BONY ET SA PELLE

Bony emprunta un vieux pantalon et des bottes et se présenta devant Vickory pour se mettre au boulot le lendemain matin. Ses camarades de travail l’accueillirent avec un sourire sarcastique et lui proposèrent dix ou douze pelles.

— Ça va être impeccable, déclara l’homme solennel au manteau déchiré. Voir un fichu policier du bon côté de la pelle va me donner l’impression de retrouver ma jeunesse.

— Dans ce cas, l’inspecteur et vous, vous pouvez vous rapprocher du bulldozer, ordonna Vickory.

Tous deux s’exécutèrent. Au bout de vingt minutes d’un travail silencieux, mais assidu, Champion demanda si Bony avait été mis à contribution pour payer sa bouffe et, avec un sursaut d’indignation, Bony rétorqua qu’il ne bosserait pas pour un éleveur au-dessous du tarif syndical.

— Quelle est la prime qu’ils versent ? demanda-t-il.

— Ce matin, elle l’a fait grimper à la moitié du salaire. Ensuite, elle avait l’air en rogne parce qu’on allait pas vite. J’déteste me faire lorgner par une patronne.

Bony annonça qu’il était bien d’accord et la conversation se fit alors par à-coups. Ils discutèrent du fleuve et des chances qu’ils avaient de le battre. Puis Champion mentionna Lush et demanda si Bony arrivait à s’en sortir avec cette affaire.

— Je cale, Champion. Je n’ai pas pu repérer de traces avant la crue. À propos, où étiez-vous le jour où Lush a disparu ?

— Je campais avec un type qui s’appelle Smith le Mineur à l’ancienne cabane à laine de Murrimundi. Ne me mêlez pas à ça.

— N’empêche que vous n’avez que sa parole et lui la vôtre pour l’attester. À moins que je ne me trompe ?

— Non. Y avait pas d’autres trimardeurs. Mais on a un alibi, si c’est ce que vous cherchez. Le jour où on a retrouvé cette camionnette, y a deux types de la maison d’habitation qui sont venus charger des vieilles tôles. On avait péché un peu plus haut et, quand on est revenus, ils étaient là. Demandez-leur.

— Je ne crois pas que je vais prendre cette peine. Je commence à me dire que Petersen est mon homme. Il campait ici la veille et il est parti très tôt pour aller travailler chez les Vosper. On m’a dit qu’il avait un revolver de calibre 32 et c’est ce calibre qui a tué Lush. Mais me voilà bloqué ici et il se trouvera peut-être à mille kilomètres quand je pourrai échapper à cette crue. Vous n’avez pas besoin de parler de ça aux autres.

— Sûr que non ! s’écria Champion, et Bony sut qu’il en serait question autour du feu de camp ce soir-là. Comment vous vous êtes aperçu que le vieux Pete avait un revolver ?

— Il me l’a dit.

— Il vous l’a dit ? Vous allez le boucler pour ça ?

— Certainement pas, répondit Bony. Ça ne me regarde pas tant que je ne lui ai pas collé le meurtre sur le dos. Je n’alpague pas les gens parce qu’ils cachent une arme. C’est le boulot de la police de Nouvelle-Galles du Sud. Moi, je suis inspecteur dans le Queensland. Vous l’ignoriez ?

— Non. Mais tous les policiers se serrent les coudes, pas vrai ?

— Dans de nombreux cas, oui. Mais pas dans d’autres. Nous avons nous aussi un syndicat. On s’en tient au règlement, comme les autres. On ne trahit pas les camarades d’un autre État. On ne s’occupe que des homicides. N’empêche que je serais bien embêté si tous les trimardeurs du Darling avaient une arme. J’ai une femme à nourrir.

Pendant le thé de l’après-midi, Bony commença à ressentir les effets de ce labeur inaccoutumé et, bien avant l’heure de cesser, il observait le soleil. Une douche chaude revigora ses muscles fatigués. Il se sentait heureux d’avoir vérifié les dires de Smith le Mineur, qui avait affirmé qu’aucun autre trimardeur n’était arrivé à la cabane pendant qu’il s’y trouvait avec Champion, et d’avoir concentré l’attention sur Petersen.

Tout de suite après le dîner, il chaussa des tennis teints en noir et remplaça son col par un foulard noir. Il nota la direction du vent léger et, dans l’obscurité, s’approcha suffisamment du feu de camp pour écouter la conversation des trimardeurs. Il n’était pas arrivé depuis longtemps quand Champion joua inconsciemment le rôle qu’il lui avait assigné.

— Le flic m’a dit qu’il en avait après Petersen. D’après lui, Petersen est parti d’ici pour aller travailler pour les Vosper le matin où Lush a été liquidé. Il croit que Lush se trouvait à côté de la camionnette, qu’il a menacé Petersen et que le vieux l’a tué.

— À mon avis, il en est bien capable, dit Silas Wishart. Même à son âge, Lush ne devait pas être trop fort pour lui.

