BONY OBTIENT DE L’AIDE

Le visage triangulaire penché sur le défunt s’effilait nettement du large front surmonté d’épais cheveux bruns au menton pointu. Les yeux étaient très écartés, noisette, et brillaient maintenant de surexcitation.

— Quand je l’ai vu flotter à plat ventre, j’ai compris qu’il s’était pas noyé, dit Jacko. Les noyés remontent toujours à la surface sur le dos. Ce type a une balle dans la tête, à moins qu’elle soit ressortie par-derrière. Qu’est-ce que vous en dites ?

Ce furent les yeux bleus qui se détournèrent des yeux noisette.

— Et, à le voir, ça fait des jours et des jours qu’il est dans l’eau. En plus, les écrevisses se sont attaquées à lui. Y a pas de sang, mais le trou est bien là. Regardez.

Bony était sûr que le petit bonhomme avait lu la peur dans ses yeux et sentait encore la frayeur qui s’était emparée de lui. Il fit appel à son allié de toujours, l’orgueil, et observa le visage du mort. Jacko posa le bout d’un doigt sur le front de Lush. Quand il le retira, il apparut clairement qu’il n’avait pas accompli un exploit en matière de déduction, car le bord de la blessure était déchiqueté par les écrevisses. D’un doigt, Bony appuya sur cette zone et sentit le trou circulaire dans l’os frontal.

— Y a-t-il des dégâts indiquant que la balle est ressentie ?

Jacko secoua la tête.

— Vous savez tenir votre langue ? demanda Bony en espérant que sa voix ne tremblait pas.

Jacko émit un son qui se trouvait à mi-chemin entre le ricanement et le gloussement.

— Faites-moi confiance, inspecteur. J’ai déjà eu la bouche tellement cousue qu’un peu plus, il m’aurait fallu une paille pour picoler. Vous voulez que je la ferme ?

— Pendant quelques jours. Vous croyez que vous pourriez me rendre ce service ?

— J’suis le gars le plus serviable de la région.

— Bien ! Recouvrez le corps et sortons.

Les hommes étaient repartis et avaient laissé Vickory et Ray Cosgrove attendre le résultat du travail de Jacko. Bony se hâta vers les douches tandis que Jacko demandait du phénol et aussi deux carottes de tabac. Une demi-heure plus tard, Bony contactait le commissaire Macey.

— Nous avons sorti le corps de William Lush du fleuve, commissaire, annonça-t-il. Il est resté plusieurs jours dans l’eau. Un certain nombre d’éléments prouvent qu’il a été tué par balle.

— Ah ! souffla le commissaire, à l’autre bout du téléphone. Il y avait bien quelque chose dans cette histoire de portes, tout compte fait.

— C’est une possibilité.

— Vous parlez avec la prudence d’un avocat, mon vieux Bony. Bien entendu, il va falloir une autopsie et ça va être difficile à organiser dans l’immédiat. Leveska est parti à Sydney. Le corps devra être enterré provisoirement, semble-t-il, à moins que j’arrive à persuader un autre toubib de venir en voiture. Et par la route, ça prendrait un moment. Le fleuve fait des kilomètres de largeur.

— Très bien, commissaire, je vais faire enterrer le corps et, de votre côté, vous vous chargez d’obtenir les autorisations nécessaires. C’est clair ?

— Parfaitement ! Est-ce que vous avez un peu avancé ?

— J’ai examiné la situation et demandé à Lucas de se renseigner. Ce dernier développement de l’affaire est fort intéressant car inattendu.

— Quel rôle avez-vous joué là-dedans ? Je parie que vous n’y êtes pas pour rien.

Bony lui parla des allées et venues des corbeaux.

— Oui, ça, je vous fais confiance pour observer ces oiseaux. Vous avez quand même eu de la chance. Le corps aurait très bien pu rester au milieu du fleuve et être emporté à des kilomètres en aval. On aurait alors mis des années à le retrouver, et encore. Mais c’est toujours comme ça avec vous, Bony. Un raisonnement solide et de la chance. Moi, j’ai tout le temps pratiqué le raisonnement, mais la chance, elle, s’est faite aussi rare qu’un cochon amateur de bière. J’espère avoir de vos nouvelles demain matin.

Bony contacta ensuite le gendarme.

— J’aurais dû vous appeler plus tôt, Lucas, mais, tout d’abord, j’étais absorbé par d’autres affaires, et, deuxièmement, nous venons de repêcher Lush dans le fleuve.

— Voilà qui fait évoluer les choses, dit Lucas.

— En outre, Lush a vraisemblablement reçu une balle dans la tête.

— Oh là là ! Les portes vont refaire parler d’elles !

— C’est ce que pense le commissaire. Pour l’instant, je ne parierais pas là-dessus. Avez-vous demandé des précisions au facteur ?

