LA DEUXIÈME PARTIE DU RÉCIT DE JILL

Bony dut s’éloigner du coude pour rejoindre la rive. Là, il descendit la pente grise escarpée jusqu’au lit du fleuve. Les gommiers rouges le dominaient de toute leur hauteur. Le lit était jonché de brindilles, de petites branches et de longues lanières d’écorce arrachées par le vent.

Au bord de l’énorme trou d’eau, Bony marqua une pause pour lever les yeux vers la falaise, une vingtaine de mètres plus haut, et aperçut seulement le dessus d’une boîte aux lettres. À l’évidence, si quelqu’un tombait près de ces boîtes, il ne manquerait pas de plonger dans l’eau et, s’il se trouvait quelques mètres sur la droite ou sur la gauche au moment de sa chute, il s’écraserait sur une étroite corniche rocheuse, située entre l’eau et la base de la falaise.

Il n’y avait rien à portée de la main pour vérifier si le trou était profond. Il en avait l’air car, malgré l’eau claire, on n’en apercevait pas le fond. Il contenait sans nul doute des troncs et des branchages arrachés par l’eau et, si Lush y était tombé, son corps pouvait bien être emprisonné et ne jamais remonter à la surface.

Quelqu’un appela sur la rive est et Bony aperçut le fils Cosgrove à côté d’un cheval. Tandis-qu’il le rejoignait, le jeune homme aux cheveux blonds lui adressa un grand sourire en guise de salutation, lui annonça que Jill Madden était devant chez elle et lui demanda s’il avait les clés.

— J’ai jugé plus prudent de tout fermer, dit Bony.

— Je l’emmène à Bourke, pour l’enterrement, et elle voudrait se changer et emporter quelques affaires, dit Cosgrove. Et puis, la ligne de téléphone est rétablie, maintenant. C’était une branche qui était tombée dessus.

Ils longèrent la rive est, tandis que Cosgrove tirait sa monture.

— Est-ce que vous allez continuer à rechercher Lush aujourd’hui ? demanda Bony.

— Oui. Les hommes vont une nouvelle fois fouiller le méandre du Fou, puis passer au peigne fin le coude qui se trouve en amont. Je ne crois pas que Lush soit planqué quelque part, sauf dans ce trou que vous regardiez. N’empêche que nous devons nous en assurer.

— J’ai vainement essayé de retrouver ses traces, avoua Bony. Aucune information n’est parvenue de Bourke, ce matin ?

— Le commissaire Macey a téléphoné pour annoncer que l’autopsie de Mme Madden serait pratiquée aujourd’hui et qu’elle pourrait être ensevelie cet après-midi. L’enterrement est prévu à 17 heures.

— Qui d’autre va s’y rendre ?

— Ma mère va venir avec nous. Nous allons rentrer tard car il nous faudra faire deux grands détours. La crue remplit déjà les ruisseaux et les trous d’eau qui se trouvent à trente kilomètres au sud de Bourke. Elle devrait arriver par ici demain soir ou après-demain matin. Il y a des tonnes d’eau en amont de Bourke. À votre place, je quitterais la ferme des Madden avant demain soir. Vous pourriez y rester bloqué pendant des semaines. Jill veut emporter quelques affaires à Mira. Elle devra habiter avec nous.

Cosgrove attacha son cheval en face de la petite maison. Les deux hommes trouvèrent Jill Madden assise sur le banc, à la porte de derrière. Ses yeux sombres s’écarquillèrent quand Bony s’inclina légèrement et lui présenta ses condoléances.

— Je n’arrive pas encore à me rendre compte de la situation, inspecteur. Ma mère et moi étions très proches. Mme Cosgrove a été très gentille et je dois vous remercier de vous être occupé de la maison. Vous avez même trait les vaches, d’après ce que j’ai pu constater.

— Oui, je me suis occupé de tout sauf des chats, dit Bony en considérant les deux qui étaient installés sur le banc. Ils ont dû filer, effrayés par les étrangers. Comment allez-vous vous débrouiller avec la ferme ?

— Mme Cosgrove va faire passer la rivière aux vaches, aux poules, aux chiens et aux chats et je vais emporter ce que je peux. Puis-je vous demander quelque chose ?

Elle était debout, les clés à la main, infiniment plus féminine qu’au moment où Bony l’avait aperçue pour la première fois. Il se dit qu’elle le serait davantage encore si elle se coiffait d’une autre façon. Ses cheveux bruns luisaient et auraient paru plus abondants s’ils n’avaient pas été aussi tirés.

Jill reprit :

— Est-ce que vous avez découvert des traces de mon beau-père ?

— Comme je l’ai dit à M. Cosgrove, mes efforts n’ont pas abouti. Ce n’est sans doute pas le moment, mais j’aimerais • vous poser quelques questions. À l’intérieur, peut-être ?

