PRÉSENTATION DE MIRA

La « maison du gouvernement » de Mira était parfaitement conçue pour administrer une propriété de cinq cent mille hectares. Elle était construite sur un tertre, bien à l’abri du bras mort où Bony s’était arrêté pour avoir une vue d’ensemble. De style colonial, elle comprenait une douzaine de chambres, une salle de bal et un salon presque aussi grand. Les vérandas, protégées par des moustiquaires, avaient une largeur de trois mètres cinquante. Le jardin mettait à l’abri des froids vents d’est en hiver et rafraîchissait quand soufflaient les chauds vents d’ouest, en été. C’était le genre de maison qu’on associe, dans la littérature, à la fortune, à de nombreux domestiques, à une vie agréable et à la sécurité.

Naturellement, quand les cinq cent mille hectares et les quatre-vingt mille moutons furent réduits de soixante-quinze pour cent, le nombre de domestiques et d’employés dut être lui aussi réduit sinon des trois quarts, du moins des deux tiers. Mme Cosgrove garda une excellente cuisinière, deux femmes de chambre, un homme à tout faire et une aide-cuisinière. Malgré une relative pauvreté, elle avait maintenu la tradition d’une tenue habillée pour le dîner et Bony en fut très satisfait car s’il voyageait avec peu de bagages, il avait emporté un costume bleu marine convenable.

Enfin, Mme Cosgrove n’avait pas renoncé à son ancienne passion pour les tables bien dressées et un service impeccable.

Raymond Cosgrove présidait la longue table. Sa mère était à sa droite, à côté de M. MacCurdle. Bony se trouvait à sa gauche et Jill Madden était assise près de lui. Bien entendu, la conversation se limita à la crue.

— Mac, je suppose que vous avez remonté les bateaux, dit Mme Cosgrove sans la moindre note de doute dans sa voix plutôt dure.

— Oui, madame Cosgrove, répondit le directeur d’exploitation.

Ses cheveux fins étaient blond-roux, comme sa moustache, taillée à la mode militaire. Il avait d’ailleurs reçu une formation de soldat, mais, à cinquante ans, il était amolli et avait pris du ventre.

— Il pourra se passer des mois avant que le fleuve nous permette de les remiser.

— Ça ne me dérange pas, déclara Ray Cosgrove. Je préfère ramer jusqu’à la boîte aux lettres qu’y aller à pied ou à cheval. C’est dur quand ça monte, mais se laisser descendre sur une rivière argentée me convient parfaitement. D’ailleurs, on peut toujours avoir la chance de prendre un poisson à la cuiller.

L’air adorateur, sa mère le considéra de ses yeux gris foncé, le trait le plus séduisant de son large visage. Elle dit à Bony :

— Ray espère toujours battre le père de Jill, qui avait attrapé une brème de dix kilos.

Elle ajouta à l’adresse de son fils :

— On ne pourra pas pêcher pendant plusieurs semaines et quelqu’un devra aller à Murrimundi. Et il faudra nous contenter de recevoir du courrier deux fois par semaine, pas même trois, et peut-être même une seule fois.

— Est-ce que le niveau de l’eau monte vite ? demanda Bony.

— Non, pas aussi vite que dans certaines rivières du Nord, lui répondit Cosgrove. Il mettra bien une semaine à vraiment monter. Vous comprenez, sur tout le parcours, il y a des bras morts, des chenaux et des petits lacs à remplir. La dernière fois, tout le méandre du Fou a été inondé, par exemple.

Il rougit légèrement, puis se mit à rire.

— Du moins, c’est ce que mon père m’a raconté. Je n’étais pas encore né, vous savez. Bon, en tout cas, cette fois, on va y avoir droit. C’est à cette occasion que les digues ont été construites. Nous allons devoir nous y mettre, inspecteur. Vous vous y entendez pour manier une pelle ?

Bony se mit à rire et répliqua :

— Je m’attendais à cette question.

Il s’adressa ensuite à Jill Madden, qui n’avait pas encore desserré les lèvres.

— Vos martins-chasseurs vont attendre leur dîner. C’est vous qui les avez apprivoisés ?

Elle le confirma d’un signe de tête et garda le silence, la tête penchée.

Ray insista :

— Vous allez bien devoir faire quelque chose, inspecteur.

— Je sonderai, je questionnerai. J’observerai et je critiquerai peut-être.

— À chacun son boulot, c’est ça ?

— C’est effectivement une saine philosophie, dit Bony avec un sourire narquois. Vous savez, si nous avions parmi nous le commissaire Macey, mon directeur régional, mon supérieur hiérarchique et encore deux ou trois autres personnes que j’ai à l’esprit, je soutiendrais sans réserve ce qui est sous-entendu dans votre question. Je sais d’avance qu’ils vont se montrer extrêmement impatients avec moi et, s’ils maniaient une pelle, ils n’auraient pas le temps de penser à moi.

— Pourquoi seraient-ils impatients avec vous, inspecteur Bonaparte ? demanda Mme Cosgrove.

