AU CAMP DES TRIMARDEURS

Les dix trimardeurs embauchés par Mme Cosgrove préférèrent rester près du hangar à tonte que s’installer avec les autres travailleurs. Ils étaient unis par le lien ténu de la route et subissaient l’influence spirituelle qui gouvernait aussi les aborigènes. Ils étaient beaucoup plus proches de la nature secrète de ce pays que la plupart des employés d’une exploitation, qui, eux, ne bougeaient pas pendant des années.

Quand un vent froid se remit à souffler du sud-est, ils se rassemblèrent autour de leur feu, entre le hangar et la digue. Certains étaient accroupis sur leurs talons, d’autres assis sur de vieilles caisses ou des bidons à essence. Le vent jouait sur un gommier proche. Le fleuve avait une voix bien à lui et la lueur du feu peignait en rouge les visages des seuls hommes libres d’Australie. Quand Bony s’approcha, ils s’efforçaient de persuader Jacko de leur raconter le résultat de l’autopsie.

Jacko n’avait pas beaucoup dévié de la vérité. Avec beaucoup de verve, il avait décrit la façon dont le père Savery manipulait le couteau et la scie, tout en faisant d’horribles comparaisons avec le corps de victimes d’accident de la route, dont il s’était occupé dans son ancienne profession. Mais son public comprit qu’il gardait quelque chose pour lui. Jacko était au bord du désespoir au moment où Bony se détacha de la nuit pour entrer dans le cercle.

— Vous pouvez annoncer la nouvelle, maintenant, Jacko, dit-il en s’asseyant sur un bidon.

Il se roula une cigarette et attendit que Jacko prenne la parole. Il eut conscience du silence pesant et sentit des regards durs fixés sur lui. En tant que policier, il était le dernier des derniers pour ces hommes, même s’il ne s’agissait pas vraiment de hors-la-loi. Leur comportement découlait des mauvais jours qu’ils avaient connus.

— J’ai demandé à Jacko de ne pas ébruiter ce qui est arrivé à Lush, leur dit-il. Je l’ai fait pour que la belle-fille de Lush ne l’apprenne pas par des moyens détournés. Depuis mon arrivée, je n’ai pas entendu un seul mot gentil sur Lush, mais beaucoup de paroles de sympathie pour sa malheureuse épouse. Je me demande même pourquoi Lush n’a pas eu de problème plus tôt. Allez-y, maintenant, Jacko.

— Bon, voilà, commença Jacko.

Puis il fit habilement gicler du jus de chique sur le grand feu, ne manifesta pas le soulagement qu’il éprouvait et continua à titiller la curiosité de son public.

— Le curé m’a demandé si, à mon avis, il valait pas mieux jeter un coup d’œil aux poumons de Lush pour nous assurer qu’il s’était bien noyé. J’lui ai dit que c’était une bonne idée, même si j’étais certain qu’il s’était pas noyé, vu qu’il était remonté le cul le premier. L’inspecteur est là pour le confirmer.

Jacko marqua une pause et Bony fit un signe de tête.

— C’est bien connu, quand un noyé remonte à la surface, c’est le ventre en premier, et, comme je le disais, Lush, lui, est remonté de l’autre côté.

— Tu nous l’as déjà dit, déclara Mick le Maton.

— Ben, le curé, il était d’accord. Il a ouvert Lush et on n’a pas trouvé une goutte d’eau dans son corps. J’voyais bien qu’le curé était un peu embêté, comme qui dirait, et j’lui ai glissé qu’en tombant de la falaise, Lush avait peut-être heurté un roc qui l’avait assommé.

— Qui c’est qui faisait ce fichu boulot, toi ou le père ? demanda doucement le gros type qui s’appelait Wally Watts.

— On l’faisait ensemble. J’tenais l’macchabée et l’curé le découpait, dit Jacko en guise de compromis. Et alors, on l’a bien regardé de partout et que je sois foudroyé si j’ai pas vu l’trou qu’une balle lui avait fait dans la tête. C’est pas vrai, inspecteur ?

— Tout à fait, reconnut Bony. C’est vous qui avez découvert la blessure par balle.

— Alors, on l’tourne dans tous les sens pour voir par où la balle est ressortie. Ben, elle est pas ressortie. Donc, le curé me dit qu’on va lui enlever un morceau d’calotte pour regarder à l’intérieur. Et la balle était là, une jolie petite balle de calibre 32.

Jacko s’interrompit une nouvelle fois, comme si, cette fois, il s’attendait à être applaudi. Le silence s’abattit sur eux et, en fond sonore, on entendait le doux gargouillis de l’eau et, au loin, le glapissement d’un renard.

