RIEN DE NEUF

D’après le soleil, il était 11 heures quand Bony regagna la maison. Après avoir emporté les caisses dans la buanderie, il ferma les portes à clé et se dirigea vers les boîtes aux lettres pour interroger le facteur qui devait y passer à midi. Le vent avait recommencé à souffler, froid et mordant, des lointaines Snowy Mountains. Pendant qu’il attendait, Bony alla un peu plus loin pour repérer la piste de White Bend, qui, sinueuse, comme apeurée, s’éloignait des immenses terrains incultes, des bras morts du fleuve et des pentes poussiéreuses qu’on appelait le méandre du Fou.

II aperçut un cavalier qui débouchait de ce coude et, bientôt, reconnut le régisseur de Mira, l’homme qui lui avait rendu visite la veille. Il avait accroché au pommeau de sa selle le sac de courrier à expédier. Avant de mettre pied à terre, il s’écria :

— Ça s’est rafraîchi, hein ? J’espère que ce vent d’est ne va pas durer.

Ses yeux sombres étaient petits et son long visage avait l’air un peu éprouvé. Son blouson de cuir et son pantalon étroit rentré dans de courtes guêtres semblaient à Bony la tenue la plus adaptée aux circonstances.

— Il peut être assez désagréable, reconnut-il une fois Vickory descendu de cheval. On le sentirait peut-être moins à l’abri de cet eucalyptus. Le courrier arrive plus souvent en retard qu’en avance, je suppose.

— Le facteur essaie d’être à l’heure, dit Vickory en s’affairant avec une cigarette. Mais, dès après-demain, il devra faire un détour.

— Les hommes recherchent toujours Lush ?

— Oui, certains sont retournés au méandre du Fou, et d’autres fouillent le coude qui se trouve en amont, après l’exploitation de Mira. Sans le soleil, même un bon broussard pourrait se perdre au méandre du Fou. Il couvre plus de deux mille trois cents hectares.

— Mais, depuis la disparition de Lush, il y a eu du soleil tous les jours.

— C’est vrai. Avec le soleil, il n’a pas pu se perdre. Il a dû basculer dans le trou. S’il ne réapparaît pas bientôt, on ne le reverra plus.

Le régisseur tira sur sa cigarette et considéra Bony d’un air pensif.

— Il y a trois pauvres bougres qui campent de ce côté, juste un peu plus bas que notre hangar à tonte. Des trimardeurs. Je leur ai parlé de la crue et ils avaient l’air surpris qu’elle arrive jusqu’ici. Sinon, je n’ai rien vu, sauf deux chevaux errants, qui ont dû vivre de l’odeur des feuilles d’eucalyptus.

— Et ces trois hommes que vous avez trouvés, est-ce qu’ils campent loin d’ici ? demanda Bony.

— À deux kilomètres et demi à vol d’oiseau. Mais Lush n’aurait pas aimé leur genre. Il était trop frimeur pour les fréquenter. Il se prenait pour un éleveur.

— Il se prenait ?

— Oui. Je suis sûr qu’il faut parler de lui au passé. J’ai l’impression que le courrier arrive. Et à l’heure.

Ils apercevaient maintenant le nuage de poussière blanche soulevé par le car postal et chassé vers l’ouest. Bony reprit :

— Il paraît que Lush ne conduisait jamais à plus de vingt à l’heure quand il était soûl. Il était soûl quand il a quitté l’hôtel de White Bend. Croyez-vous qu’après avoir parcouru une vingtaine de kilomètres à vingt à l’heure, il ait pu être encore assez ivre pour gravir cette falaise ?

— Pas assez ivre… assez furieux, répondit Vickory. C’était un type mielleux. Il parlait doucement, poliment, qu’il soit bourré ou non. Mais au fond, il était puant. Il n’avait pas précisément bu quand il a donné des coups de pelle à une vache laitière parce qu’elle lui balançait sa queue dans la figure. L’un de nos cavaliers l’a vu par hasard. Sa vache était morte qu’il continuait à lui taper dessus. La même chose est arrivée avec un trotteur qu’il a fait courir en ville. Il l’a poussé tant qu’il a pu et le cheval ne s’est même pas placé. Il l’a emmené aux courses sur un bac, mais, au retour, il lui a fait parcourir la longue distance tellement vite que le cheval n’a jamais plus recouvré la forme.

