LA RETRAITE DES TRIMARDEURS

À 6 heures, en juillet, la journée commence à peine à ouvrir les yeux et l’attente est longue jusqu’au petit déjeuner, servi à 7 heures. Arborant une robe de chambre bleu vif et des chaussons assortis, Bony brava l’air froid de la véranda, et la réprobation de Mme Cosgrove, pour se mettre à la recherche de la cuisine. Elle se trouvait dans un bâtiment séparé. La porte ouverte et l’arôme de café lui réjouirent le cœur.

— Puis-je entrer ? s’écria-t-il.

— Qu’est-ce que vous voulez ? lui demanda une voix féminine.

Bony entra et vit, assise sur un banc, une petite femme ratatinée, ses cheveux gris serrés en chignon.

— J’aimerais beaucoup partager votre théière, répondit Bony en espérant qu’elle l’y inviterait.

Comme tout, à Mira, la cuisine était très vaste et la petite bonne femme ressemblait à une grande poupée.

— Vous êtes le nouvel invité, affirma-t-elle avant d’ajouter d’un ton aimable : Oui, je suppose que ça ne pose pas de problème. Il y en a beaucoup. Servez-vous.

Bony se servit. Il aurait eu envie de se chauffer le dos au feu qui flambait, mais savait fort bien que rien n’irrite autant une cuisinière du bush que de voir un homme devant le feu de sa cuisine ou de son camp.

— Il y a des petits gâteaux dans la boîte, proposa-t-elle.

— Merci. Comment vous appelez-vous ?

— Mme Tanglow. Vous êtes l’inspecteur Bonaparte ?

— Oui, madame Tanglow. Il va faire encore une belle journée, n’est-ce pas ?

— C’est moi que ça doit inquiéter, s’il pleut ou non.

Les pupilles de ses yeux marron ne furent plus que des têtes d’épingle.

— C’est vrai que vous recherchez Bill Lush ?

— Oui. Il semble avoir disparu.

— J’espère qu’il restera où il est. J’espère encore plus qu’il va entrer dans ma cuisine pour me demander une tasse de thé.

— Ah bon ? Vous aimeriez le revoir ?

— J’vais vous dire une chose qui n’est pas un secret, dit Mme Tanglow. Mon mari en fait à peu près deux comme vous. Au bout d’une semaine de mariage, il m’a tordu le bras et, une autre fois, il m’a giflée. Jusque-là, j’avais toujours été une dame, vous comprenez. Oui, au moins deux comme vous. J’lui ai envoyé un coup de pied dans le ventre et, quand il s’est plié en deux, j’lui ai tapé sur la tête avec le bois d’une pelle à ordures. Ça lui a pas fait aussi mal que mon pied dans le ventre, alors j’l’ai frappé encore deux fois pour qu’il se trémousse bien de douleur.

Mme Tanglow s’interrompit pour attendre ses commentaires. Bony était sûr qu’il aurait pu la soulever du sol d’un seul bras. Il prit l’air intéressé et elle ajouta :

— Vous savez quoi, inspecteur ? À partir de ce jour-là, mon mari est venu me manger dans la main. C’est la seule façon de traiter une brute. Si Mme Madden avait rendu coup pour coup, elle serait encore en vie aujourd’hui.

— Vous avez peut-être raison, madame Tanglow.

— Bien sûr que j’ai raison. Allez, maintenant, sortez de ma cuisine. Il faut que je travaille pour gagner ma vie, moi, j’suis pas policier. Et vous embêtez pas à laver votre tasse et votre soucoupe. Mon aide va le faire.

— En tout cas, merci, dit Bony. Quand je retrouverai M. Lush, je l’amènerai ici pour prendre une tasse de thé.

— Faites donc, et tournez le dos pour que je puisse glisser une ou deux pincées de strychnine dedans.

