Mme COSGROVE EST DÉCONCERTÉE

Quand Ray Cosgrove ramena les employés partis sur l’exploitation, d’autres comblaient la dernière brèche de la digue. Les trois gardiens de troupeaux étaient heureux car ils avaient connu la solitude et abordaient à présent une période de vie communautaire qui valait bien les efforts physiques qu’ils devraient fournir. On les raillait sans merci d’avoir été arrachés à leurs chevaux pour manier la pelle.

Bony emprunta un cheval et, avec Ray, longea la rive jusqu’à l’endroit qui faisait face à la maison d’habitation de Murrimundi. Là, l’eau était montée des deux côtés et le fleuve dévalait à toute allure. Ray tira un coup de carabine pour attirer l’attention. Un homme émergea du bosquet de dattiers qui abritaient la maison et ils entendirent qu’il leur criait quelque chose, même s’ils étaient incapables de comprendre ses paroles. Un autre homme le rejoignit et ils s’approchèrent tous deux d’un haut gommier relié par des câbles à celui sous lequel Bony et Ray attendaient.

Le premier grimpa à une échelle avec un sac bleu contenant le courrier. Il disparut dans les arbres et, un instant plus tard, le deuxième se mit à actionner une manivelle et son compagnon apparut, assis sur un siège en courroies. Il traversa ainsi le fleuve.

Quand il descendit, Ray le salua et lui présenta Bony. Sa première question fut :

— Comment est la crue, de votre côté ?

— Assez forte, John. Et chez vous ? dit Ray.

— Elle commence à être violente.

Il avait la trentaine. Le soleil l’avait tellement hâlé qu’il avait le teint plus foncé que Bony.

— Cette fois, ça va être quelque chose. Vous avez travaillé à votre digue, je parie ?

— Travaillé ? Trimé comme des esclaves, oui ! Vous avez de la chance.

— Quels trimardeurs avez-vous employés ?

Ray lui en donna la liste.

— Dans ce cas, vous avez de l’aide. Lucas nous a demandé si on avait embauché, mais on ne l’a pas fait, en ce moment, on n’en a pas besoin.

— Est-ce que beaucoup d’entre eux campent dans la cabane où vous laviez la laine ? demanda Bony.

On lui répondit que l’endroit n’était pas très convoité car il était situé loin de la route qui reliait deux cuisines d’exploitation.

— Les derniers qui y sont restés sont Smith le Mineur et Champion, qui campe maintenant à Mira.

— Smith dit qu’ils s’y trouvaient la veille, le jour et le lendemain de la disparition de Lush. Avez-vous des raisons d’en douter ?

— Non, pas précisément. Est-ce que Smith aurait des raisons de mentir ?

— Il affirme également que, pendant leur séjour, ils n’ont pas vu d’autres trimardeurs. Je suis venu le vérifier. La piste s’éloigne-t-elle beaucoup vers l’est, sur cette rive ?

— D’environ trois kilomètres. Vous l’avez empruntée pour venir. Je vais vous dire une chose. Le patron a envoyé deux hommes avec une charrette le jour où Lush a abandonné sa camionnette. Je pourrais me renseigner pour savoir qui était là. On verra alors si Smith raconte des bobards ou non.

— Ça, c’est un coup de chance ! Oui, faites-le, s’il vous plaît. Quand pourrez-vous me donner ce renseignement ?

— Un quart d’heure après avoir apporté votre courrier au bureau. Alors, à tout à l’heure. Mes amitiés à Jill et dites-lui bien, Ray, que nous sommes navrés pour sa mère et que nous espérons bougrement que le type qui l’a battue sera bientôt attrapé.

Il adressa un clin d’œil à Bony, grimpa à l’échelle et fut alors tiré sur l’autre rive.

— Quel est son boulot ? demanda Bony.

— Il tient la comptabilité et s’occupe du magasin. Murrimundi est six fois comme Mira, mais comprend beaucoup de terres incultes. Vous avez déjà fait de la comptabilité ? Moi, j’ai essayé, mais je n’ai pas pu le supporter.

Le jeune comptable réapparut, puis retraversa le fleuve.

— J’ai vu ces types, dit-il. D’après ce qu’ils m’ont dit, ils chargeaient des vieilles tôles, quand, vers 3 heures de l’après-midi, Champion et Smith le Mineur sont revenus de pêcher dans un trou d’eau, en amont. C’était le jour où Lush a abandonné sa camionnette. Nos employés disent tous les deux qu’ils n’ont vu aucun autre trimardeur et n’ont pas remarqué de traces signalant une présence éventuelle. Je leur ai demandé s’ils étaient entrés dans l’ancienne cabane. L’un a dit que oui et que même Smith et son copain n’avaient pas vraiment campé à l’intérieur. Alors Smith doit dire la vérité.

— Je vous remercie beaucoup, dit chaleureusement Bony. C’est gentil à vous de m’aider. C’était seulement une petite question que je voulais éclaircir.