— Oui. Il dit qu’après avoir traversé le fleuve, en amont, vous vous en souvenez, il n’a croisé aucun véhicule, mais a rencontré deux trimardeurs qu’il connaissait seulement de vue. Ils se trouvaient près de cinq kilomètres au sud de la camionnette et se dirigeaient vers le nord. D’après sa description, c’étaient Harry Marche Funèbre et Mick le Maton. Il a dit qu’il les avait avertis de la crue et qu’ils semblaient surpris de la savoir si proche. Puis-je me montrer curieux, Bony ?

— J’aime bien les gens curieux.

— Que va-t-on faire du corps ?

Bony lui relata l’essentiel de sa conversation avec Macey et, quand Lucas reprit la parole, sa voix était enthousiaste.

— Nous pourrions demander au père Savery de s’en charger. Nous aurons besoin de la balle pour l’examen balistique, n’est-ce pas ? Dès que possible.

— Je comprends bien l’urgence, dit Bony avec quelque raideur. Mais, apparemment, ce père est un prêtre catholique.

— Bien sûr, inspecteur, confirma Lucas.

Son ton révélait que la réserve de Bony n’était pas passée inaperçue.

— Mais c’est aussi un médecin diplômé. Cet après-midi, en avertissant les maisons d’habitation que Lush pouvait être dans le coin, j’ai appris qu’il passait la nuit à Linley Downs. Il partira demain pour Bourke. Il pourrait faire un crochet par Mira.

— Vous croyez qu’il nous dépannerait ?

— On ne risque rien à lui poser la question. Voulez-vous que j’essaie ?

Bony hésita avant de répondre :

— Je vais recontacter le commissaire et en discuter avec lui. Je me trouve hors des limites de mon État… non que je sois très respectueux des règlements et procédures. Je vous rappellerai.

Le commissaire Macey dit que le père Savery avait souvent aidé la police et que, dans la mesure où Mme Cosgrove était juge de paix, les choses pouvaient être faites selon les règles et le corps décemment enterré. Il suggéra de contacter lui-même le père Savery et, naturellement, Bony accepta. Il était en train de dîner quand le téléphone de la maison d’habitation sonna. Ray Cosgrove alla répondre et revint dire que Macey désirait lui parler.

— Nous aurons un visiteur de marque, demain, annonça Bony en reprenant place à table.

Comme il en avait coutume, il les fit attendre, si bien que son hôtesse demanda :

— Alors, Bony, de qui s’agit-il ?

— Du père Savery, répondit-il avant de se tourner vers Ray et M. MacCurdle avec un sourire éloquent.

— Ça nous fera plaisir, dit Mme Cosgrove. Nous ne devons pas oublier de placer l’indicateur de vent, Mac… et il faudra être prêt à aller le chercher dès que nous entendrons son avion. Pourquoi vient-il, le savez-vous ?

— Pour la cérémonie funèbre, je suppose, répondit Bony.

— Mais Lush n’est pas… ou plutôt n’était pas catholique.

— Il vient peut-être nous encourager dans nos efforts pour vaincre le fleuve.

— Vous êtes parfois irritant, Bony, déclara Ray. Bon, je me débrouille bien dans le raisonnement déductif et je vais reprendre tout ça. Macey vous appelle. Vous nous dites que le père Savery va venir demain. Nous avons ici un mort. En sa double qualité de prêtre et de médecin, le père Savery pourrait procéder à une autopsie, puis enterrer le corps.

— Mais il n’était pas catholique, répéta Mme Cosgrove.

— Mieux vaut être enterré par le père Savery que n’avoir personne pour lire une prière sur sa tombe. Lush n’y verra pas d’inconvénient.

— Ta légèreté est déplacée, Ray.

— Excuse-moi, maman. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas, Bony ?

— Vous avez bien deviné, reconnut Bony. J’admire votre perspicacité. Il se trouve que le Dr Leveska est parti à Sydney et ne pourra donc pas se rendre disponible.

— Il ne serait pas venu, de toute façon. Leveska s’occupe seulement des gens très malades.

Plus tard dans la soirée, Bony pria qu’on veuille bien l’excuser car il souhaitait se rendre dans le bureau pour téléphoner au gendarme.

Après l’avoir informé que le commissaire Macey contactait le père Savery, il demanda à Lucas de persuader le prêtre volant de faire un détour par White Bend.

— J’aimerais que vous tiriez six coups avec le calibre 32 et six avec le 44. Vous savez bien, dans une couverture suspendue à une corde, ou dans une épaisse couche de sable. J’aimerais que le père Savery apporte ces balles à Macey, avec celle qu’il trouvera, je l’espère, dans le corps de Lush.

— Je vais immédiatement parler au père Savery. Il sera d’accord pour atterrir ici car la piste est en bon état. Je lui prépare les spécimens de balles. Qu’est-ce que je fais des armes ?