— Il a été tué, dit platement un homme assez âgé, aux cheveux grisonnants.

— Il a été tué. Il avait une balle de 32 dans la tête, affirma Jacko à l’assemblée. Bien enfoncée dans sa vieille caboche. Vous savez, ça n’avait rien d’étonnant, mais j’ai été surpris, même s’il était pas remonté le ventre en premier. Ça fait des années qu’on aurait dû lui tirer dessus. Pas vrai, Champion ?

L’homme à la moustache et aux cheveux blancs, qui avait raconté d’où venait William Lush, hocha sa tête pesante.

— Sûr, Jacko, dit-il. Le vieux Bill Lush avait fait de son pub une bonne petite affaire. La mère Lush bossait comme dix et distribuait une partie de ce que gagnait son mari. C’était une femme formidable. Elle renvoyait jamais un type affamé et une fois qu’il avait dépensé tout ce qu’il avait gagné, elle le laissait pas reprendre la route sans lui donner un sac plein de provisions et une demi-bouteille pour l’aider à repartir du bon pied. Ils auraient dû s’y mettre tous les deux pour étrangler le gosse à la naissance. Il les a poussés dans la tombe et a dispersé aux quatre vents ce qu’ils possédaient.

— Et puis, il est venu par ici, il a épousé Mme Madden, il l’a tuée à coups de pied et il a eu droit à une balle dans le ciboulot, conclut Mick le Maton.

— Et la police va arrêter le type qu’a fait ça et le mettre en taule pendant dix ans, dit un homme maigre qui louchait. C’est pas vrai, inspecteur ?

— C’est la loi. Ce n’est pas moi qui l’ai faite, dit Bony. J’ai vu Mme Lush après sa mort et je suis bien d’accord avec Champion. Il aurait dû mourir beaucoup plus tôt.

— Alors ? Qu’est-ce que je vous disais, les gars, hein ? s’écria Jacko. Où on en serait, nom de Dieu, si y avait pas les flics ? Répondez-moi. Ben, les gros costauds comme Wally Watts feraient la loi et les petits comme moi seraient tabassés et zigouillés juste pour avoir regardé quelqu’un de travers.

— Moi, j’les aime pas. J’les ai jamais aimés, dit un homme solennel qui portait un manteau dont les pans déchirés flottaient au vent.

— Moi non plus, mais il faut bien qu’y en ait, de toute façon, soutint Jacko.

Un homme très grand qui était assis sur une caisse, les coudes sur les genoux, s’étira et, de la poche de son vieux pardessus vert, sortit un harmonica. L’instrument brillait à la lueur du feu. L’homme le porta à ses lèvres et produisit une note avant que Mick le Maton tende la main pour le lui retirer.

— Pas de ça, Harry. On travaille, dit-il tranquillement.

Le musicien découragé ne protesta pas et reprit sa pose précédente. Bony le reconnut. C’était Harry Marche Funèbre, rasé et coiffé.

— Ce qui me dépasse, c’est qu’on ait retrouvé Lush à cet endroit, dit Champion. Je me disais qu’il aurait dû être emporté par les premières eaux qui ont dévalé. Il était sans doute dans un trou, en amont, sûrement là où on a retrouvé sa camionnette. En principe, à la première vague de débris qui a agité tout ça, il aurait dû remonter. Mais non. Il attend un moment et puis voilà qu’il refait surface, bien gentiment, un peu plus bas.

— Qu’est-ce que vous en pensez, inspecteur ? demanda le gros Wally Watts.

— Je ne suis pas spécialiste en corps immergés, noyés ou non, avoua Bony. Ça semble plutôt être le rayon de Jacko. L’état du corps prouve certainement qu’il a séjourné plusieurs jours dans l’eau. À mon avis, nous pouvons parier que c’était dans le trou d’eau qui se trouve sous les boîtes aux lettres. Comme l’a dit Jacko, Lush ne s’est pas noyé. Il était mort quand il est tombé ou a été poussé. Je crois que le corps a dû s’enfoncer rapidement, puis reposer sur une souche ou une branche gorgée d’eau.

« Comme le trou est très profond, lorsque les premières eaux et les suivantes ont dévalé dessus, ça ne l’a pas fait bouger. Quand, selon une loi naturelle, il est remonté, les eaux étaient plus hautes et le courant qui tourbillonne dans le coude l’a porté jusqu’à la ligne droite, puis sur la rive d’en face, celle-ci. Si vous regardez bien la surface de l’eau, vous verrez qu’au bord, il y a des petits contre-courants qui amassent des débris. C’est l’un d’eux qui a retenu le corps.

