49
À l’entour du château de Dennis s’entasse une populace d’un millier d’individus dont je ne me souviens pas, mais qui ne m’oublieront jamais.
Il est presque minuit. Empuanti et orphelin, sans emploi et sans amour, je me fraie un chemin dans la foule jusqu’à ce que j’atteigne Denny, debout au beau milieu, et je dis : « Coco. »
Et Denny y va de son : « Coco. » Sans quitter des yeux la populace, des pierres dans les mains.
Il dit : « Une chose est sûre, ce n’est pas ici que tu devrais te trouver en ce moment. »
Après qu’on est passés à la télé, toute la journée, dit Denny, y a tous ces gens souriants qui ont débarqué avec des pierres. De belles pierres. Des pierres à ne pas en croire ses yeux. Du granit de carrière et du basalte équarri. Des blocs réguliers, aux arêtes parfaites, de grès et de calcaire. Ils arrivent un à un, ils apportent du mortier, des pelles, des truelles.
Tous, ils demandent, ça ne rate pas : « Où est Victor ? »
Ça fait tellement de gens qu’ils occupent entièrement le terrain de sorte que personne ne peut plus bosser. Tous voulaient me donner leur pierre en personne. Tous ces hommes, toutes ces femmes, ils n’arrêtent pas de demander à Denny et à Beth si je vais bien.
Ils disent que j’avais vraiment une allure abominable à la télé.
Il suffira juste qu’un seul individu décide de se vanter d’être un héros. D’être un sauveur, vu la manière dont il a sauvé la vie de Victor dans un restaurant.
Sauvé ma vie, à moi.
Le terme de « poudrière » décrit assez justement ce qu’il en est.
Là-bas, au loin, encore à l’extérieur des choses, il y a un quelconque héros qui a déclenché le processus : et ça parle, ça parle, ça parle. Même dans l’obscurité, on voit la révélation qui se répand en vagues à travers la foule. C’est la frontière invisible qui sépare les gens qui sont encore tout sourire de ceux qui ne le sont plus.
Tous ceux qui sont encore des héros des gens qui connaissent la vérité.
Et tous ces gens, qui se retrouvent dépouillés de leur grand moment de fierté, se mettent à regarder alentour. Tous ces gens réduits de l’état de sauveur suprême à celui d’imbécile en l’espace d’un instant, ils se mettent à péter un peu les plombs.
« Faut que tu te casses, Coco », dit Denny.
La foule est tellement dense qu’on ne voit plus rien du travail de Denny, les colonnes et les murs, les statues et les escaliers. Et quelqu’un crie : « Où est Victor ? »
Et quelqu’un d’autre crie : « Donnez-nous Victor Mancini ! »
Et, aucun doute là-dessus, ça, je le mérite. Un peloton d’exécution. Ma famille hypertrophiée tout entière rassemblée.
Quelqu’un allume les phares d’une voiture, et me voilà épinglé sous le feu des projecteurs contre un mur.
Et mon ombre menaçante qui grandit, horrible, au-dessus de nous tous.
Moi, le pauvre petit merdaillon dans son délire, qui croyais qu’on pouvait toujours apprendre suffisamment, savoir suffisamment, posséder suffisamment, courir suffisamment vite, se cacher suffisamment bien. Baiser suffisamment.
Entre moi et les phares, il y a les contours d’un millier de gens sans visage. Tous les gens qui croyaient qu’ils m’aimaient. Qui croyaient qu’ils m’avaient redonné la vie. Moi, la légende de leur existence, évaporée. Puis une main se lève, garnie d’une pierre, et je ferme les yeux.
Comme je ne respire plus, les veines de mon cou gonflent. Mon visage vire au rouge, il brûle.
Quelque chose tombe à mes pieds avec un bruit sourd. Une pierre. Une autre pierre, un autre bruit sourd. Puis une douzaine. Puis une centaine. Les pierres s’écrasent et le sol tremble. Les pierres s’éboulent contre les pierres autour de moi et tout le monde est en train de crier.
C’est le martyre de saint Moi.
Les yeux fermés, les yeux qui mouillent, les phares qui brillent rouges au travers de mes paupières, au travers de ma propre chair et de mon propre sang. Mon jus d’yeux.
Nouveaux chocs sourds contre la terre. Le sol vibre et trémule, les gens hurlent sous l’effort. Encore des tremblements, encore des fracas. Encore des jurons. Et puis tout devient silence.
À Denny, je dis : « Coco. »
Toujours les yeux fermés, je renifle et je dis : « Dis-moi ce qui se passe. »
Et quelque chose de doux et cotonneux et qui sent pas vraiment le propre se referme sur mon nez, et Denny dit : « Souffle, Coco. »
Et puis il n’y a plus personne. Ils sont tous partis. Presque tous.