Après cet agréable début de journée, Bony se doucha, s’habilla, fuma une nouvelle cigarette et attendit le gong du petit déjeuner. Il trouva le fils Cosgrove et MacCurdle en train de parler sur la véranda qui surplombait le portail du jardin. De l’autre côté, il y avait le bureau, le magasin et les dépendances. Ils l’accueillirent en l’appelant Bony et l’entraînèrent dans une petite pièce située en face de la cuisine. Il apprit que c’était là que les hommes prenaient toujours leur petit déjeuner.

— Vous avez vu le fleuve ? demanda le directeur-comptable. Non ? Il est encore un petit peu tôt, hein ? Eh bien, son lit est à moitié rempli.

— À partir de maintenant, l’eau va monter moins vite, Mac, annonça Cosgrove. Plus elle monte haut, moins elle est rapide, mais elle va atteindre une certaine hauteur avant de retomber. Nous allons examiner la digue. Vous voulez venir ?

— J’aimerais bien, mais j’ai des coups de fil à passer et… des questions à poser, répondit Bony avec un sourire. Où est le téléphone ?

— Dans le bureau. Je vais vous accompagner.

Enfin, il lui montra où étaient rangées les clés et où se trouvait le central téléphonique. Pendant un instant, Bony resta debout sur la véranda pour sentir la chaleur du soleil, puis suivit des yeux les deux hommes qui s’en allaient dans une camionnette. Il patienta jusqu’à 8 heures pour appeler le gendarme.

— Est-ce que vous vous rappelez la déposition du facteur ? lui demanda-t-il.

— Bien sûr.

— A-t-il précisé s’il avait rencontré deux hommes et les avait prévenus de la montée des eaux ?

— Non, sa déclaration porte sur la camionnette, l’heure à laquelle il est arrivé aux boîtes aux lettres et sa rencontre avec le fils Cosgrove.

— Dans ce cas, quand il reviendra, demandez-lui, je vous prie, de faire une seconde déposition dans laquelle il mentionnera les gens et les véhicules qu’il a pu croiser le matin où Lush a disparu.

— Entendu, promit Lucas. Où en est le fleuve ?

— À mi-hauteur, d’après ce qu’on m’a dit. Je ne l’ai pas encore vu, ce matin. Hier, il commençait à couler. Il était en avance d’une heure et j’ai failli être bloqué du côté des Madden. Au méandre du Fou, j’ai rencontré deux individus : un dénommé Harry Marche Funèbre et son copain, dont je ne connais pas le nom. Vous savez quelque chose à leur sujet ?

Lucas se mit à rire tout bas.

— Oh ! pour ça oui. Mais ils n’ont jamais causé d’ennuis. Harry Marche Funèbre et Mick le Maton sont tous les deux sur les routes depuis des années. Ils travaillent parfois, mais ne gardent pas un boulot bien longtemps. Harry est inoffensif et Mick le surveille. Ils vont de Bourke à Wentworth. Je ne sais pas s’il faut y ajouter foi, mais on m’a dit que le petit bonhomme avait été gardien de prison dans le Victoria. C’est difficile à croire, ça, un gardien de prison qui devient trimardeur.

— Bon, ce sont eux qui m’ont dit que le facteur les avait avertis de la crue. Ils ignoraient qu’elle était si proche. J’ai alors songé que le facteur pouvait avoir rencontré d’autres trimardeurs ou voyageurs le matin où Lush a disparu. Nous pensions que le fils Cosgrove avait été le premier à voir la camionnette abandonnée. Quelqu’un d’autre a pu se trouver là avant lui.

— Je vérifierai. Quoi d’autre ?

— C’est tout. L’avis de recherche a dû être transmis à tous les postes de police quand le mandat d’arrêt a été délivré, mais nous pourrions prendre une précaution supplémentaire et prévenir toutes les exploitations qui se trouvent dans un rayon de cent soixante kilomètres. Vous pouvez vous en occuper ?

— Bien sûr. Vous croyez qu’il a filé ?

— Non, je ne le crois pas, mais je n’ai pas la preuve du contraire.