— C’est pas compliqué quand on sait comment ça s’passe, hein ? dit un homme à son voisin.

— Vous avez eu d’la chance de marcher sur la rive et d’le repérer, fit observer Champion.

— Je ne l’ai pas repéré. J’ai vu deux corbeaux qui avaient l’air de marcher sur l’eau, et d’autres qui voletaient tout autour. Comme nous le savons tous, les corbeaux ne marchent pas sur l’eau. Mais ils se posent sur des carcasses de mouton. Ces deux-là étaient posés sur le cadavre de Lush.

— Vous avez tiré vos petites conclusions et sauté sur l’occasion qui se présentait à vous, dit Mick le Maton. Bon, j’suppose qu’on vous a pas nommé inspecteur par plaisir.

— Vous avez peut-être raison, reconnut Bony en riant.

Plusieurs hommes se mirent eux aussi à rire. Ils commençaient à l’accepter parce qu’il ne manifestait pas l’excès de zèle qu’ils avaient l’habitude de voir chez un policier. Ils étaient également conscients que c’était l’instruction qui l’avait élevé au-dessus du lot commun ; ils l’entendaient dans sa voix, la pressentaient dans son aisance, car ils avaient tous rencontré, à un moment ou à un autre, un éleveur fortuné dépourvu de condescendance et un ministre du culte ayant appris à se mêler aux autres sans les juger.

— Et maintenant, vous allez rechercher le type qui a réglé son compte à Lush, dit Wally Watts. Avec la balle qu’on a retrouvée, on est plus ou moins obligé d’écarter l’idée qu’il ait pu tomber dans l’trou à cause de l’obscurité.

— Je vais rechercher cet homme.

— Vous croyez que vous allez le retrouver ? demanda Mick le Maton.

— La crue ne va pas me faciliter la tâche.

— J’aimerais pas être à votre place, dit Jacko. Mince alors ! Le nombre de types qu’ont pu être balancés dans la flotte de ce fleuve ! Y en a des centaines. Ils ont attrapé l’« homme qu’on n’a pas pu abattre », un peu plus bas, à Taylor’s Crossing, ils lui ont flanqué des beignes, l’ont mis sur la sellette, mais les jurés voulaient pas le fusiller. Alors il est ressorti libre, parce qu’ils pouvaient pas trouver de corps. Et, à c’moment-là, il leur a dit qu’il avait fait l’coup et qu’ils pouvaient aller s’faire voir parce qu’on peut pas juger quelqu’un deux fois. J’me demande c’qu’il est devenu. Quelqu’un le sait ?

— Ouais. Il a campé avec nous y a deux mois, dit l’homme qui louchait. Il est toujours d’attaque. C’est un petit fleuve formidable pour disparaître. Vous avez entendu parler de cette affaire, inspecteur ? Ça s’est passé en 39.

— C’était avant mon époque, répondit Bony.

— Bon, l’« homme qu’on n’a pas pu abattre » était en train de dépiauter un mouton, sur la rive. Deux gamins sont arrivés et l’ont observé. Ensuite, ils ont couru chez eux et ont raconté ça à leur vieux. Il a attrapé une carabine et s’est précipité à l’endroit que les gosses lui avaient indiqué. Il est jamais revenu. Au bout d’un moment, sa femme et les gamins sont allés voir et ont trouvé l’« homme qu’on n’a pas pu abattre » endormi et la carcasse de mouton accrochée à une branche. Il n’y avait pas de peau, seulement la carcasse et les os des côtelettes qu’il avait fait griller. Il a été inculpé pour meurtre. Il a affirmé à la police que s’il avait tué le type, il aurait filé. C’était un malin. Apparemment, le type s’était rué sur lui, il lui avait arraché la carabine et donné un coup de crosse. Et il s’était contenté de jeter le corps dans le fleuve.

— J’me suis toujours intéressé à c’te rivière, dit Champion. Vous avez un cadavre et une balle, inspecteur, mais la rivière va jouer contre vous.

— C’est possible, dit Bony. Mais il faut bien que j’essaie de retrouver celui qui a tué Lush.

— Comment vous allez vous y prendre, inspecteur ? demanda Bigleux.

Bony sourit d’une façon désarmante et expliqua :

— On sait que Lush a quitté White Bend vers 22 h 30, le 18 juillet. On sait également que lorsqu’il était soûl, il conduisait très lentement et on peut penser qu’il est arrivé aux boîtes aux lettres vers minuit. Personne ne s’est présenté pour dire qu’il avait vu la camionnette abandonnée avant que le fils Cosgrove apporte le courrier, à 11 h 45, le lendemain matin. Près de douze heures se seraient donc écoulées après cet abandon présumé, en raison d’une panne d’essence.