Le château de Denny, ses murs sont démolis, les pierres descellées ont roulé loin sous la violence de leur chute. Les colonnes sont effondrées. Les colonnades. Les piédestaux renversés. Les statues écrasées. Pierres et mortier explosés, leurs gravats emplissent les cours, emplissent les fontaines. Même les arbres sont écrabouillés, complètement raplatis sous les pierres tombées. Les escaliers déchiquetés ne mènent nulle part.
Beth est assise sur une pierre, regardant une statue démolie. Une statue que Denny avait faite d’elle. Non pas à son exacte ressemblance dans la réalité, mais à l’image de celle qu’elle était pour lui. Aussi belle qu’il la pense belle. Parfaite. Et maintenant, démolie.
Je demande : tremblement de terre ?
Et Denny dit : « Tu brûles, mais ç’a été un acte divin, d’une variété particulière. »
Il n’y avait plus deux pierres l’une sur l’autre.
Denny renifle et dit : « Tu sens la merde, Coco. »
Je ne suis pas censé quitter la ville jusqu’à plus ample informé, je lui dis. La police m’a demandé.
Sa silhouette dessinée par l’éclat des phares, ne reste plus qu’une seule et dernière personne. Rien qu’une petite silhouette noire toute repliée sur elle-même, jusqu’à ce que les phares changent de direction, la voiture garée s’en va.
Au clair de lune, nous regardons, Denny, Beth et moi, pour voir qui reste encore dans les parages.
C’est Paige Marshall. Sa blouse blanche de laborantine toute barbouillée, les manches remontées. Le bracelet en plastique autour de son poignet. Ses chaussures bateaux sont mouillées et font des bruits d’éponge qu’on presse.
Denny s’avance et lui dit : « Je suis désolé, mais il y a eu un affreux monstrueux malentendu. »
Et je lui dis : non, tout baigne. Ce n’est pas ce qu’il croit.
Paige s’approche et dit : « Eh bien, je suis toujours là. »
Sa chevelure noire est tout défaite, le petit cerveau noir de son chignon. Ses yeux sont tout bouffis et rouges à leur pourtour, elle renifle, elle hausse les épaules et dit : « Je crois que ça signifie que je suis folle à lier. »
Nous baissons tous les yeux sur les pierres éparpillées, des pierres, rien que des pierres, rien que de petits tas bruns de rien de spécial.
Une de mes jambes de pantalon est mouillée par la merde et l’intérieur me colle à la peau, et je dis : « Eh bien. »
Je dis : « Je crois que je ne suis le sauveur de personne.
— Ouais, ben. »
Paige lève la main et dit : « Vous croyez que vous allez pouvoir m’ôter ce bracelet ? »
Je dis : ouais. On peut essayer.
Denny chasse les pierres tombées, les pierres qui roulent, du bout du pied, puis il se baisse pour en ramasser une. Beth s’en va l’aider.
Paige et moi nous contentons de nous regarder, en nous interrogeant de savoir qui l’autre est pour de vrai ! Pour la première fois.
Nous pouvons passer notre existence entière à laisser le monde nous dire qui nous sommes. Sains d’esprit ou fous à lier. Saints ou drogués du sexe. Héros ou victimes. À laisser l’histoire nous dire combien nous sommes bons ou mauvais.
À laisser notre passé décider de notre avenir.
Ou alors, nous pouvons décider pour nous-mêmes.
Et peut-être est-ce notre travail d’inventer quelque chose de meilleur.
Dans les arbres, une colombe plaintive appelle. Il doit être minuit.
Et Denny dit : « Hé, on aurait bien besoin d’un coup de main par ici ! »
Paige y va, et j’y vais. Tous les quatre, nous creusons de nos mains sous les arêtes d’une pierre. Dans le noir, la sensation au bout de nos doigts, c’est du froid et du rugueux, et ça dure, et ça dure, une éternité, et tous les quatre, tous ensemble, nous bataillons pour simplement mettre une pierre sur l’autre.
« Vous êtes au courant pour cette fille de l’antiquité grecque ? » dit Paige.
Qui a dessiné la silhouette de son amant perdu ? Je dis : ouais.
Et elle dit : « Vous savez qu’au bout du compte, elle l’a simplement oublié pour inventer le papier peint. »
Ça fiche la chair de poule, mais nous voici, les Pèlerins, les fêlés de notre temps, qui essayons d’établir notre propre réalité de rechange. De bâtir un monde à partir de pierres et de chaos.
Ce que ça va être, je ne sais pas.
Même après toutes ces allées et venues, à cavaler partout, là où nous avons abouti, c’est au milieu de nulle part au beau milieu de la nuit.
Et peut-être que savoir n’est pas ce qui importe.