— Oui, bien sûr. Excusez-moi.

— Commencez à préparer vos affaires et nous allons allumer la cuisinière et préparer du thé. Dites-nous ce que nous pouvons faire pour vous aider. Nous bavarderons plus tard.

— D’accord. Ça alors ! vous avez même tout lavé et rangé !

— On m’a parfaitement dressé, mademoiselle Madden, proclama Bony en allumant du papier sous le petit bois qu’il avait fourré dans la cuisinière.

La porte de la petite chambre était ouverte et la jeune fille remarqua :

— Et vous avez fait votre lit !

— Moi, je n’en ai jamais été capable, claironna gaiement Cosgrove pour essayer de détendre l’atmosphère. Jill, si tu veux un coup de main, appelle-moi.

La jeune fille alla dans sa chambre et fourra des vêtements dans une valise. Comme toutes les femmes, elle n’avait, bien entendu, rien à se mettre, mais Bony observa qu’elle remplissait une seconde grande valise et demandait à Cosgrove d’aller chercher deux caisses dans la buanderie. Avec l’aide du jeune homme, elle y rangea les livres de compte et les archives de la ferme, ainsi que plusieurs ouvrages, parmi lesquels une grosse bible familiale. Enfin, elle eut terminé et Bony servit le thé dans les tasses qu’il avait posées sur la table avec un gâteau trouvé dans une boîte en fer.

— Tu crois que tu as tout ce qu’il te faut ? demanda Cosgrove. Tu n’emportes pas l’évier de la cuisine ?

— Je pense que nous allons le laisser en place, Ray, dit-elle en tentant un pâle sourire. Je vais emporter la petite caisse à Bourke. Qu’est-ce que vous allez faire, inspecteur ?

— Avec votre permission, j’aimerais rester ici jusqu’à demain. Votre beau-père pourrait se présenter, vous savez.

— Et vous l’arrêteriez pour ce qu’il a fait à maman ?

— Exactement.

— Restez tant que vous voudrez, ou tant que la crue vous le permettra.

Sa bouche se fit sévère, probablement en raison d’une longue pratique, et ses yeux se durcirent, donnant à son visage une fugace expression de rage.

— Il joue les gentils garçons, mais c’est une brute immonde, dit-elle tout bas. J’espère qu’il résistera quand vous l’arrêterez et que vous serez obligé de l’abattre.

Involontairement, elle regarda dans le coin où la carabine graissée s’était trouvée, puis de là reporta les yeux sur Bony.

— Quelqu’un a pris son arme.

— Je l’ai fait emporter avec les autres, mademoiselle Madden, dit-il.

Elle vit ses yeux s’agrandir et sentit leur emprise irrésistible.

— J’ai pensé que vous ne voudriez pas qu’une autre balle parte dans le plafond, ajouta-t-il.

Cosgrove leva la tête, tout comme Jill, qui feignit l’étonnement sans toutefois parvenir à donner le change. Le jeune homme resta muet et le regard de Jill se perdit au-delà de la porte ouverte. Bony dit :

— Cette vieille porte est intéressante, mademoiselle Madden, parce qu’elle a été récemment posée à la place d’une nouvelle, qui a été brûlée dans l’enclos d’abattage. Pouvez-vous me dire pourquoi ?

Jill Madden continua à fixer le paysage illuminé de soleil, de l’autre côté de la porte. Cosgrove pinça les lèvres et son regard passa de Jill à Bony pour revenir se poser sur la jeune fille.

— Oui, je vais vous le dire, répondit-elle en parlant de nouveau tout doucement. Ça n’a plus d’importance, maintenant que maman est morte. Elle ne risque plus d’avoir peur des commérages, de la honte et de la souffrance. Cette nuit-là, j’ai veillé avec la carabine à portée de la main et j’ai attendu le retour de Lush. Quand il est arrivé, il a trouvé portes et fenêtres fermées. Comme je ne voulais pas le laisser entrer, il est allé chercher la hache et s’est mis à cogner sur la porte. J’ai tiré un coup dans le plafond pour l’avertir. Quand j’ai vu la hache transpercer la porte, j’ai tiré pour lui faire peur.

Sa voix se tut et Bony ajouta :

— Et vous l’avez tué.

— Non. Je suis restée adossée au mur toute la nuit. Après le coup de feu dans la porte, il n’y a plus eu un seul bruit. Je me suis dit que je l’avais peut-être tué. J’ai pensé qu’il pouvait aussi me tendre un piège et essaierait de rentrer par une fenêtre. Je me suis décidée à le tuer s’il y réussissait.