« Pendant tout ce temps, aucun véhicule n’est passé dans l’un ou l’autre sens, pour autant que la police puisse le savoir. À cet endroit-là, le sol est poudreux et le vent avait soufflé pendant la nuit. Je n’ai pu repérer aucune trace de pas quand j’y suis allé le lendemain, en fin de journée, ni les jours suivants. Il n’y a donc pour l’instant aucune preuve que Lush ait été tué près de ces boîtes aux lettres.

— On lui a peut-être tiré dessus chez lui, dit Bigleux.

— Peut-être. Mais aussi ailleurs, dans cette propriété. Ou au camp des trois hommes qu’on appelle « les Frères », et qui s’étaient installés sur la rive d’en face. Tout le monde le détestait et pouvait avoir un mobile. Comme son corps a été découvert en amont de cette maison d’habitation, il a presque certainement été abattu quelque part en amont.

« La question qui se pose, c’est par qui, compte tenu du moment et du lieu. Mme Cosgrove a pu le tuer. Jill Madden aussi. C’est peu probable, mais possible. N’importe quel employé de Mira a pu le tuer. Les Frères aussi, tout comme n’importe lequel d’entre vous.

Bony posa les yeux sur chaque homme à tour de rôle et marqua une pause pour se rouler une cigarette. Personne ne dit mot. Il reprit alors :

— Ma tâche est de découvrir qui a fait passer William Lush de vie à trépas. Comme je suis payé pour ça, je ferai de mon mieux. D’ailleurs, à ce propos, il y a quelque chose que je n’ai jamais compris. La loi défend de commettre certains actes. Si quelqu’un les commet quand même, il sait très bien qu’il viole la loi. Alors ? Eh bien, il fait le pari qu’il ne se fera pas prendre. Quand on les attrape, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des assassins gémissent, grognent et crachent leur venin sur la police. Mais ils ne gémissent pas quand ils perdent une livre sur un cheval, ou manquent le gros lot à un chiffre près. La plupart des gens sont assez beaux joueurs, alors pourquoi ne le seraient-ils pas s’ils parient contre la police et perdent ?

— Et quand la police raconte des bobards pour vous envoyer en prison ? demanda un homme qui n’avait pas encore pris la parole.

— Les choses ne s’arrêtent pas à la police. Le type que vous appelez l’« homme qu’on n’a pas pu abattre » a été libéré par des jurés, au tribunal. Ensuite, il a reconnu qu’il avait tué l’éleveur. À mon avis, c’est un beau joueur, un parieur malin. En tout cas, c’est ma façon de voir les choses. Moi, je parie que je trouverai qui a tué Lush. Que le type en question parie le contraire. De mon côté, je n’ai aucune rancune personnelle. Alors pourquoi devrait-il y en avoir du sien ? C’est lui qui a fait le pari.

— Ça se défend, dit Jacko en crachant une nouvelle fois du jus de chique. Un grand costaud s’attaque à un petit bonhomme et le petit parie que le gros va pas le démolir. S’il perd, il a pas l’droit d’se plaindre.

Bony poursuivit :

— Et, dans l’affaire dont nous discutons, vous pouvez me croire si je vous dis que je vais tout faire pour retrouver l’assassin de Lush, mais, en même temps, j’espère qu’il gagnera son pari, parce que Lush était un type qui méritait d’être abattu.

— Vous savez, vous êtes un drôle de type, dit l’homme solennel au manteau déchiré. J’serais pas surpris…

Il fut interrompu par un geste brusque de Harry Marche Funèbre. Harry se leva, fixa le fleuve invisible, par-dessus le feu, et ses lèvres lâchèrent le premier « Boum ! ». Il se retourna lentement, fit un pas en direction du hangar et émit un second « Boum ! ».

Mick le Maton se leva lui aussi, l’attrapa par le bras et dit :

— Ça suffit, Harry. On travaille et on a pas de temps à perdre avec ça.

— Je suis mort ! Je suis mort ! répéta Harry en s’éloignant d’un pas cadencé.

Son copain rondouillard s’agrippait à son bras. Ils sortirent alors du champ de vision des hommes groupés autour du feu.

— Demain, j’aurai besoin de vous poser des questions à tous, annonça Bony. Il faut que je sache où se trouvait chacun d’entre vous dans la nuit du 18 au 19 juillet et le lendemain matin jusqu’à midi. Vous pourrez faire vos dépositions pendant vos heures de travail.