— Quel est le rapport avec sa disparition dans le trou ?

— Voilà où je voulais en venir : Lush arrive ici en pleine nuit, il est en panne d’essence, il perd la tête, se précipite sur les boîtes aux lettres, arrache un de leurs supports et cogne sur sa camionnette. Le pieu se casse, il va en chercher un autre et, dans sa fureur aveugle, il manque la boîte et bascule dans la rivière. C’est quelque chose qui a pu très facilement se produire. La nuit était aussi noire que l’as de pique.

Le car postal qui approchait faisait un peu penser à un scarabée noir chargé.

— C’est là une supposition intéressante, dit Bony d’un ton sérieux. Vous avez de quoi l’étayer ?

— La boîte aux lettres était soutenue par quatre pieux. Il n’en reste que trois. Il y a une marque sur le côté gauche du pare-boue, qu’il aurait pu faire avec ce pieu. Dommage qu’on ne retrouve pas ce bout de bois, entier ou en morceaux, pour le prouver. Mais, quand il s’est cassé, il l’a peut-être jeté au loin dans un accès de colère.

Bony avait envie de complimenter Vickory sur son raisonnement quand le lourd véhicule freina et s’arrêta. Un jeune homme roux quitta le siège du conducteur et demanda :

— Lush est revenu, Vic ?

Il n’avait pas de passagers. Il attrapa le sac de courrier à expédier pendant que le régisseur lui répondait et tendit celui du courrier arrivé. Quand Bony s’approcha, il lui demanda s’il était bien l’inspecteur Bonaparte et ajouta d’un ton désinvolte :

— Vous n’avez retrouvé ni la trace ni la dépouille de Lush, hein ? Il a dû filer après avoir battu sa femme et, maintenant qu’elle est morte, il n’est pas près de revenir.

— Quand vous êtes arrivé ici et que vous avez vu la camionnette, est-ce que quelqu’un vous attendait avec le courrier de Mira ? demanda Bony.

— Oui, Ray Cosgrove.

— Vous avez jeté un coup d’œil dans la camionnette ?

— Et comment ! Ensuite, j’ai cherché Lush.

— Y avait-il quelque chose sur le plateau de la camionnette ou sur la banquette ? Des achats ?

— Seulement un carton de bouteilles de bière, vide, à la place du passager.

— Un carton de douze ?

— Oui. Il y avait un bout de bois sur le garde-boue et, quand j’ai vu une marque, à côté, je me suis demandé si le bout de bois avait quelque chose à voir avec ça.

— Est-ce qu’il ressemblait à un pieu de boîte aux lettres ? demanda Vickory.

— Ça pouvait en être un, Vic. Oui, ça pouvait. Il en manque un ?

— Oui. J’étais en train de dire à l’inspecteur qu’à mon avis, Lush a perdu la tête quand il est tombé en panne d’essence et qu’il s’en est pris à la camionnette avec un pieu arraché à sa propre boîte aux lettres. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Écoutez, quelqu’un m’a dit… j’ai oublié qui. Bref, quelqu’un m’a dit que quand Lush se mettait à escalader un mur, il grimpait trois mètres ou trois mètres cinquante. C’est quand même difficile à croire.

— Le type qui vous a dit ça sait peut-être quelque chose, dit le régisseur, content de ses déductions.

— Ouais, je suppose. Bon, il faut que je reparte. À bientôt ! Mince ! Je ne vous verrai sûrement pas ici ! Ma prochaine tournée passera par la piste qui s’éloigne du fleuve. J’apporterai le courrier à Murrimundi. Vous pouvez descendre à Murrimundi et ils peuvent vous joindre par téléphone, hein ?

— Oui, c’est exact, mais les lignes risquent d’être coupées, d’après ce que j’entends dire sur la montée des eaux.

