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Ursula s’arrête pour reprendre son souffle et relève les yeux vers moi. Elle secoue les doigts d’une main et se serre le poignet de l’autre, et dit : « Si t’étais une baratte, on aurait eu du beurre depuis une demi-heure. »
J’y vais de mon : désolé.
Elle crache dans une main, la serre en poing à l’entour de ma queue, et dit : « Sûr que ça te ressemble pas. »
Fini, mais je ne veux même pas savoir à quoi je ressemble désormais.
Sûr encore que ce n’est qu’une autre de ces longues et lentes journées en 1734, et donc, nous sommes vautrés sur un tas de foin dans l’écurie. Moi, les bras croisés derrière la nuque, et Ursula est lovée tout contre moi. Nous ne bougeons pas beaucoup sinon le foin sec nous pique la peau à travers nos vêtements. Nous regardons tous deux en l’air, en direction des chevrons, des poutres en bois, et du tissage de chaume de la face inférieure du toit. Des araignées se balancent, suspendues aux fils de leur toile.
Ursula se met à me tirer sur la viande sans ménagement et dit : « T’as vu Denny à la télévision ? »
Quand ?
« Hier soir ? »
Qu’est-ce qu’il venait y faire ?
Ursula secoue la tête.
« Y construit quelque chose. Les gens se plaignent. Ils croient qu’il s’agit d’une sorte d’église, et lui refuse de dire quelle sorte. »
Nous sommes incapables de vivre avec les choses que nous ne pouvons pas comprendre, c’en est pathétique. À quel point nous avons besoin de voir tout étiqueté, expliqué, déconstruit. Même s’il est sûr que c’est inexplicable. Même Dieu.
« Désamorcé » n’est pas le mot qui convienne, mais c’est le premier qui vient à l’esprit.
Ce n’est pas une église, je dis. Je balance ma lavallière par-dessus l’épaule et je dégage du pantalon le devant de ma chemise.
Et Ursula dit : « À la télé ils croient qu’il s’agit d’une église. »
Du bout des doigts, je presse autour de mon nombril, mon ombilic, mais la palpation digitale n’est pas concluante. Je tapote et je prête l’oreille à d’éventuels changements de tonalité susceptibles d’indiquer la présence d’une masse solide, mais la percussion n’est pas concluante.
Le gros muscle du sas qui garde la merde à l’intérieur du corps, les médecins appellent ça le sas rectal, et une fois qu’on a enfoncé quelque chose au-delà de ce sas, impossible de le faire ressortir sans une vigoureuse aide extérieure. Dans les salles d’urgence des hôpitaux, on appelle ce genre d’aide « gestion de corps étrangers colo-rectaux ».
À Ursula, je dis : pourrait-elle coller l’oreille contre mon ventre nu et me dire si elle entend quelque chose.
« Denny n’a jamais été très bien dans ses baskets », dit-elle, et elle se penche pour presser son oreille contre le centre de mon ventre. Mon nombril. L’ombilic, les médecins appelleraient ça.
Le patient typique présentant ces corps étrangers colo-rectaux est un homme entre quarante et cinquante ans. Le corps étranger est pratiquement toujours ce que les médecins appellent auto-administré.
Et Ursula dit : « Qu’est-ce que je dois écouter ? »
Des bruits de boyaux positifs.
« Des gargouillis, des couinements, des grondements, n’importe quoi », je lui dis.
Tout ce qui est susceptible d’indiquer que je vais avoir des contractions intestinales un de ces quatre, et que les selles ne sont pas tout bonnement en train de s’accumuler derrière quelque obstruction.
Comme phénomène clinique, l’occurrence de corps étrangers colo-rectaux augmente de façon dramatique d’année en année. Il existe des rapports relatifs à des corps étrangers restés en place des années durant sans perforation des intestins ni conséquences significatives sur la santé du patient. Même si Ursula entend quelque chose, ce ne sera pas concluant. En fait, ce que cela exigerait serait une radioscopie abdominale et une sigmoïdofibroscopie.