— Mettez-les en lieu sûr. Bonsoir.

Quand MacCurdle entra dans le bâtiment du bureau, il trouva Bony dans la pièce à usage privé.

— Entrez, Mac, et donnez-moi le shilling que vous me devez, dit Bony.

— Vous avez dû vous mettre à l’œuvre sans tarder. Pendant que vous arpentiez la digue avec la patronne, je suppose.

— C’est une femme imaginative et l’Australie a fait beaucoup pour elle. Asseyez-vous et fumez, si le cœur vous en dit. J’aimerais que nous bavardions un petit moment. Quel genre d’homme était son mari ?

— Il ressemblait à un jeune chien espiègle. Je ne l’ai connu qu’après la guerre. Il se trouvait en Angleterre quand elle a été déclarée et il s’est enrôlé dans la Royal Air Force. Son père est mort en 1943 et on m’a envoyé ici pour diriger l’exploitation. Mme Cosgrove mère était décédée elle aussi. Quand John Cosgrove est revenu chez lui avec son épouse et Raymond, alors bébé, il m’a demandé de continuer. En 1953, il est mort d’un cancer et j’ai perdu un véritable ami.

— Comment vous êtes-vous entendu avec Mme Cosgrove ?

— Mal, au début. Elle avait un caractère difficile, comme vous pouvez l’imaginer. Je me suis retrouvé confronté à ce problème en plus de la gestion de la propriété. Et puis, nous avons perdu la plus grande partie des terres en vertu de la loi sur le rapprochement des colons. Mme Cosgrove garde un goût amer dans la bouche, mais nous nous en sortons correctement.

— Et son fils ? insista Bony.

— C’est un assez gentil garçon, répondit MacCurdle. Il n’a cependant pas bien réussi dans ses études. Il a passé quatre ans à Wesley. Mme Cosgrove avait des ambitions pour lui, mais, finalement, elle a dû y renoncer et le laisser revenir à la maison. Il fera toutefois un bon éleveur. Pendant un moment, il avait tendance à se montrer arrogant, mais ça lui a passé.

— D’après ce que j’ai cru comprendre, les Cosgrove entretenaient de bonnes relations avec les Madden. Vous le confirmez ?

MacCurdle hésita et appliqua une allumette à sa pipe avant de répondre :

— En partie. John Cosgrove se montrait très amical envers Madden et sa femme. Mme Cosgrove a toujours été un peu réservée.

— Avait-elle des raisons pour cela ?

— Bon, vous savez comment ça se passe, Bony. En Australie, on juge un homme d’après sa profession et sa fortune. Sur le Vieux Continent, on considère plutôt ce qu’étaient son grand-père et son père. Jeff Madden était foreur avant d’obtenir ses terres grâce à la nouvelle loi. Il s’en est bien tiré, mais un foreur reste un foreur, si vous voyez ce que je veux dire.

— Oui. Entre nous, Mac, savez-vous que Ray et Jill sont très amoureux, mais qu’ils ont peur de l’annoncer ?

Le directeur d’exploitation eut un large sourire.

— Un jour, nous avons oublié d’envoyer une lettre importante et je l’ai apportée à la boîte car Ray était déjà parti avec le sac de courrier. Je les ai surpris tous les deux en train de s’embrasser derrière un arbre. Je crois que tout le monde est au courant sauf Mme Cosgrove.

— Croyez-vous qu’elle réagirait mal ?

— J’en suis sûr. Ray s’est confié à moi et je lui ai conseillé d’attendre un peu.

— Tout le monde, dites-vous. Et Lush ?

— Ça, je l’ignore. Je parlais des gens d’ici.

— Mac, dites-moi une chose qui m’intéresse sur le plan professionnel. Comment Ray passe-t-il ses soirées ?

— Il lit un peu, je crois. Il écoute la radio. Et il joue une heure ou deux aux cartes avec les Vickory…

— Excusez-moi d’insister. Est-il souvent allé faire sa cour le soir ?

— Oui, j’en suis persuadé.

Le regard de MacCurdle pétilla.

— Je sais que je l’aurais fait à son âge, si j’en avais eu la possibilité.

MacCurdle vit les yeux bleus se durcir.

— Essayez d’être plus explicite.

— Je me rappelle qu’un soir, sa mère voulait le voir. C’était au sujet de documents administratifs. Ray n’était pas là. Je me suis faufilé chez Vickory, il ne s’y trouvait pas et il n’était pas non plus allé voir les employés, comme ça lui arrive parfois. Le lendemain, il a dû s’expliquer et s’en est sorti en disant qu’il était allé à la pêche. Il m’a avoué qu’il avait passé la soirée avec Jill Madden parce que Lush était parti au bourg.