— Ouais. Vous serez peut-être obligés d’élever ces digues autour de chez vous, Vic. Amusez-vous bien. J’espère qu’il ne va pas pleuvoir pendant ma tournée.

— Vous voulez bien remettre cette lettre à Lucas ou à sa femme ? demanda Bony en lui tendant une enveloppe.

Le conducteur fit un grand sourire.

— Et comment, inspecteur ! acquiesça-t-il. Toujours être aimable avec la police, c’est ma devise depuis des années. Je vais m’arranger pour lui remettre ça.

Le moteur rugit, les roues patinèrent et le rouquin repartit avec l’entrain désinvolte de la jeunesse.

— Des digues ? s’enquit Bony.

Le régisseur l’informa que pendant la grande inondation de 1925, Mira avait dû construire une digue autour de toute la propriété.

— L’eau montait tellement qu’elle avait presque atteint la maison des Madden, ajouta-t-il. Cette fois, elle pourrait y arriver et ne pas se retirer avant une semaine. Bon, j’y vais. Il faut que je retrouve toute la troupe pour déjeuner. Nous viendrons chercher les vaches demain matin. Ne laissez pas sortir les poules parce qu’il faudra qu’on les attrape, tout comme les chiens. Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Je partirai à ce moment-là, répondit Bony.

Sur ces mots, ils se séparèrent et Bony retourna dans la maison pour déjeuner.

Vers 15 heures, il avait vérifié que le pieu de la boîte aux lettres, entier ou en morceaux, ne flottait pas à la surface du grand trou, ce qui aurait étayé l’hypothèse de Vickory, selon laquelle Lush aurait basculé et se serait noyé. Vingt minutes plus tard, il se tenait sur la rive, en face de la maison de Mira.

Il apercevait maintenant son bâtiment spacieux, écrasé par les dattiers et entouré d’une haute clôture en bois, avec les bureaux et les ateliers sur la droite. Juste en face, il y avait le logement des employés, les réservoirs d’eau juchés sur les hautes plates-formes habituelles et la chaudière à bois, sur des roues bien calées, pour actionner les pompes. C’était une belle maison d’habitation, bien conçue par rapport au bail d’origine et, maintenant, trop importante pour la superficie fortement réduite des terres. En aval du fleuve, on apercevait les hangars à tonte et à laine et près d’un feu, devant le hangar à tonte, deux hommes étaient assis et fumaient. Toute cette zone surplombait la rive sur laquelle marchait Bony.

De temps à autre, il devait faire un détour pour franchir une rigole qui charriait de l’eau jusqu’aux bras morts du fleuve, au milieu des eucalyptus à grain serré et des débris végétaux qui recouvraient cet immense méandre. Un fort vent d’est gémissait dans les branches des majestueux gommiers rouges. Des cacatoès noirs et des Major Mitchell jacassaient en le voyant passer et, une seule fois, un martin-chasseur ricana. Il était 16 heures et le soleil filait vers l’ouest quand l’inspecteur arriva au camp des trois hommes dont lui avait parlé le régisseur. Il était déserté.

Comme on pouvait s’y attendre de la part de ces vagabonds qui travaillent le moins possible et quémandent de quoi manger aux cuisiniers des exploitations, le camp était jonché de journaux, d’os de mouton et de boîtes de conserve fourrées dans un trou. Les cendres accumulées révélaient la durée de leur séjour et leur température prouvait qu’ils étaient partis ce jour-là, manifestement convaincus par l’avertissement du régisseur.

Bony passa une heure à fouiller les vieux papiers avec un bâton, mais ne découvrit rien d’intéressant. Il remua les cendres, n’y trouva rien non plus et reprit sa route pour traverser ce méandre du Fou.

Il était impossible de marcher droit devant soi à cause des rigoles profondément encaissées, des trous détrempés et des énormes tas de débris végétaux accumulés contre les obstacles par les crues précédentes. Il croisa la piste de chevaux, probablement ceux des cavaliers partis à la recherche de Lush. Il distingua les pas de deux hommes, mais fut dans l’incapacité de préciser s’ils se dirigeaient vers les boîtes aux lettres ou en revenaient. Il aperçut un bout de papier emporté par le vent et le cueillit sur un buisson.