« J’ai passé une nuit terrible. Je tendais l’oreille, je m’attendais à ce qu’il entre à tout moment, pendant que maman gémissait dans sa chambre à cause des blessures qu’il lui avait infligées. Le lendemain, j’étais sûre qu’il était étendu mort devant la porte et, dès qu’il a fait jour, j’ai ouvert. Mais il n’était pas là.

« À ce moment-là, je n’ai plus su quoi faire. Maman a appelé, je suis allée auprès d’elle. Elle voulait savoir si elle avait bien entendu un coup de feu pendant la nuit et je lui ai raconté ce qui s’était passé. Je n’étais pas sûre qu’elle ait bien compris jusqu’au moment où elle m’a dit de retirer la porte et de remettre la vieille en place au cas où quelqu’un viendrait, la verrait et devinerait ce qui était arrivé. J’ai réussi à lui faire boire un peu de thé, je lui ai donné des cachets d’aspirine et ensuite, je suis partie à la recherche de Lush.

« J’ai emporté la carabine. Je suis allée dans la cabane des employés, puis dans les hangars. Je ne l’ai pas vu et pourtant, je criais son nom. Quand je suis revenue, maman dormait, en tout cas c’est ce que je croyais, et j’ai donc remplacé la porte, puis j’ai brûlé celle qui était abîmée, comme vous l’avez remarqué. Voilà, c’est tout, sauf que je me suis assise un instant, que je n’ai pas pu réveiller maman et que Mme Cosgrove a téléphoné.

Pendant qu’elle parlait, Bony roula une cigarette. Il remarqua que Jill avait les yeux rivés dessus et la lui offrit. Elle la prit sans presque la regarder.

— Pourquoi n’avez-vous pas mentionné tout cela quand Lucas a recueilli votre déposition ?

Cosgrove intervint :

— Toujours la même chose, inspecteur. Pour éviter le scandale.

— S’il vous plaît, dit Bony d’un ton réprobateur.

— Ray dit la vérité, reconnut Jill Madden. Je ne voyais Lush nulle part. Il doit avoir fichu le camp, peut-être pour de bon. Alors pourquoi en parler ?

— Vous pourriez bien regretter d’avoir gardé le silence, mademoiselle Madden. Mais, pour l’instant, aucun de vous ne devra dire un mot de cette histoire. Si Lush se manifeste, tout cela n’aura plus d’importance.

— Mais s’il ne se manifeste pas, ça en aura, hein ? demanda Cosgrove.

— Il faudra bien en arriver à certaines conclusions, car si on ne le retrouve pas, mort ou vif, on ne pourra pas avoir la preuve qu’il était encore vivant quand il est sorti ou s’est enfui d’ici. C’est pourquoi je préfère vous demander à tous deux de ne rien dire à personne.

— Mais vous ne croyez pas ce que Jill vous a raconté ?

— Je crains bien que non, même si je me permets d’espérer qu’elle a dit la vérité. Je vais joindre mes efforts à ceux des hommes de Mira pour retrouver Lush. Et maintenant, ne pensez-vous pas que vous feriez mieux de partir à Mira, puis à Bourke ? Ne vous inquiétez pas pour vos affaires ou vos bêtes, mademoiselle Madden. Soyez assurée que je suis de tout cœur avec vous dans ces pénibles circonstances. J’aimerais vous poser à tous les deux une question que vous trouverez peut-être impertinente. Me le permettez-vous ?

Jill Madden regarda Cosgrove et il acquiesça.

— Est-ce que vous vous aimez ?

Tous deux le confirmèrent d’un signe de tête, puis la jeune fille se mit à sangloter. Cosgrove lui prit la main et dit :

— Nous nous en sommes aperçus il y a deux mois, inspecteur. Nous avons dû le garder pour nous parce que ma mère déteste Lush et, de toute façon, elle n’est pas commode dès qu’il s’agit de ce que je… Mince ! vous savez bien ce que je veux dire.

— Peut-être.

Bony les accompagna jusqu’à la rive. Là, il pria Cosgrove d’envoyer quelqu’un prendre les affaires de la jeune fille dans la buanderie, car il se pourrait qu’il s’absente de la maison.

En suivant des yeux les jeunes gens qui traversaient le lit à sec et escaladaient l’autre rive pour s’approcher du cheval, Bony se reprocha de ne pas leur avoir demandé pourquoi Jill était venue de Mira à pied et Cosgrove à cheval ; et, tandis qu’il regagnait la maison, il réfléchit à un autre petit mystère. La jeune fille avait affirmé que Lush l’avait injuriée avant de donner des coups de hache dans la porte. Une fois qu’elle avait tiré sur la porte, il était resté muet. C’était vraiment étrange. Puisqu’on lui tirait dessus, est-ce qu’il n’aurait pas dû réagir en hurlant des insultes, protégé par la distance qui les séparait ?