— Ils vont affirmer que Bonaparte fainéante à Mira, admire les étoiles et le paysage au lieu de se présenter à son lieu de travail et de passer à telle ou telle affaire qui a tenu en échec leurs meilleurs éléments. Ils vont me rebattre les oreilles parce que je n’ai pas arrêté William Lush et que je ne suis pas sur la route du retour.

— Est-ce que vous espérez le retrouver maintenant que le fleuve est en crue ? demanda Mme Cosgrove.

Bony ne voyait pas Jill Madden, mais il sentit qu’elle levait la tête pour mieux tendre l’oreille.

— Je me permets d’espérer qu’il est encore en vie pour que je puisse l’arrêter. S’il ne l’est pas, je continuerai à espérer que j’arrêterai, au bout du compte, la personne qui l’a tué.

— Mais, vivant ou mort, il se trouve de l’autre côté du fleuve et vous ne pourrez pas le traverser pendant plusieurs semaines, sans doute, lui objecta le fils Cosgrove.

— Les eaux baisseront et je traverserai en bateau, dit Bony en levant la main d’un geste insouciant. Le temps passe, et alors ? Qu’est-ce que le temps ? Demain, la semaine prochaine, le mois prochain, ou même l’année prochaine, je ne m’inquiète pas pour ça, contrairement à mes supérieurs. J’ai été viré une douzaine de fois pour avoir chassé de mon esprit l’ordre de regagner mon poste et j’ai toujours été réintégré. Soyez cependant sûrs que je sais me servir d’une pelle, en cas de crise.

— Eh bien, nous, nous allons nous inquiéter du temps qui passe, inspecteur, déclara Mme Cosgrove. Nous allons tous être très occupés, mais n’hésitez surtout pas à nous poser des questions ou à nous demander toute l’aide que nous serons en mesure de vous apporter. Il vaut mieux, pour la pauvre Jill, que vous retrouviez Lush au plus tôt, ou découvriez ce qui lui est arrivé. Et ça vaudra mieux pour nous aussi. Nous sommes touchés de près par cette affaire, inspecteur. Le père et la mère de Jill étaient des gens solides. Pas aussi à l’aise que nous, mais de notre monde.

Bony songea que ces paroles pouvaient signifier beaucoup ou pas grand-chose. La remarque sur leur état de fortune différent indiquait que Mme Cosgrove n’avait pas complètement accepté les Madden. Elle avait défini ses critères à l’époque où son mari exploitait cinq cent mille hectares et, sans aucun doute, s’y était tenue malgré les changements intervenus. Son intuition, plus que les propos énoncés ou sous-entendus, fit comprendre à Bony qu’il devait son accueil au commissaire Macey.

Le directeur d’exploitation et comptable écossais considéra stoïquement le plateau de fromages et, un instant plus tard, Mme Cosgrove se leva en disant qu’elle allait se retirer au salon avec Jill. Bony lui ouvrit la porte et la maîtresse de maison pencha légèrement la tête en quittant la pièce. Entre-temps, M. MacCurdle avait sorti du buffet le porto et les verres.

— Ma mère s’en tient aux traditions, dit le jeune Cosgrove, prouvant qu’il était sensible aux autres car il avait remarqué la légère surprise de Bony. Mon père m’a dit un jour que mon grand-père maternel avait été le doyen de la cathédrale de York et, même s’il soutenait qu’élever des moutons à Mira n’avait rien à voir avec une cathédrale et qu’il n’était pas doyen, il en est venu à reconnaître que les règles avaient du bon, surtout celle qui impose aux dames de laisser les messieurs boire en paix. À la santé de nos deux dames !

— Et à la santé de l’inspecteur Bonaparte ! proposa MacCurdle.

Il s’empressa de se resservir et de sortir un cigare.

— Espérons que vous passerez un séjour agréable parmi nous, inspecteur.

— J’en suis sûr, Mac, si seulement Ray et vous-même vouliez bien laisser tomber le grade et m’appeler Bony, comme le font toujours ma femme et mes enfants, et mon patron quand il se met en colère contre moi.

Cosgrove adressa un grand sourire à l’Écossais.

— C’est sûrement une entorse au règlement, Mac.

— Sûrement, Ray.

Les deux hommes regardèrent Bony qui trancha :

— Coupons la poire en deux. À table et quand je vous bombarderai de questions, vous m’appellerez inspecteur, et dans les moments de détente je serai Bony.

— D’accord, dit Cosgrove.

MacCurdle acquiesça.

— Vous voulez risquer un pari ? insista Bony et ils acceptèrent d’un signe de tête. Je vous parie à tous les deux un shilling que Mme Cosgrove m’appellera Bony au dîner dans moins d’une semaine.

MacCurdle fronça les sourcils et Bony en conclut qu’un shilling était une mise trop importante. Il comprit son erreur quand le directeur affirma :

— Je n’ai jamais rencontré personne qui vous ressemble, Bony. Je ne suis en Australie que depuis vingt ans, mais vous êtes pour moi quelque chose d’entièrement nouveau. Et vous, Ray, que pensez-vous de lui ?

