ON S’OCCUPE

— Ah ! vous voilà ! Je vous cherchais, Jill.

— C’est vrai, inspecteur ?

La jeune fille était installée devant une machine à coudre et, de ses yeux sombres, sonda son visage.

Il s’assit et lui dit :

— Les nouvelles sont bonnes, Jill. La balle que vous avez tirée dans la porte de derrière n’a pas tué Lush. Les types du laboratoire l’ont prouvé. À moins que vous ayez une autre carabine ou un pistolet calibre 32, que je n’aurais pas trouvé.

— Il n’y avait que la 32 et la 44, inspecteur.

— Dans ce cas, le petit semblant d’ombre minuscule, ténue, ne pèse plus sur vous. Je suis vraiment heureux, Jill, parce que jusqu’à présent, je ne pouvais pas me sentir totalement sûr de vous. J’ai laissé Ray avec Mac, vous n’aurez qu’à le lui annoncer vous-même et nous pourrons alors tous oublier cette nuit de tension. À propos, vous rappelez-vous un certain Cycliste du Paroo, qui serait venu vous demander de quoi manger ?

— Oui. Je l’ai vu une fois. Il avait un regard mauvais. Papa disait qu’il voyageait toujours sans bagages ou presque et réussissait à parcourir cent soixante kilomètres par jour sur n’importe quelle piste. Il pouvait être à Bourke une semaine et à Mildura la suivante. Il terrifiait Lush. Il demandait toujours à maman de lui donner de quoi manger.

— Quand est-il passé chez vous pour la dernière fois ?

— Une semaine ou dix jours avant que Lush abandonne la camionnette. Je ne peux pas vous le dire exactement. J’étais sortie quand il est venu et maman m’en a seulement parlé.

— Est-ce qu’elle vous a précisé dans quelle direction il était reparti ?

Jill secoua la tête et Bony insista.

— Les trois hommes qui campaient en bas, en face du hangar à tonte, et qu’on appelle les Frères, sont-ils eux aussi passés récemment ?

— Non. Je sais de qui vous parlez. Ça fait un bon moment qu’ils ne sont pas venus chez nous. Je me rappelle que papa disait qu’ils étaient les plus grands fainéants de l’intérieur des terres.

— Merci, Jill. Si vous pensez à quelque chose d’inhabituel qui aurait pu se passer juste avant que Lush essaie de démolir la porte, dites-le-moi, je vous prie. Par exemple, si quelqu’un est venu chez vous.

Bony informa Cosgrove que Jill voulait lui parler et posa quelques questions au directeur d’exploitation au sujet du Cycliste du Paroo et des autres. MacCurdle savait peu de chose sur les « sans-espoir », sauf qu’il leur avait parfois vendu du tabac et des conserves. Bony se rendit compte qu’il ne devait pas avoir autant de contacts avec eux que le cuisinier des employés. Il savait que les Frères avaient campé pendant plusieurs semaines sur la rive opposée parce qu’ils avaient acheté du tabac au magasin.

Ce jour-là, le déjeuner se déroula dans le calme. Mme Cosgrove parla peu et manifesta une certaine contrariété. Bony supposa qu’elle n’avait pas réussi à faire travailler les hommes autant qu’ils l’auraient dû, selon elle, malgré la gêne que leur occasionnait le mauvais temps. À un moment donné, il surprit le clin d’œil malicieux que Ray adressait à Jill et lut un conseil de prudence dans le regard de MacCurdle.

Après le déjeuner, Bony alla s’allonger sur son lit et, là, lutta pour obliger son esprit à régurgiter un indice qu’il avait enregistré. Il s’endormit pendant la bataille et, en se réveillant, s’aperçut qu’il était plus de 16 heures. Il pleuvait toujours. Il retourna dans le bureau pour téléphoner à Lucas.

— D’après le rapport du labo, la balle qui a tué Lush n’a pas été tirée de la carabine que vous avez, dit Bony.

Le gendarme lâcha une exclamation qui prouvait qu’il était ravi de l’apprendre.

— Je vais vous donner les noms de dix trimardeurs employés ici actuellement. Notez-les.

Lucas s’exécuta.

— Nous savons où campaient les Frères pendant la nuit cruciale et le lendemain matin. Jacko dit qu’il campait à Markham Downs. Harry et Mick le Maton se trouvaient à la vieille cabane à laine, à Murrimundi. Voulez-vous vérifier tout cela du mieux que vous pourrez ?

— Ce sera fait. Et les autres ?

— Tâchez de savoir ce qu’ils faisaient et, entretemps, je vais les interroger. Il se peut que d’autres trimardeurs se soient trouvés dans les parages, au bord du fleuve.

— Je vais faire de mon mieux, Bony. Comment se comporte le fleuve de votre côté ?

— Les gens ont peur que les ruissellements le fassent monter et rendent la situation critique. Les hommes ont travaillé toute la journée malgré la pluie. Je n’ai pas encore manié une pelle.

— Vous n’y échapperez pas, prédit le gendarme.

White Bend aussi va être coupé de tout, si cette pluie continue. La météo, qui ne l’avait pas prévue, nous annonce maintenant qu’elle aura cessé demain.