— Pas de problème, inspecteur. N’hésitez pas à nous solliciter. Je vais maintenant retourner au bureau car le patron y est, et vous savez comment sont les patrons.

Une fois à cheval, Bony se sentit moins abattu qu’au moment où il avait écrit à Marie. Métisse comme lui, sa femme lui était très proche. Quand ils arrivèrent à mi-chemin, Ray lui demanda si son enquête progressait et l’inspecteur lui répondit par le même sourire mystérieux qu’il avait adressé à Mme Cosgrove.

En se dirigeant vers l’aval, ils avaient traversé l’un des nombreux ruisseaux peu profonds qui, maintenant, se remplissaient de l’eau du fleuve. Le détour qu’ils durent faire rallongea leur trajet de plusieurs kilomètres.

— Notre propriété va être cernée dès demain matin, prédit Ray. Il y a un ruisseau qui grimpe sur la colline. Il va inonder une dépression de plus de six kilomètres de largeur avant que l’eau soit réacheminée vers le fleuve. Mon vieux père en parlait toujours. On a alors l’impression que le fleuve va atteindre la véranda du bureau et que deux millions de canards vont franchir la porte à la nage.

— C’était la même chose quand le Paroo a été en crue. Je m’y trouvais, dit Bony.

Le soleil se couchait derrière la boîte aux lettres de Mira quand ils arrivèrent au bureau avec le courrier. Le ciel promettait des journées sans vent et des nuits froides. Bony était content de trouver du feu dans la pièce de MacCurdle et, ce soir-là, ne refusa pas le verre qu’on lui offrait.

— Comment s’en sortent les hommes, Mac ? demanda Ray.

— Très bien, je crois, mais pas assez bien pour votre mère.

Le directeur d’exploitation regarda par-dessus l’allumette qu’il approchait de sa pipe.

— Les temps ont changé, même ici, en Australie. Personne ne travaille aussi dur et pour aussi peu d’argent que le faisaient nos grands-pères. Dans la situation que nous connaissons en ce moment, nous ne pouvons pas regarder un homme de travers quand il s’appuie sur sa pelle pour laisser passer le premier moment critique et, ensuite, lui augmenter sa prime. S’il est assez payé, il travaillera plus dur que son grand-père.

— Je suis d’accord, Mac, mais ma mère, c’est ma mère. Que diriez-vous de l’enchaîner à un mur pour qu’elle ne puisse pas aller voir les employés ?

— C’est pas le moment de plaisanter, rétorqua l’Écossais.

Bony s’engouffra dans la brèche.

— Permettez-moi de m’attaquer à Mme Cosgrove. Tiens, c’est peut-être Lucas qui veut me parler.

Ray, qui décrocha le téléphone, le confirma, et Lucas fit son rapport.

— J’ai parlé à Petersen, Bony, et j’ai emporté son revolver. Il n’a pas fait d’histoire. L’arme n’était pas chargée. J’ai fouillé Petersen et son balluchon sans trouver une seule cartouche. Je lui ai demandé pourquoi il transportait ce revolver et il m’a répondu que c’était seulement pour faire peur aux gens qui voudraient l’attaquer, comme ce jeune type qui lui a sauté dessus et l’a volé il y a quelques années. Je lui ai dit qu’il pourrait le récupérer une fois que j’aurai mis du plomb dedans, et il m’a rétorqué qu’il ne marchait pas, de toute façon. Et c’est vrai. La détente ne fonctionne plus. Apparemment, Petersen le trimbale uniquement pour faire peur à d’éventuels assaillants.

« Bon, cette nuit-là, il avait dormi devant le hangar de Mira, poursuivit Lucas. Il voulait absolument travailler chez les Vosper et il s’est mis en route avant le lever du soleil. Il n’a vu personne aux abords de la maison d’habitation, mais a aperçu un certain Alec le Bouvier qui remplissait un seau au trou d’eau qui se trouve en bas du camp des Frères. Il a traversé le fleuve et, au lieu de longer la rive, il s’est dirigé droit sur les boîtes aux lettres en passant par le méandre du Fou.

« Il était déjà bien engagé dans le coude quand la semelle d’un de ses vieux tennis a lâché. Il s’est arrêté pour la recoudre avec une grosse aiguille et de la ficelle. Il avait presque terminé quand il a entendu un coup de feu tiré à proximité des boîtes aux lettres. Je l’ai interrogé sur ce point. Il a eu l’impression d’entendre une carabine 22, mais il a reconnu que le vent se levait et avait pu amortir le bruit.

« Je lui ai alors demandé de préciser l’heure et la distance à laquelle il se trouvait. Il s’était alors dit que tant qu’il y était, il ferait aussi bien de s’occuper de l’autre tennis, en mauvais état, lui aussi. Il croit qu’il se trouvait à peu près au milieu du coude quand il a entendu tirer et que sa deuxième chaussure l’a retenu une demi-heure. Il aurait fallu environ une demi-heure pour sortir du coude et arriver jusqu’à la camionnette.