Ils parlèrent de Petersen comme de l’assassin présumé et la majorité d’entre eux l’estimait innocent. Puis quelqu’un fit remarquer que la police devait de toute façon être sur son dos parce qu’il avait un revolver, et Champion reprit ce point en leur faisant part de l’aversion qu’éprouvait Bony à contrevenir aux règles syndicales. C’est alors que se révéla exact le dicton selon lequel en écoutant aux portes, on entend rarement des compliments sur soi.

— C’est un drôle de flic, fit Dean le Bosco, un homme trapu. Il dit peut-être la vérité. Ces métis sont assez malins. Ils parlent pas beaucoup et sont pas du genre à aller tout raconter au patron. Il est ici pour une affaire de meurtre, alors pourquoi est-ce qu’il devrait embêter les types qui ont un revolver ? Moi aussi, j’en ai un, comme j’ai pas de copain qui voyage avec moi.

— Moi non, dit le Cycliste du Paroo. J’ai assez d’emmerdes comme ça avec les flics. Un couteau ordinaire bien planté, ça me suffit. Mais c’est vrai que les métis sont culottés avec les patrons. On leur donne comme la main et ils prennent comme le bras.

Champion ne pouvait pas se résoudre à abandonner son sujet.

— Il paraissait assez certain que Petersen avait buté Lush. Il se plaignait de l’avoir compris seulement depuis hier soir et, maintenant, avec la crue, il est bloqué et peut pas se lancer à ses trousses. Je lui ai demandé pourquoi il en était aussi sûr et il a pris l’air entendu. Alors, je lui ai dit que c’était peut-être pas le vieux Petersen et vous savez quoi ? Quand j’ai dit que ça pouvait être quelqu’un qui campait ici, il a dit qu’il était sûr que l’assassin était pas là parce qu’il aurait filé depuis plusieurs jours et que personne n’a filé.

— C’est bien vu, dit Mick le Maton. Si j’avais liquidé Lush, je ne serais pas ici en ce moment, inspecteur ou pas inspecteur. Je ne resterais pas à proximité des lieux du crime.

— T’avais bien un revolver, Mick. Tu l’as toujours ? demanda un homme que Bony connaissait sous le nom de Bill Wishart.

— Je l’ai échangé contre une Winchester 44. Ça devait être il y a deux ans. Le type s’appelait Miles le Professeur. Vous l’avez déjà vu par ici ?

— J’ai entendu parler de lui, dit Wally Watts. Il est du Victoria, hein ? Il savait se débrouiller, d’après ce qu’on m’a dit.

— Ça oui, confirma Mick le Maton.

Harry Marche Funèbre dit :

— Le coup est parti. Boum… boum… boum…

— Oh ! arrête avec ça, protesta Mick. Tu ne peux pas continuer à prendre les choses au tragique et il ne reste pas beaucoup de comprimés. Tiens, tu ferais mieux d’en avaler un tout de suite. Je vais te chercher de l’eau.

Le grand type lugubre se leva et avait répété deux fois sa note solennelle quand son copain lui apporta de l’eau, l’obligea à avaler le comprimé et l’emmena se coucher.

Un silence prolongé suivit. Champion le brisa.

— Il s’occupe de lui comme si c’était son fils. J’crois pas que Harry aille plus mal, hein ?

La question s’adressait à Dean le Bosco, mais c’est Silas Wishart qui répondit.

— Si, il va plus mal. Ils campaient avec nous et Harry a déliré quatre fois en deux jours. Avant, ça lui arrivait pas plus d’une fois par semaine. Le moment viendra où Mick sera obligé de le faire enfermer. Et Mick le sait bien, d’ailleurs. C’est marrant ! J’aime pas plus les gardiens de prison que les flics, mais je serais prêt à lui rendre service n’importe quand.

— Ouais, c’est un bon bougre, le pauvre, reconnut le Cycliste du Paroo en se levant. Bon, je vais réenrouler dans mes couvertures. Je suis vanné.

Les Frères dirent qu’ils étaient vannés eux aussi et les autres hommes s’éloignèrent dans la nuit pour se diriger vers le hangar à tonte. Wally Watts se leva, s’étira et se rassit sur sa caisse.

— Les Frères parlaient de débrayer demain. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Moi, j’veux bien, dit Dean le Bosco.

Champion vota contre.

— Ça semble pas correct, dit-il. On est bien payés.

— C’est ce que j’en pense, dit Wally Watts. Il va falloir qu’on vote, de toute façon, et je me rangerai à l’avis de la majorité. Je vais me pieuter. Bonne nuit !

Les autres partirent avec lui et, l’air songeur, Bony alla rejoindre MacCurdle dans le bureau.

— Je crois que demain, nous aurons le plus fort de la crue, Mac. Le vent s’est orienté au nord et les étoiles ne sont pas bien nettes. Savez-vous ce que Macey a dit de la carte météo d’aujourd’hui ?