Après avoir raccroché, Bony se détendit dans le fauteuil et se roula une cigarette. La corbeille à papier se trouvait devant lui et, sur le dessus, il y avait le papier qui avait enveloppé la bouteille de whisky de MacCurdle. L’impression irritante de frustration se manifesta de nouveau et, deux secondes plus tard, la mémoire revint. Bony se rappela le petit morceau de papier de soie qu’il avait trouvé au cœur du méandre du Fou, trouvé et négligé, rejeté avec mépris comme un quelconque détritus apporté par le vent.

Un miroir était accroché au mur. Bony se planta devant et regarda son reflet d’un air furieux. Le miroir lui renvoya les mots qu’il prononça tout bas :

— Est-ce que je vieillis ? Est-ce que je suis fatigué ? Ce bout de papier pouvait avoir enveloppé une bouteille. C’est une supposition. Une déduction facile à faire. Ça ne me ressemble pas de l’avoir oublié. Oui, tu vieillis. Tu commences à être limité intellectuellement, à ne pouvoir penser qu’à un seul sujet à la fois.

Il défroissa la boule de papier coincée dans la corbeille et y lut la marque de la distillerie et les mots Capes Finest Whisky. Bottled in Scotland. Il revoyait le fragment trouvé au méandre du Fou, et les lettres el près du bord droit déchiqueté. Il courut presque au téléphone.

— Lucas, j’ai peut-être une piste. Demandez au tenancier du bar si les bouteilles de whisky qu’il a vendues à Lush étaient enveloppées dans du papier de soie et de quelle marque il s’agissait.

— D’accord. Ne quittez pas. Le bar est juste en face.

L’impatience de Bony fut chassée par son sang-froid habituel. Tout en attendant, il recommença à se traiter de vieux, d’homme fatigué, et, cette fois, ajouta le mot sénile. Il entendit une voix, probablement à la radio ; il entendit un coq chanter, qui lui rappela les martins-chasseurs de Jill. Il essayait de comprendre ce que disait la voix dans le bureau du gendarme. Puis il entendit un coup dans l’appareil et Lucas prit la parole.

— Les bouteilles ont été vendues à Lucas avec du papier de soie autour. La marque était la suivante : Skilly’s Green Label Irish Whisky. Ça vous aide ?

— Peut-être, répondit prudemment Bony. Merci beaucoup.

El étaient les dernières lettres de Label. Le fragment était tellement propre et en si bon état qu’il pouvait s’agir d’un papier retiré à une bouteille une heure avant que Bony l’ait cueilli sur un buisson. Il se rappela que sur le moment, il s’était dit que le vent l’avait probablement apporté de Mira. Il pouvait également provenir du camp des Frères. Le vent ne l’avait sûrement pas charrié depuis la camionnette abandonnée ou la maison des Madden. Il faudrait cependant vérifier.

Il chercha à se renseigner auprès de Jill.

— D’après les bouteilles que j’ai vues traîner, Lush buvait du whisky irlandais, inspecteur, répondit-elle. Mais j’ai déjà vu des bouteilles de scotch et c’est lui qui avait dû les acheter parce que maman n’y a jamais goûté.

— Avez-vous remarqué du papier de soie autour des bouteilles ?

— Oui. J’en ai parfois vu.

— Merci, Jill. Je brûle peut-être, comme disent les enfants. Qu’est-ce que vous cousez ?

— Je confectionne à Mme Cosgrove un tablier pour le thé de l’après-midi. Elle me l’a demandé et j’ai répondu que je ferais avec plaisir tout ce qu’elle voudrait.

— Vous êtes un petit peu plus heureuse que vous l’étiez ?

La jeune fille le confirma, les yeux brillants.

— Vous êtes très gentil, dit-elle. J’ai entendu les autres vous appeler Bony. Me permettez-vous de le faire, moi aussi ?

— Je me demandais quand vous alliez vous y mettre, Jill.

À 16 heures, MacCurdle dit aux hommes de cesser le travail et entra avec Ray, tous deux fatigués et trempés. Bony les accueillit à la porte de la pièce à usage privé.

— Pourrais-je vous convaincre ? demanda-t-il avec affabilité, et il aurait pu être renversé comme une quille tant ils se précipitèrent à l’intérieur.

— Presque soixante-quinze millimètres, annonça Ray. Et la pluie ne semble pas vouloir s’arrêter.

— Lucas m’a dit que la météo avait prévu du beau temps pour cette nuit.

— Ils n’avaient pas vu venir la pluie, Bony. Alors, et vous, comment avez-vous passé le temps ?

— J’ai traînassé, je me suis contenté de traînasser. Ce whisky est bon, Mac. Est-ce que vous achetez parfois de l’irlandais ? Du Skilly’s Green Label ?

Les sourcils blond-roux de l’Écossais se haussèrent.

— Si je bois de l’irlandais ?

— Pourquoi pas ? Je ne suis pas un grand buveur, mais j’ai déjà dégusté du whisky irlandais et j’ai trouvé ça très bon.