Bony raccrocha, puis, après avoir patienté quelques instants, eut le commissaire Macey au bout du fil.

— Bonjour, commissaire. Avez-vous déjà retrouvé Lush ?

— Pourquoi m’en soucier, Bony ? Vous êtes sur sa piste… enfin, j’espère, dit Macey d’une voix grave. Vous passez de bonnes vacances ?

— Merveilleuses, commissaire, merveilleuses. Merci d’avoir plaidé ma cause auprès de la maîtresse de maison.

— Nous la connaissons depuis des années. Sous des dehors abrupts, elle est généreuse. Est-ce que vous vous sentez encouragé ?

— À la tâche ? Non. En fait, je vous ai appelé pour vous prévenir de ne pas m’embêter si je reste ici un an.

— C’est à ce point-là ? Oh ! mais je vous connais, mon ami obstiné. Je jouerai les tampons entre vous et votre hiérarchie… enfin, autant que je pourrai. La crue est arrivée dans le coin ?

— Oui, hier. C’est vrai qu’elle va battre un record ?

— Presque, en tout cas. Bon, tenez-moi au courant. Nous continuons à nous renseigner sur Lush par ici et je vous ferai savoir si nous dénichons quelque chose sur la vie qu’il a menée avant de travailler pour Mme Madden.

Bony ferma le bureau et replaça les clés à l’endroit où MacCurdle les rangeait, puis franchit le portail, contourna le potager et poursuivit son chemin, au-delà de la digue qui serrait maintenant la rive de près. Comme elle n’avait pas servi depuis des années, elle était endommagée par les éléments et, par endroits, amputée de soixante à quatre-vingt-dix centimètres de sa hauteur initiale.

En arrivant face au logement des employés et à leur cuisine, Bony aperçut le long coude des boîtes aux lettres. Il était trop loin pour les distinguer. Il observa l’eau brune qui charriait des parties de troncs, des branches et des petits amas de débris végétaux, et remarqua les tourbillons au-dessus du trou d’eau caché dans le coude. Le fleuve paraissait répugner à s’engager dans le bras mort qui atteignait le jardin de Mira, puis à s’orienter vers le dédale de terres basses, un peu plus loin. Il lui faudrait monter encore de trois à quatre mètres environ avant d’inonder cette zone.

Derrière le logement des employés, Bony remarqua plusieurs hommes au travail, à proximité de ce qui semblait être un hangar aux machines et, voyant le régisseur parmi eux, il s’approcha pour savoir ce qu’ils étaient en train de faire.

— Vous avez l’air bien occupés, dit-il à Vickory.

Le régisseur au visage allongé lui répondit :

— Il faut tout préparer au cas où la digue devrait être surélevée. On n’a pas encore vu Lush descendre le courant.

— Vous pensez toujours qu’il a basculé de la falaise ?

Vickory le lui confirma d’un signe de tête. Il vérifiait les chenilles d’un tracteur avec l’aide d’un jeune homme.

— Il est temps qu’il remonte à la surface. Ça fait trois jours, c’est ça ?

— C’est ce que tout le monde pense. Personne ne le recherche plus ?

— Non. On a besoin de tous les hommes ici. Vous vous débrouillez bien pour écoper ?

Bony pouffa et dit :

— On m’a déjà demandé si je savais manier une pelle. Je laisserai écoper ceux qui ont plus d’expérience que moi.

Deux autres hommes, sous la direction d’un troisième, révisaient un bulldozer qui se trouvait à côté d’un chouleur et Bony se rendit compte que cet équipement servait à déblayer les décharges de rivière et à nettoyer celles qui s’étaient déjà enfoncées. Ce serait l’idéal pour une digue.

