HACHE ET BALLE

La jeune fille était assise dans un fauteuil à bascule. À côté d’elle, au bout de la table, il y avait une Winchester à répétition, calibre 32. Dans cette vaste salle de séjour, la porte de derrière se trouvait à quatre mètres de là et, comme la porte principale et toutes les fenêtres, elle était verrouillée.

Bâtie sur un contrefort élevé, bien plat, qui venait buter sur la rive du Darling, la maison se blottissait contre un large arc de gommiers rouges. Un vent froid soufflait violemment des lointaines montagnes du Sud et manifestait sa colère contre l’obstacle que constituaient les arbres. Il empêchait la jeune fille d’entendre le bruit qu’elle guettait – l’arrivée d’une camionnette conduite par son beau-père.

Agée d’un peu moins de dix-neuf ans, elle était dotée d’une constitution robuste. Son corps remplissait tellement son chemisier de popeline et son pantalon d’homme que ses vêtements semblaient trop petits. Sous le large front, les yeux sombres cillaient rarement à la lueur de la lampe et la grande bouche conservait son expression de détermination. De temps à autre, la lumière faisait luire ses cheveux bruns et, impitoyable, révélait les effets ravageurs du soleil et du vent sur son teint. Le dur labeur avait rendu ses mains calleuses.

Dans une autre pièce, une femme gémit, puis appela :

— Jill ! Donne-moi un autre comprimé d’aspirine !

Jill Madden augmenta la mèche de la lampe posée sur la commode de la chambre. À côté, il y avait une carafe d’eau, un flacon d’aspirine et des pommades. La malade avait les yeux bandés ; la jeune fille fut obligée de la redresser sur son lit et de glisser doucement les cachets entre ses lèvres fendues.

— Ça fait encore mal, maman chérie ? demanda-t-elle avec compassion.

Dès que sa mère eut bu un peu d’eau, elle ajouta :

— Essaie de dormir.

Pendant que Jill lui reposait la tête sur l’oreiller, sa mère soupira et dit :

— C’est surtout dans les côtes qu’il m’a donné des coups de pied. Et j’ai l’impression d’avoir des fers rouges à la place des yeux et du nez. Mais ne t’en fais pas, Jill. Ça va passer. J’en suis sûre.

— Si tu ne vas pas mieux demain matin, je téléphonerai à la police. Nous sommes toutes les deux à bout, ça suffit, maintenant.

— Non, il ne faut pas, protesta la mère. Demain, je me sentirai mieux et nous parlerons à ton père. Il va falloir qu’il se conduise correctement et qu’il s’arrête de boire. Il ne faut à aucun prix alerter le gendarme Lucas. Nous ne pouvons pas nous permettre un scandale. C’est moi qui ai fait mon lit et je dois m’y coucher.

Mme Lush soupira une nouvelle fois. Après avoir diminué la mèche de la lampe, sa fille se tint un moment près de la commode, puis retourna à son fauteuil à bascule où elle roula habilement une cigarette. Sur le manteau qui surmontait la cuisinière, la pendule américaine ancienne sonna un coup. Il était 23 h 30.

Le « père » de Jill n’allait plus tarder. Il était prudent au volant ; en fait, la boisson le rendait encore plus prudent. Il serait certainement soûl en quittant White Bend pour rentrer à la maison dans le froid et le vent de cette nuit de plein hiver. Il aurait emmagasiné tous les affronts pour les déverser sur sa femme. Oui, c’était un homme prudent, qui se tenait à carreau en société, mais n’avait plus aucune inhibition quand il se trouvait avec ceux qu’il dominait.

Durant l’après-midi, Jill Madden était sortie pour rassembler des moutons dans un enclos situé loin du fleuve qui, pensait-on, serait en crue dans moins d’une semaine. En revenant à la maison vers 17 heures, elle avait trouvé sa mère sur le sol de la salle à manger, sérieusement blessée, en état de choc. Sans perdre de temps à chercher les causes de cette situation, elle avait porté sa mère dans la chambre, l’avait déshabillée et avait soigné ses multiples lésions avec les remèdes de fortune dont elle disposait. Une fois la victime de cette brutale agression apaisée, la jeune fille avait appris que son beau-père avait réclamé un chèque à sa femme et était devenu fou furieux quand elle le lui avait refusé.

L’histoire de cette petite ferme d’élevage n’était pas originale. Ses seize mille hectares avaient été prélevés sur une grande propriété et cédés à Edward Madden par l’administration des terres de l’Ouest, en vertu d’une loi sur le rapprochement des colons. Madden avait lui-même construit sa maison sur un contrefort, à l’ouest du Darling, et c’est là que Jill était née. Madden était mort alors qu’elle avait seize ans. La dernière année de sa vie, il était devenu à moitié infirme et Jill était revenue de pension pour l’aider, remplaçant ainsi un ouvrier agricole. Après son décès, Mme Madden, forcée d’embaucher de la main-d’œuvre, avait engagé William Lush, un gardien de troupeaux itinérant originaire du Queensland. L’année suivante, elle l’épousait. Un mois après le mariage, Lush avait révélé sa vraie nature et, à la propriété de Madden, la vie s’était rapidement détériorée.

Lush avait réclamé à sa femme un chèque de trois cents livres pour régler des dettes contractées dans le petit bourg de White Bend. Quand elle avait refusé, car son compte en banque ne lui permettait pas de débourser cette somme, il s’était mis à la frapper, à la jeter par terre et à lui flanquer des coups de pied. Ensuite, il était parti au bourg, situé à quarante kilomètres, en aval du fleuve.