Toujours indigné, MacCurdle riposta :

— Le whisky irlandais ne se déguste pas, Bony. On le fait descendre à toute vitesse pour en oublier le goût.

— Nous sommes donc d’accord, vous n’achetez pas de whisky irlandais ?

— Écoutez-le un peu, Ray. Nous travaillons dur toute la journée sous la pluie et il cherche à se disputer à propos de whisky irlandais.

— Ne me mêlez pas à ça, Mac, dit Ray en riant avant de s’adresser à Bony : Oui, monsieur Sherlock Holmes, vous pouvez être sûr que Mac n’en achète jamais. Bien entendu, il ne serait pas le dernier à s’avancer si quelqu’un lui en proposait sur un plateau d’argent. Est-ce que vous vous intéressez à ce sujet ?

— Oui, Ray. Est-ce que Mme Cosgrove ou vous-même avez acheté du Skilly’s Green Label ? Disons, depuis six mois ?

— Non, je n’en ai jamais vu à la maison. Mais cette marque se vend bien à White Bend. Bon, je vais prendre une douche chaude et enfiler des vêtements secs.

La soudaine irritation de MacCurdle était retombée et il dit qu’il allait faire la même chose.

— Mac, avant de partir, voulez-vous me passer les relevés des conditions atmosphériques pour le mois dernier et celui-ci, s’il vous plaît ? lui demanda Bony.

Dans le bureau, il se mit à étudier les feuillets qui indiquaient la direction du vent et la formation de nuages. Il s’aperçut que le dernier jour où le vent avait soufflé de l’ouest était le 19 juillet tandis que le 18 juillet, il venait du nord-ouest. Les données n’incluaient pas la force du vent.

En prenant le café, après le dîner, Ray aborda le sujet du whisky irlandais et demanda pourquoi Bony s’y intéressait. Comme Bony avait l’intention de leur demander un service, il leur parla du bout de papier qui avait pu envelopper une bouteille que Lush avait achetée avant de quitter la ville.

— Le vent l’a sans aucun doute embroché sur une branche et, comme je n’en voyais pas d’autre morceau et n’avais croisé aucune trace de pas récente, je me suis cru autorisé à supposer que le vent l’avait apporté de loin… disons de Mira, ou de la maison des Madden, ou de la camionnette abandonnée.

« Le 18 de ce mois, le vent venait du nord-ouest et la maison des Madden se trouve au nord-ouest de l’endroit où j’ai trouvé le papier. Le lendemain, il soufflait de l’ouest, c’est-à-dire de la camionnette abandonnée. Pouvez-vous estimer la force du vent durant ces deux jours ?

MacCurdle croyait qu’il n’était pas très fort, en tout cas moins fort que lorsqu’il soufflait de l’est et du sud-est. Ray pensait qu’il pouvait en avoir une idée en consultant le journal de l’exploitation et se hâta vers le bureau. En revenant, il put affirmer qu’il ne s’était pas trompé : le journal prouvait que le 19 du mois, Vickory, deux hommes et lui-même avaient nettoyé les abords du hangar à tonte. Les débris apportés par le vent avaient été brûlés et il se rappelait que la fumée n’avait pas été trop gênante parce que le vent était assez faible.

— Je suis sûr que pendant ces deux jours, il n’était pas assez fort pour apporter le bout de papier à l’endroit où vous l’avez trouvé, Bony.

— Seriez-vous d’accord pour dire que, les autres jours, le vent d’est a soufflé assez fort pour l’apporter de Mira ? demanda Bony.

— Assez fort, oui, mais les obstacles représentés par les arbres et autres auraient été formidables. Vous dites qu’il était propre et en bon état. Comment croyez-vous qu’il ait pu atterrir là si ce n’est pas le vent qui l’a apporté ?

— Je n’aime pas jouer aux devinettes, répliqua Bony.

— Voilà certainement une énigme déconcertante, dit Mme Cosgrove. Je me rappelle être allée dans cet horrible endroit avec mon mari. Des arbres à moitié morts, des bras de rivière qui ressemblaient aux cratères de la lune, des spectres qui épiaient derrière des troncs renversés.

— Moi non plus, le coin ne m’a pas plu, madame Cosgrove, dit Bony. Je dois pourtant y retourner. Vous avez remonté les bateaux qui se trouvaient au bord du fleuve. Pouvez-vous me dire pourquoi ?

— Ils flottaient depuis si longtemps à la hauteur du coude que nous avons pensé préférable de les remonter pour les enduire d’une nouvelle couche de goudron au cas où nous en aurions besoin à cause de la crue. Ça a été fait, Mac ?

— Oui, madame Cosgrove. Ils sont prêts.

— Vous n’avez tout de même pas l’intention d’aller au méandre du Fou en bateau ? demanda Ray.

— C’est bien ce que j’ai décidé, Ray.

— Mais le fleuve est en crue. Il charrie quantité de troncs, de bouts de bois, et est assez dangereux pour faire couler un bateau.

— J’espère que je m’en sortirai. Il vaut mieux y aller en bateau qu’à la nage, déclara Bony en souriant.