avec le bateau. Nous pouvons y arriver.

— Je n’ai pas l’intention de rester à vous regarder, dit Mme Cosgrove avant de s’éloigner.

Ray conduisit Bony jusqu’à un hangar proche où les deux bateaux étaient abrités, posés à l’envers sur des tréteaux. Il conseilla à Bony de prendre le plus petit, car il était le plus facile à manœuvrer à la rame. Ils le retournèrent donc et le placèrent sur un chariot.

— Emportez donc un aviron supplémentaire, Bony. Vous pourriez en perdre un. On ne sait jamais ce qui peut arriver.

Le bateau fut mis à l’eau sous le plan incliné de la pompe et Ray le retourna pour l’attraper par l’arrière et permettre à Bony de grimper.

— Vous savez ramer, je suppose ? railla le jeune homme. Acceptez le conseil d’un idiot, faites face à l’avant et poussez les rames. Comme ça, vous verrez où vous allez.

Maintenant qu’il allait commencer la traversée, Bony sentit son abattement céder.

— Tout va très bien se passer, dit-il par-dessus son épaule avant d’armer les avirons. Aidez-moi à partir et merci.

Il remarqua que l’arrière s’enfonçait sous la poussée du jeune homme, puis sentit l’embarcation frémir et entendit un grand bruit. Il se dit que Ray était tombé et il allait faire tourner le bateau quand il entendit :

— Avancez à toute vitesse, Bony, si nous ne voulons pas être pris dans le bras mort !

— Espèce d’imbécile ! Qu’est-ce que vous faites dans ce bateau ?

— Vous ne pouvez pas ramer tout près de la rive avec votre aviron sorti à tribord ! Je peux godiller tout doucement à l’arrière et maintenir le bateau tout près du bord.

Quand ils passèrent l’embouchure du bras mort, il ordonna à Bony de rentrer ses avirons ; l’inspecteur se retourna et gronda son compagnon qui était debout et faisait calmement avancer l’embarcation à trente centimètres de la rive escarpée et glissante.

— Taisez-vous, Bony. Je suis le capitaine de ce vaisseau. Gardez votre souffle pour ramer. Vous en aurez besoin.

— Espèce de fou ! hurla Bony, réellement en colère. Mme Cosgrove va m’en vouloir de vous avoir autorisé à prendre des risques sans la moindre raison. Nous allons rentrer. Faites tourner le bateau.

— Occupez-vous de votre boulot, monsieur. Jusque-là, nous nous en tirons très bien.

Bony renonça. Il était trop tard pour faire demi-tour. Il avait conscience que la rive défilait d’un côté et qu’un arbre énorme passait de l’autre, ses branches semblant se tendre vers la coque. L’inactivité commençait à peser sur Bony quand Ray lui demanda s’il pensait qu’ils avaient suffisamment remonté le courant pour traverser.

— Et vous, qu’en pensez-vous ? riposta-t-il en reconnaissant, à bon escient, que le jeune homme avait beaucoup plus d’expérience que lui.

— Ça doit aller. Voyons ce qu’il y a devant nous. Bon ! La voie est libre, en dehors des sous-marins qui remontent à la surface. Allez-y, maintenant, ramez comme un fou !

Bony s’exécuta et Ray s’efforça de maintenir l’avant légèrement tourné vers l’amont. Le courant les emporta. Sur la rive d’en face, les arbres semblaient se trouver à des kilomètres et marcher avec détermination vers l’amont. Ray commença à siffloter la ballade du trimardeur5 sur un rythme de marche. Puis l’aviron de tribord que maniait Bony racla sur quelque chose de plus dur que l’eau et, à côté d’eux, surgit un « sous-marin ». Heureusement, il était apparu à droite et, quand Bony replongea son aviron, le rondin s’était enfoncé.

Cosgrove s’écria gaiement :

— Vous voyez ce que je voulais dire, Bony. Ça suffirait à couler un bateau de guerre. Fouettez-moi cette eau, mon vieux. Encore quinze ou vingt kilomètres.

Une masse d’écorce prise dans une branche flottante fonça sur eux et Ray dut tourner l’avant du bateau complètement vers l’amont pour la laisser passer entre eux et le bord. La rive était maintenant à une cinquantaine de mètres.

Quand ils entrèrent dans l’étroite bande de contre-courant, Bony se sentit reconnaissant d’avoir évité mille petits écueils et convaincu qu’il n’aurait jamais réussi à traverser sans l’aide énergique de Ray Cosgrove. En godillant, le jeune homme rapprocha le bateau de la langue de sable et y maintint l’avant.

Bony jeta l’ancre sur la terre, sauta du bateau et le hissa pour permettre à Ray de le rejoindre.

— On s’est bien débrouillés, Bony. On mérite une clope.

— D’ailleurs, nous avons un public, Ray.

Le cuisinier, Jacko et Mme Cosgrove étaient postés sur la digue. Ils étaient trop loin pour permettre aux deux hommes de déchiffrer leur expression, mais Ray se risqua à la deviner et, prenant un ton enfantin, annonça :

— Maman va être drôlement en colère quand j’vais rentrer à la maison.

— Bien fait pour vous. Elle en a le droit, dit sévèrement Bony. Je ne veux pas me montrer ingrat, mais je ne saurais approuver votre acte. Je n’y aurais certainement pas consenti. Et maintenant, faisons une petite promenade.