— Je n’arrive pas à savoir, Mac. À l’école, il y avait deux types de Singapour, et j’ai l’impression que Bony a lui aussi quelque chose que nous n’avons pas.

Regardez ! Le temps est écoulé. C’est l’heure du café.

Si les Madden avaient été des gens solides, ces deux hommes l’étaient également, estima Bony. Pourtant, ne se fiant jamais à sa première impression, il écarta cette idée quand Jill Madden lui servit le café. En revanche, son opinion sur la jeune fille et sur Mme Cosgrove se trouvait plutôt confirmée. Le changement de milieu qu’avait subi la plus âgée l’avait façonnée car, à son éducation religieuse et à l’influence de la société ecclésiastique s’était ajouté depuis de nombreuses années le mode de vie moins étriqué de l’intérieur des terres. Mme Cosgrove avait eu l’intelligence d’accepter un apport conséquent d’Australie tout en conservant une grande part d’Angleterre, persuadée que les deux pays pouvaient contribuer à modeler une nation australienne émergente.

Pour beaucoup de gens, quitter l’Angleterre pour cette région reculée signifiait se couper de ses racines culturelles. Mais ils ne comprenaient pas que le paysage constituait un atout d’une immense richesse et que l’épouse d’un éleveur qui possédait quatre-vingt mille têtes, une jolie maison et une propriété de cinq cent mille hectares jouissait de merveilleux avantages qui auraient sans aucun doute été sévèrement limités par la proximité d’une cathédrale. Pour Bony, cela expliquait la décision de Mme Cosgrove de s’accrocher à Mira, même amputé, après la mort de son mari. Il savait qu’il devrait agir avec doigté pour gagner son pari avec le fils de la maison et le directeur d’exploitation.

Quant à Jill Madden, elle l’avait surpris au dîner. Elle portait une robe habillée, avec une coiffure qui lui allait bien et un léger maquillage qui faisait oublier le résultat d’une vie passée dehors. Il s’aperçut qu’elle l’examinait de temps à autre et décida qu’elle était bien plus sophistiquée qu’il l’avait supposé. Il devrait se montrer plus subtil à partir de maintenant, d’autant plus qu’elle serait certainement conseillée par Ray Cosgrove. Sa prononciation trahissait une éducation dans une école privée qui dépassait les moyens dont avait disposé son père.

La conversation courtoise prit fin quand Mme Cosgrove demanda à la jeune fille de jouer quelque chose. Surpris, Bony la vit s’asseoir au quart de queue et attaquer le Rêve d’amour n° 3, de Liszt. Il murmura à Ray :

— Elle joue merveilleusement bien. Je n’ai pas vu de piano chez elle.

— Ce salaud l’a démoli en avril dernier, dit Cosgrove avant de s’abandonner au charme de la musique.

Ce renseignement gâcha le plaisir de Bony et, pendant le reste de ce court intermède, les notes constituèrent pour lui un bruit parasite. Jill avait là une raison suffisante de tuer William Lush, sans même parler de la menace d’une agression. La musique pouvait bien avoir été la dernière joie dans la vie de cette fille et de sa mère. Si on dit parfois d’un homme qu’il est né pour être assassiné, Lush était certes dans ce cas.

Jill Madden abandonna bientôt le piano et s’excusa en disant qu’elle n’avait pas le cœur à jouer ce soir-là.

— Bien sûr, Jill, nous comprenons, dit Mme Cosgrove au nom de tous. Vous jouez très bien. Vous avez un doigté aussi léger qu’un papillon. Le mien est celui d’un cheval de trait. Je crois que nous allons cuisiner un peu l’inspecteur Bonaparte – c’est bien l’expression consacrée quand on interroge quelqu’un, n’est-ce pas ? Il a l’intention de nous poser de nombreuses questions, mais il me semble que nous devrions d’abord le tester avec les nôtres. Il ne dit mot de ce qu’il a découvert, ni même de ce qui aurait pu, d’après lui, advenir de Lush.

— Maman, tu es brillante, ce soir, dit son fils en souriant à Bony. Inspecteur, vous êtes sur la sellette et vous avez un projecteur dans les yeux.

— Allez-y, bombardez-moi de questions. Je pourrai les éluder ou non, c’est selon, vu que l’enquête ne fait que commencer.

— Dites-nous donc ce qui, d’après vous, est arrivé à Lush, persista Mme Cosgrove.

— Je crois qu’il a disparu.

— C’est évident, admit Mme Cosgrove d’un ton légèrement cassant. Croyez-vous qu’il soit tombé dans le trou d’eau ou qu’il ait seulement filé pour boire jusqu’à en perdre connaissance ?

— D’après ce que j’ai entendu à son sujet, j’espère qu’il est tombé de la falaise et s’est noyé.

— Espérer n’est pas penser, lui objecta Raymond. Augmentons la lumière dans ses yeux.

— Pitié ! gémit Bony. N’augmentez pas la lumière. Je renonce, sergent. Je vais avouer. Je crois qu’il est probablement tombé dans le trou d’eau. Mais je suis incapable de vous dire s’il s’agit d’un accident ou si on l’a poussé.