— Il y a des basses pressions qui approchent et un changement de temps est prévu. Peu après votre départ, ce soir, la radio a annoncé que le changement gagnerait notre État dans quarante-huit heures. Comme vous le disiez, si le vent d’ouest souffle fort, nous pourrions y avoir droit.

— Je vais me coucher, dit Bony. La journée de demain sera peut-être rude.

— Vous n’êtes pas obligé de travailler sur la digue. Bien que j’apprécie votre geste.

— Personne ne sera de trop, Mac.

Bony se leva à l’aube et fut consterné en voyant l’eau recouvrir la rive et atteindre le pied de la digue. À l’endroit où le fleuve s’engouffrait dans le coude, la surface bouillonnait légèrement et, sur la rive opposée, la rangée de gommiers s’enfonçait un peu plus dans l’eau. Après le petit déjeuner, il alla travailler et ne trouva pas un seul homme.

— Ils tiennent une réunion, lui dit le cuisinier des employés. Même Jacko y est allé.

— Où est-ce qu’ils la tiennent ?

— Dans le hangar à tonte. Les employés de l’exploitation sont avec eux. Tout comme le directeur et Vickory. Ils attendent de voir comment les choses vont évoluer.

— Et vous, qu’en pensez-vous ?

Les yeux du cuisinier flamboyèrent et le sourire qui flottait sur ses lèvres était amer.

— S’ils font grève, moi aussi, et ils n’auront rien à bouffer. C’est de bonne guerre, non ?

Bony l’approuva d’un signe de tête et se hâta de se rendre au hangar. Il trouva le régisseur et le directeur d’exploitation dehors, debout, près du tas de cendres du feu de camp. Un homme s’adressait à ses camarades. Bony salua Vickory et MacCurdle, entra dans le hangar et se plaça au fond de l’assemblée de travailleurs. Silas Wishart disait :

— Et voilà, les gars, Mme Cosgrove dit qu’elle veut pas augmenter la prime. Nous savons bien que le salaire d’un employé d’exploitation est inférieur à celui d’un ouvrier de la ville, même en comptant la prime. Je propose de faire grève jusqu’à ce que notre prime double la paye. Le travail est dur et vaut bien ça.

— D’accord, on va passer au vote, dit le Cycliste de Paroo. Si le vote est en faveur de la grève, les jaunes n’auront qu’à s’tenir à carreau.

La menace de se faire traiter de jaune retiendrait les hommes de poursuivre le travail si la majorité en décidait autrement. Certains se dévisagèrent en essayant de deviner l’issue du vote. D’autres trahissaient de la nervosité. Bony vit une table à laine, tout près. Il grimpa dessus pour s’adresser aux hommes stupéfaits.

— Si vous décidez de vous mettre en grève, il y aura des conséquences inévitables, commença-t-il, ses yeux bleus lançant des éclairs. Je vais vous dire lesquelles. La première, c’est que la propriétaire de Mira est une femme et une femme très têtue, qui déclare qu’elle n’augmentera pas la prime. Une grève aura presque certainement pour résultat la destruction de la digue par les eaux qui vont monter à cause du vent d’ouest. Ça ne sera pas une catastrophe aussi grande que certains d’entre vous le pensent. Non, pour Mme Cosgrove, ça n’en sera pas une, mais pour vous, ça oui, alors !

— Comment ça ? s’écria un homme.

— Descends de là, le flic ! hurla un autre.

Puis Wally Watts prit la parole.

— Attendez ! Laissez-le dire ce qu’il a à dire.

— Les choses vont mal tourner pour vous si vous vous mettez en grève maintenant, reprit Bony. Si la digue cède, vous savez ce qui va arriver à l’exploitation de Mira et je vais vous dire ce qui vous arrivera sûrement à vous. Vous allez être chassés de ce fleuve et la faim vous poursuivra, car aucune maison d’habitation ne vous donnera plus jamais à manger ni ne vous vendra quoi que ce soit. Votre liberté aura disparu, parce que pour l’instant, vous êtes libres d’aller où bon vous semble, quand vous l’avez décidé. Vous pourrez aller voir les cultivateurs de blé, ou partir pour les villes, et, là, vous aurez le choix tout simple de travailler ou de mourir de faim.

« Pendant des décennies, les maisons d’habitation ont eu pour coutume de donner de la nourriture à des hommes qui pourraient être embauchés en cas de besoin. C’est presque une loi de l’intérieur des terres et, si vous faites grève dans les circonstances présentes, vous mettrez fin à l’une des coutumes les plus belles qui soient.

Le soutien vint d’où il ne l’attendait pas.

— J’veux bien être pendu s’il a pas raison ! Y a quelqu’un qui ose me traiter de jaune ? demanda le Cycliste de Paroo avec une douceur sinistre.

Il fut soutenu par Wally Watts et Champion. Les autres les suivirent sans même prendre la peine de voter.