Imaginez-vous sur la table d’examen, les genoux remontés contre la poitrine en position de ce qu’on appelle la carpe, comme un saut carpé immobile. On vous aurait séparé les fesses qu’on aurait maintenues ainsi à l’aide de sparadrap. Quelqu’un appliquerait une pression péri-abdominale pendant qu’un autre insérerait deux forceps à tissus pour tenter une manipulation trans-anale afin d’extraire le corps étranger. Naturellement, tout cela se pratique sous anesthésie locale. Naturellement, personne ne glousse ni ne prend de photos, mais quand même.
Quand même. C’est de moi que je parle, là.
Représentez-vous la vue du sigmoïdofibroscope sur un écran de télévision, une lumière brillante en train de pousser son chemin le long d’un tunnel tout resserré de tissus muqueux, humides et roses, en train de pousser au creux de ces ténèbres étriquées jusqu’à ce qu’il apparaisse, là, sur la télé, au vu et au su de tout le monde : le hamster mort.
Voir aussi : La tête de poupée Barbie.
Voir aussi : La boule à troufignon en caoutchouc rouge.
La main d’Ursula a interrompu ses soubresauts verticaux, et elle dit : « J’entends ton cœur battre. »
Et aussi : « Tu m’as l’air plutôt effrayé. »
Non. Pas question, je lui réponds, je m’éclate comme pas possible.
« Tu n’en donnes pas beaucoup l’impression », dit-elle, son haleine chaude sur ma zone péri-abdominale.
Elle dit : « J’attrape des crampes aux métacarpiens.
— Tu veux parler du syndrome du tunnel carpien, je lui dis. Et tu ne peux pas, parce qu’il ne sera pas inventé avant la révolution industrielle. »
Pour empêcher le corps étranger de remonter plus avant à l’intérieur du côlon, on peut exercer une traction en utilisant un cathéter de Foley afin d’insérer un ballon dans le côlon au-dessus dudit corps. Ensuite on gonfle le ballon. Il est plus fréquent de tomber sur un vide au-dessus du corps étranger ; c’est ce qui se produit habituellement lorsque le patient s’est autoadministré une bouteille de vin ou une canette de bière.
Son oreille toujours contre mon ventre, Ursula dit : « Est-ce que tu sais à qui elle appartient ? »
Et je lui dis : c’est pas drôle.
Dans le cas de bouteilles auto-administrées goulot en avant, il faut insérer un cathéter de Robinson autour de la bouteille et permettre à l’air de s’introduire afin de libérer le vide comprimé. Dans le cas de bouteilles auto-administrées culot en avant, insérer un écarteur dans l’extrémité ouverte de la bouteille, et ensuite remplir la bouteille de plâtre. Une fois que le plâtre a pris autour de l’écarteur, tirer pour enlever la bouteille.
L’utilisation de lavements est une autre méthode, mais moins fiable.
Ici, avec Ursula, dans l’écurie, on entend qu’il commence à pleuvoir au-dehors. La pluie martèle le chaume, l’eau coule dans la rue. La lumière dans les fenêtres s’est atténuée, gris sombre, et il y a le bruit d’éclaboussures répétées de quelqu’un qui court se mettre à l’abri. Les poulets noir et blanc déformés se pressent pour entrer de force entre les planches brisées des murs et ils ébouriffent leurs plumes pour en chasser l’eau.
Et je dis : « Et qu’est-ce que la télé dit d’autre à propos de Denny ? »
Denny et Beth.
Je dis : « Penses-tu que Jésus savait automatiquement qu’il était Jésus dès le départ, ou bien est-ce que sa maman ou quelqu’un d’autre le lui a appris et qu’il l’est devenu en grandissant ? »
Un doux grondement s’échappe d’entre mes cuisses, mais pas de l’intérieur de moi.
Ursula souffle, puis ronfle à nouveau. Sa main se ramollit autour de moi. Moi, mou comme une chiffe. Ses cheveux s’étalent en travers de mes jambes. Sa tendre et douce oreille est enfoncée au creux de mon ventre.
Le foin me transperce la chemise et me picote le dos.
Les poulets grattouillent dans la terre et le foin. Les araignées filent.