C’était un morceau déchiré de papier de soie et, en le lissant, Bony vit les lettres el près du bord droit déchiqueté. Le papier n’était pas abîmé par les intempéries et Bony passa un petit moment à en chercher l’autre partie. Il se disait qu’un vent capricieux, capable de pousser un fardeau aussi léger par-dessus les arbres et de le déposer dans ce lieu sauvage, l’avait peut-être apporté de Mira.

Installé sur une souche, il se confectionna une cigarette. Il se souvint qu’en quittant le camp déserté, il avait eu une mauvaise impression en voyant cette vaste zone entourée par la rivière sur trois côtés. Le régisseur avait dit qu’elle couvrait plus de deux mille trois cents hectares.

Bony scruta alors ce qu’il pouvait en voir : eucalyptus à grain serré, gris et rouge, déformés, qui penchaient selon des angles grotesques, leurs branches hideuses et tordues, leurs feuilles sèches gris-vert ; restes raides, cassants de buissons morts depuis longtemps ; sol couvert d’épines desséchées, paraissant redoutables. L’endroit n’avait rien d’attirant. Ce n’était ni un désert ni une jungle, ni une plaine ni une colline ; il n’était ni verdoyant ni aride, ni lumineux ni obscur.

La lumière ! Voilà ! Il se rappelait qu’en quittant le camp de la rive, sous les majestueux gommiers rouges, la lumière avait paru moins forte. Il avait levé les yeux, s’attendant à voir un nuage masquer le soleil. Il n’y en avait pas et le soleil, à mi-course entre le zénith et l’horizon, dardait ses rayons obliques sur lui. Pourtant, ce monde poussiéreux de mort et de pourriture, auxquelles se mêlait une vie torturée, avait commencé à troubler cet homme à la double origine avant même qu’il en ait pris conscience. Il avait éprouvé une nette répugnance, s’était brusquement relevé et empressé de poursuivre son chemin.

Le sol était constitué de blocs d’argile dure, exceptionnellement défavorable pour y chercher des traces, même de sabots. Il en croisa très peu et avait hâte de découvrir un indice intéressant, même infime. Il sentait des yeux qui l’observaient et comprit que le vieil ennemi qui rôdait dans son subconscient menaçait une nouvelle fois de se cramponner à lui.

Le vent gémissait, haut dans les arbres éparpillés, mais, autour de lui, l’air était paisible et froid. En été, l’atmosphère devait être stagnante et desséchante ; un homme pouvait alors basculer vers l’irrationnel, être gagné par la panique et se perdre à jamais.

Les spectres du peuple de sa mère veillaient sur lui. Ils lui conseillaient de s’enfuir. Il résista à l’envie de regarder par-dessus son épaule, résista à l’ordre de fuir. Il scruta le sol avec détermination devant ses pieds pour chercher des empreintes de pas. Il arriva bientôt à un eucalyptus grand et élancé, à l’écorce tachetée, et s’aperçut que la couleur du sol passait imperceptiblement d’un gris cendré à un chaud blanc cassé.

Il y avait là un eucalyptus à grain serré et à écorce rouge, un jujubier vert et, plus loin, l’avenue dessinée par les arbres de la rivière. Le soleil était devant lui, un soleil à la luminosité accrue. Bony se retrouva alors en plein jour et, du coup, abandonna derrière lui les fantômes de ses ancêtres aborigènes.

Le vent d’est suivait le lit à sec pour piquer l’oreille et la joue droite de l’inspecteur tandis qu’il passait devant les boîtes aux lettres. Il jouait avec la surface poudreuse, gris clair, qui couvrait la piste et le pourtour des boîtes. S’il avait soufflé aussi fort la nuit où Lush avait disparu, il ne fallait pas s’étonner de ne pas retrouver sa trace.

Les chiens accueillirent Bony avec de sonores aboiements, impatients d’être libérés. Les coqs gloussèrent et, quand il passa devant la perche aux oiseaux en allant couper du bois pour la cuisinière, le premier martin-chasseur géant s’y jucha pour attendre son repas.