Ils escaladèrent la rive et, là, virent l’eau au milieu des arbres, dans le coude. Presque tout de suite, ils aperçurent un serpent-tapis long de deux mètres et demi ou presque ; ils devaient rencontrer bien d’autres espèces, en raison de la crue, des serpents-diamants aux serpents noirs.

Ils s’armèrent de bâtons et avancèrent sous la rangée de gommiers rouges dont les feuilles tombées par terre facilitaient la marche en recouvrant l’épaisse couche de boue. Ils entendaient le bruit des machines, au loin, près du hangar à tonte, et, comme personne ne se trouvait près du feu de camp, Bony supposa que Harry Marche Funèbre et son copain travaillaient.

Une fois sur les lieux du camp mouillé, déserté, Bony demanda à Ray de s’asseoir sur une souche et de garder le silence pendant qu’il allait et venait, se concentrant pour déchiffrer une histoire sur le sol détrempé. Comme il l’avait précédemment remarqué, les perches grossièrement élaguées prouvaient que chacun des Frères avait tendu une bâche en V inversé pour s’abriter en cas de pluie et, dessous, avait amassé un épais tapis de feuilles. C’était une pratique universelle parmi les trimardeurs qui avaient l’intention de camper plus d’une nuit.

À coups de pied, Bony dispersa alors ces matelas de feuilles en espérant que l’un des hommes y avait glissé un objet de valeur avant de l’oublier. Il ne trouva rien. Il vit deux autres matelas et les détruisit également. Puis il se rendit compte qu’ils n’étaient pas surmontés de pieux. Cinq hommes avaient donc campé là, les trois Frères et deux autres. Il devrait tâcher de savoir de qui il s’agissait.

Les Frères n’avaient pas négligé les fourmis ; ils avaient jeté des bouteilles et des boîtes de conserve dans un trou peu profond, à une douzaine de mètres du camp et, là, Bony trouva des flacons de sauce tomate et Worcester en nombre bien plus important que les rares bouteilles d’alcool et les quelques bouteilles de bière.

Bony appela Ray et lui demanda si les bouteilles de whisky irlandais portaient la marque du fabricant. Ayant obtenu une réponse positive, il chercha vainement la marque Skilly. Les détritus avaient été fouillés par un chien depuis la pluie. Les vents d’est avaient plaqué des journaux et la couverture mémorable du Bulletin de l’éleveur contre les buissons et les arbres et, malgré la pluie torrentielle, beaucoup étaient restés là. Il n’y avait pas un seul fragment de papier de soie.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda Ray quand Bony vint s’asseoir à côté de lui pour fumer une cigarette.

— Rien d’important. Cinq hommes ont toutefois campé ici, et non pas trois. Les Frères avaient deux invités.

— Quel dommage d’avoir fait cette petite promenade en bateau pour rien ! N’empêche que ça changeait un peu du travail habituel.

— Vous ne direz peut-être plus la même chose pendant le trajet du retour.

— Oh ! on va bien s’en tirer, dit Ray avec l’aplomb de la jeunesse. Mince alors, regardez !

Il y avait là une petite chienne aux origines fort diverses. Elle les regardait, perchée sur les détritus, et agitait lentement la queue, comme si elle hésitait à se faire une opinion sur eux. Lorsque Ray émit un sifflement perçant, la queue fouetta l’air et, soulagée, la bête s’avança en grognant tout bas de plaisir. Ses flancs s’incurvaient tant elle était affamée.

— Les Frères doivent l’avoir abandonnée, dit Ray.

Il claqua des doigts pour l’encourager. Elle s’approcha et forma un S avec son corps.

— Elle allaite des petits – elle les a probablement cachés et ne veut pas partir sans eux.

Ray commença à parler à la chienne comme si elle comprenait l’anglais, lui demanda comment allaient ses chiots et où ils étaient. Bony recommença à examiner le camp et, en ayant la chienne à l’esprit, chercha vainement des os. Il vit alors la chienne qui s’élançait vers le coude en entraînant Ray Cosgrove à sa suite. Il farfouilla une nouvelle fois dans les matelas et sa constance fut récompensée au moment même où Ray l’appelait.

Il ramassa la cartouche de calibre 32, l’empocha et s’attaqua aux feuilles à pleines mains pour mieux les écarter. Il ne trouva rien d’autre et alla rejoindre Cosgrove devant une grosse branche arrachée par le vent. L’absence d’os dans le camp s’expliquait par le nombre de ceux qui, parfaitement rongés, se trouvaient ici.

— Elle a eu ses petits là-dedans, dit Ray en montrant le creux, à l’une des extrémités de la branche. On les entend. J’ai essayé de tendre la main, mais elle ne me laisse pas les toucher.

— Ça ne va pas être facile de les sortir de là. Nous ne pouvons pas les abandonner ici, ni eux, ni la mère.

Bony se força à chasser de son esprit la cartouche et les deux campeurs supplémentaires pour se consacrer au problème des chiots.

— Si seulement nous avions un bout de fil à clôture.

— Du fil à clôture ? Si ce n’est que ça, il y a une ancienne clôture un peu en aval. Combien vous en faut-il ?

— À peu près deux mètres, pour ne pas être trop juste. Apportez-le et, pendant ce temps, je vais essayer d’attirer la mère.

Ray Cosgrove s’éloigna. Bony s’accroupit et siffla gaiement en jouant avec la cartouche qui se trouvait dans sa poche.