Bony abandonna les employés et poursuivit son chemin le long de la digue, jusqu’à l’atelier, derrière lequel se trouvait le hangar à tonte. Le premier était fermé. Entre la façade du second et la digue, plusieurs hommes étaient accroupis ou debout autour d’un feu de bois. Bony reconnut Harry Marche Funèbre et Mick le Maton. Avec décontraction et un soupçon d’insolence, il les passa en revue et dénombra huit personnes. Il dit alors à Mick :

— L’eau est montée une heure plus tôt que prévu. Votre copain et vous auriez pu vous faire prendre.

L’homme rondouillard sourit en l’évaluant du regard.

Harry Marche Funèbre était assis sur une caisse et contemplait le feu d’un air morose.

— Faut jamais faire confiance à la rivière. On a traversé deux bonnes heures avant que l’eau arrive. Vous cherchiez Lush, vous aussi ?

— J’ai essayé de retrouver ses traces. Pas moyen.

— Les gens pensent qu’il est tombé dans le trou, près des boîtes aux lettres. Si c’est l’cas, bon débarras.

— Pourquoi ? demanda Bony.

Il s’assit sur une caisse libre et se roula une cigarette. Les hommes scrutèrent ses vêtements, ses chaussures. Un gros homme grisonnant répondit à la place de Mick.

— C’est un frimeur, un sale type, ce Lush. Un ouvrier qui s’est hissé jusqu’au rang d’éleveur. C’est encore pire que les vrais éleveurs qui, eux, aident les trimardeurs. Les Cosgrove vous donnent un peu à manger, mais les gens comme Lush vous donneraient même pas l’odeur d’un chiffon d’huile. Ça sera pas une grande perte s’il s’est noyé.

Pendant un petit moment, ils évoquèrent les défauts de William Lush et, au cours de la conversation, Bony apprit que le disparu venait de Cunnamulla, juste de l’autre côté de la frontière du Queensland.

— À quelle époque est-il arrivé ici ? demanda-t-il.

On lui répondit que c’était en 1955. Un homme aux cheveux blancs dressés sur la tête et à la moustache blanche bien taillée ajouta un autre renseignement :

— Le père de Lush tenait le bar du Perroquet Noir. Le vieux a avalé une dose de cyanure en 57, d’après ce qu’on m’a dit. Le jeune Billy avait peut-être un peu trop chatouillé le tiroir-caisse. Après avoir quitté l’école, il s’est occupé d’une ferme pour son paternel.

Bony laissa la conversation rouler sur les pubs et les tenanciers de bar, ce qui accapara la compagnie pendant vingt minutes, mais, quand il se leva pour partir, un homme lui demanda quel boulot il faisait à Mira.

— Je suis en vacances, répondit-il en riant. On m’a déjà demandé si je savais manier une pelle ou un bulldozer. D’ailleurs, si la crue continue comme ça, il faudra peut-être en passer par là.

— Ils voudront peut-être nous embaucher ? dit un petit avorton avec un fort accent de l’Ouest.

— T’as raison, Jacko. Tu ferais mieux d’aller demander, lui conseilla-t-on dans l’hilarité générale.

Bony espérait repartir sans avoir besoin de dévoiler sa profession – même si ce n’était pas important –, mais Mick le Maton s’attaqua à lui.

— Qu’est-ce que vous faites pour gagner votre croûte ?

— Je suis inspecteur de police dans le Queensland, répondit-il. Comme je vous le disais, je suis en vacances.

L’assemblée se figea, le dévisagea, muette, et ce fut le copain rondouillard de Harry Marche Funèbre qui rompit le silence.

— Regardez-nous, inspecteur. Vous allez voir des crimes sur chaque bobine. Regardez ce pauvre Jacko. Il a un casier long comme le bras. Regardez-moi. J’ai buté plus de types que vous avez de doigts. En tout cas, vous nous avez joué un bon tour, hier.

— Je ne suis pas d’accord avec vous. J’aurais rattrapé votre copain si vous n’étiez pas arrivé en sachant que la crue s’annonçait. Bon, à un de ces jours, tout le monde.

— C’est ça. Mieux vaut rester ici et travailler, s’il le faut, que rester bloqués quelque part sans rien à manger ni à fumer.