Là où nous nous tenons, en cet instant précis, dans les ruines dans le noir, ce que nous bâtissons pourrait être n’importe quoi.
[1] Avertissement du traducteur.
[2] 1741-1801. Général américain de la Révolution, devenu traître.
[3] Référence au poète anglais John Keats (1795-1821) et au premier vers de son poème Endymion (1818). « A thing of beauty is a joy forever. »
[4] Analgésiques.
[5] Argot des rues pour le Bêta-ketamine, puissant tranquillisant utilisé lors des raves.
[6] Viande hachée, présentée en forme de hamburger, cuisinée en sauce.
[7] Vehicle identification number.
[8] En français dans le texte.
[9] En français dans le texte.
[10] En français dans le texte.
[11] Permis de travail, à l’origine carte de couleur verte.
[12] Combine Ponzi : variante d’escroquerie, d’après Charles Ponzi (mort en 1949), son inventeur, vers 1919-20.
[13] University of Southern California.
[14] Démarquage d’une citation de Thomas Gray (1716-1771) : « Where ignorance is bliss, ’tis folly to be wise. » Là où l’ignorance est félicité, c’est folie que d’être sage.
[15] Expression des féministes des années soixante définissant les machos.
[16] Équivalent de inconnu, M. X, nom que l’on donne aux cadavres non identifiés à la morgue.
[17] Fellation puis rapport sexuel jusqu’à l’orgasme.
[18] 1905-1965. Actrice de cinéma muet, surnommée « The It-Girl ».
[19] 1752-1836. Quaker. A cousu le premier drapeau américain à la demande de George Washington en juin 1776.
[20] Elizabeth Ire, reine d’Angleterre.
[21] Épouse du président des États-Unis ED. Roosevelt.
[22] Pionnière de l’aviation. Première femme à avoir traversé l’Atlantique. Disparue en 1937 dans le Pacifique lors d’une tentative de vol autour du monde.
[23] 1811-1896. Auteur de La Case de l’oncle Tom.
[24] 1900-1993. Actrice de théâtre et écrivain, surnommée la Première Dame du théâtre américain.
[25] 1879-1966. Infirmière, socialiste, journaliste, ardent défenseur de la régulation des naissances, reconnue légale quelques mois avant sa mort.
[26] 1890-1944. Évangéliste. Prêcheur. Missionnaire.
[27] 1797-1883. Née esclave, rencontre Dieu et devient prêcheur et militante pour les droits des Noirs.
[28] Poétesse nord-américaine. 1831-1886. Éducation très rigide et puritaine, vie quasiment cloîtrée, Poésie de prisonnière, presque mystique, sobre et simple, illuminée par le souffle de la pensée.
[29] Peintre, graveur et dessinatrice, Pittsburgh 1845 – Le Mesnil-Théribus 1926. Amie de Degas. A fortement contribué à la propagation de l’impressionnisme aux États-Unis.
[30] 1917-1984. Fille de Nehru, Premier ministre de l’Inde, morte assassinée.
[31] 1908-1942. Actrice de cinéma, spécialisée dans les comédies.
[32] 1901-1978. Anthropologue américaine d’obédience freudienne.
[33] 1929-1993. Actrice de cinéma.
[34] 1802-1887. Directrice du corps des infirmières pendant la guerre de Sécession. Surnommée le Dragon Dix.
[35] Procédure de première urgence pour sauver quelqu’un qui a avalé un corps étranger par inadvertance et risque de s’étrangler. D’après Henry J. Heimlich, le médecin américain qui l’a mise au point.
[36] En américain, ring-around-a-rosy, en anglais, ring-a-ring-o’-roses. L’expression apparaît dans une comptine anglaise censée évoquer cette période de peste noire : Ring a ring o’roses/A pocket full of posies/A-tishoo ! Atishoo !/We all fall down. Le dernier vers, « Nous tombons tous », évoque les morts de la peste et se retrouve dans la ronde, quand tous doivent s’asseoir au signal.
[37] The pocket full of posies, voir note précédente.
[38] 1818-1882. Épouse d’Abraham Lincoln.
[39] Duchesse de Windsor.
[40] Chanteuse américaine.
[41] « Femme-Oiseau » (1787-1812), guide et interprète indienne, de la tribu des Shoshone, qui a accompagné l’expédition de Lewis et Clarke en 1804-1805.
[42] 1902-1988. Actrice du cinéma muet, symbole de la garçonne.
[43] 1858-1898. Épouse d’Oscar Wilde.
[44] Déformation de « Cool », adoptée par les amateurs de surf et de skate-board.
[45] Référence à la chanson de Bob Dylan, Knockin’on Heaven’s Door.
[46] En français dans le texte.
[47] En français dans le texte.
[48] En français dans le texte.