— Avez-vous vérifié si, d’après lui, le coup de feu aurait pu être tiré depuis la maison des Madden ? demanda Bony.

— Oui, et il paraît certain qu’il venait plutôt des boîtes aux lettres. Il estime qu’il devait être 7 h 30. Le vent violent a dû empêcher les gens de Mira d’entendre la détonation et, chez les Madden, il soufflait trop fort dans les arbres.

— Ça semble logique, Lucas. Continuez avec Petersen.

— D’après lui, il n’y avait personne dans la camionnette ni à proximité. Il ne savait pas à qui elle appartenait et il s’en fichait. Il a coupé pour rejoindre la piste qui relie la propriété des Madden à celle des Vosper, il a fait bouillir de l’eau près d’un puits qu’on appelle le Blackman, et il est arrivé à temps chez les Vosper pour qu’on lui donne de quoi déjeuner.

— Vous feriez mieux de demander au commissaire quoi faire de cette arme, Lucas, dit Bony. Et vous pourriez tirer en appuyant sur le percuteur. Dans ce cas, conservez des échantillons de balles pour les faire analyser. Merci beaucoup. Oh ! et puis vérifiez les faits et gestes du dénommé Alec le Bouvier. Ce n’est peut-être pas lui que Petersen a cru voir.

Comme l’avait prédit Cosgrove, le lendemain matin, les eaux cernaient la maison d’habitation. Pendant la nuit, le fleuve avait gonflé d’un mètre cinquante et, à présent, les arbres qui bordaient le méandre du Fou semblaient absurdement rabougris et honteux.

Bony accompagna MacCurdle en jeep pour aller inspecter le travail effectué sur la digue. Il regarda fixement l’eau rougeâtre qui couvrait les étendues plates au-delà de la zone protégée. La piste menant vers le fond de l’exploitation, celle que Ray et lui-même avaient empruntée pour aller chercher le courrier, et la route de Bourke étaient inondées ; l’endroit sec le plus proche était constitué par les dunes rose saumon qui délimitaient les plaines plus élevées.

Le directeur d’exploitation était d’humeur sombre et il grogna de réprobation quand il vit Mme Cosgrove en train de s’entretenir avec le régisseur, qui surveillait un groupe de travailleurs. Ce matin-là, elle portait un pantalon et des bottes de gardien de troupeau. Quand la jeep s’arrêta, elle vint parler à MacCurdle.

— Mac, je crois que les hommes font exprès de ralentir le rythme. Je n’arrive tout simplement pas à comprendre. Je leur ai dit que je doublerais leur prime. S’ils ne travaillent pas correctement, l’eau va s’engouffrer.

— La dignité du travail a peut-être quelque chose à voir avec leur comportement, dit tranquillement Bony. Tous ces hommes ne sont pas ici uniquement pour l’argent, sinon, ils vivraient dans une jolie ville côtière. Ils ont choisi de rester dans l’intérieur des terres pour la même raison que vous avez fini par le faire. Ils ont été modelés par cet environnement. Ils prennent leur balluchon et se déplacent sans cesse parce que le mouvement leur permet de retrouver des lieux connus et leur donne en outre l’assurance d’être libres et de ne pas être obligés d’obéir au sifflet d’une usine, d’attraper un train ou un bus à une minute près, de travailler ou de dormir dans un parc et d’être harcelés par la police.

Mme Cosgrove considéra Bony avec l’expression qu’elle avait eue quand il était revenu de sa traversée du fleuve.

Le directeur d’exploitation dit d’un ton acerbe :

— C’est la vérité, madame Cosgrove.

— Il y a également une autre chose, et elle est importante : ils n’aiment pas qu’une femme les observe pendant qu’ils sont à l’ouvrage, poursuivit Bony. En ralentissant le rythme, ils vous le laissent entendre. Si vous n’étiez pas là, ils pourraient très bien travailler normalement, parce que, une fois encore, ils ne ressemblent pas aux ouvriers des villes, qui surveillent la pendule et bossent sous le regard d’un contremaître. En ville, il y a une constante hostilité entre ouvrier et patron. Ici, elle n’existe pas.

— Vous formulez ça très bien, Bony, et vous me donnez envie de prendre en considération ce qu’ils me laissent entendre. Ce n’est pas la première fois que je m’aperçois que je ne parviens pas à vous comprendre, vous, les Australiens. Je vais retourner à la maison avec vous.

— Voilà qui est sage, dit Bony en souriant. Et nous arriverons à temps pour le thé de la matinée.

— Vous autres Australiens ne pensez qu’à boire du thé, et vous m’avez pervertie, moi aussi.

Bony passa le reste de la matinée et une partie de l’après-midi à téléphoner aux exploitations voisines, de Bourke à Tilpa, situé au sud de White Bend, et à inscrire d’autres précisions sur sa carte. Il en ressortait que quatorze hommes avaient eu la possibilité d’assassiner William Lush et deux d’entre eux étaient les suspects les plus probables. Personne n’avait de mobile. N’importe lequel pouvait posséder l’arme du crime.