Cette agression n’avait pas été la seule, mais ce fut la plus terrible. La peur, ajoutée à la répulsion qu’éprouvait sa mère pour le scandale, avait jusqu’ici empêché Jill de se plaindre à la police ou aux éleveurs de Mira, une exploitation située sur l’autre rive ; mais, ce soir, la peur était étouffée par le désespoir et le désespoir engendra la détermination. Il fallait répondre à la violence par la violence. Jill ne pouvait bien entendu pas prévoir à quelle heure son beau-père allait revenir. Elle savait qu’il ne possédait pas beaucoup d’argent liquide. On lui accorderait peut-être un crédit limité au bar de l’hôtel, mais, comme Lush était du genre crâneur, il ne partirait certainement pas avant la fermeture, à 22 heures. Quand il était ivre, il ne conduisait jamais à plus de vingt kilomètres à l’heure sur la piste en terre. Si seulement il pouvait grimper à cent à l’heure et se tuer, pensa Jill Madden.

Infiniment plus fiable que sa réplique moderne, la pendule américaine centenaire ronfla et sonna minuit. Les vibrations s’éteignirent et, de nouveau, les éléments se déchaînèrent autour de la maison. La jeune fille attrapa la carabine et, une fois de plus, vérifia la culasse et le magasin. Elle était froidement résolue à défendre sa mère et à se défendre elle-même.

L’un des deux chiens attachés aux niches construites en tôle de récupération aboya et Jill songea aux agneaux et à leurs ennemis, les renards, puis à la tonte qu’il faudrait payer le mois prochain. Elle revit Ray Cosgrove lui demandant de l’épouser, puis pensa à la mère de Ray, qui possédait l’exploitation de Mira. Mme Cosgrove s’opposerait certainement à ce mariage et personne ne pouvait le lui reprocher. Elle était riche et voyait en Ray un phare resplendissant à l’horizon. L’idée qu’il puisse épouser la belle-fille de ce Lush pochard et bégayant suffirait à lui donner une crise cardiaque.

Le chien recommença à aboyer. Ce bruit semblait lointain, étouffé par celui du vent qui mugissait à travers les arbres et sur les toits des hangars, disjoints de façon préoccupante. En hiver, il n’était pas exceptionnel que le vent souffle jour et nuit pendant une semaine, sans qu’un nuage vienne masquer le soleil ou voiler les feux de diamant des étoiles.

La poignée fut tournée, puis la porte secouée.

La jeune fille porta la main gauche à sa bouche pour retenir un cri, puis la laissa retomber et attrapa la carabine. La main posée sur la crosse glissa et un doigt se referma sur la détente.

Un bottillon cogna contre la porte et le beau-père de Jill s’écria :

— Allez, ouvre ! Qu’est-ce que c’est que ce bordel ! Laisse-moi entrer, espèce de garce !

— Va dormir dans le hangar à tonte, dit Jill. Ne t’approche pas d’ici.

— Qu’est-ce que t’as dit ? hurla Lush.

Jill répéta.

— Moi, pioncer dans le hangar à tonte ? beugla-t-il. Pioncer…

Un flot d’obscénités se déversa à travers la porte en simples planches. Quand il se tarit, la jeune fille n’entendit plus rien, jusqu’au moment où sa mère gémit, puis demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a, Jill ? Qui est là, dehors ? J’ai pas entendu la camionnette.

— Ne t’agite pas, maman. Je m’en occupe.

L’homme devait avoir collé l’oreille au trou de la serrure.

— Ne t’agite pas, qu’elle dit ! Donnez-moi une hache. Je veux une hache.

Lush cogna sur la porte des pieds et des poings. Les chiens aboyèrent furieusement. On entendait répéter la phrase « Donnez-moi une hache » de moins en moins fort, ce qui voulait dire que Lush était parti chercher la hache sur le tas de bois.

— C’était William ? demanda Mme Lush en s’appuyant faiblement à l’encadrement de la porte, sur le seuil de la chambre.

Sa tête bandée lui donnait une apparence grotesque. Elle avait déplacé le bandage pour dégager ses yeux injectés de sang. Elle ajouta :

— Qu’est-ce que tu fais avec cette carabine, ma petite ?

— Je vais l’empêcher d’entrer, une bonne fois pour toutes. Je vais lui faire peur.

— Alors sois prudente, sois prudente ! Oh ! mon Dieu ! Où est-ce que nous en sommes arrivés !

La jeune fille était debout et tenait la carabine braquée sur la porte, à la hauteur de sa hanche.

Lush revint, donna un coup de pied et hurla :

— Bon, là-dedans ! Je vais entrer, tu piges ? Ouvre-moi ou je démolis la porte à coups de hache. Si j’y suis forcé, tu auras la plus belle raclée de ta vie. Et toi aussi, Jill. Je te ferai ton affaire, ça, j’t’le jure.

La jeune fille visa le plafond et tira.

— Ne reste pas devant cette porte, s’écria-t-elle.

Va-t’en si tu n’es pas trop soûl pour comprendre. Sinon, je te règle ton compte.

— Tu me règles mon compte ! Quelle rigolade !

La hache attaqua la porte. Le fil de la lame apparut puis disparut. Un autre coup se préparait. La jeune fille manœuvra le levier d’armement de la carabine pour ôter la douille vide et introduire une autre cartouche par la culasse. Au coup suivant, toute la lame traversa le bois au niveau de la serrure. La jeune fille épaula et fit feu.

La hache resta plantée dans la porte. Les deux chiens aboyaient et semblèrent beaucoup plus proches à cause d’une accalmie du vent. La pendule sonna un coup. Le vent revint rosser les gommiers du fleuve et Mme Lush hurla :

— Tu l’as tué, Jill ! Tu l’as tué !