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C’est fini, mais quand je vais rendre visite à ma maman, je ne fais même plus semblant d’être moi-même.
Bon Dieu, je ne fais même plus semblant de me connaître aussi bien que ça.
Fini, ça.
Ma maman, c’est à croire que la seule chose qui l’occupe aujourd’hui, c’est de perdre du poids. Ce qui reste d’elle est tellement mince, elle ne doit plus être qu’une marionnette. Une variété d’effet spécial. Il ne reste tout bonnement plus assez de sa peau jaune pour contenir une vraie personne. Ses frêles bras de marionnette sont toujours en suspens au-dessus des couvertures, toujours à picorer de petites bouloches. Sa tête rétrécie finit par s’effondrer autour de la paille qu’elle tient à la bouche. Jadis, quand j’arrivais en tant que moi-même, en tant que Victor, son fils, Victor Mancini, au cours de ces visites-là, il ne s’écoulait jamais dix minutes avant qu’elle sonne l’infirmière et me dise qu’elle était simplement trop fatiguée.
Et alors, une semaine, ma maman croit que je suis un quelconque avocat commis d’office qui l’avait représentée une ou deux fois par le passé. Fred Hastings. Son visage s’éclaire quand elle me voit et elle se laisse aller contre sa pile d’oreillers en secouant un peu la tête avant de me dire : « Oh, Fred ! »
Elle dit : « Mes empreintes étaient partout sur toutes ces boîtes de teinture pour cheveux. Malgré l’imprudence manifeste de mon acte, un risque inutile, aussi clair que deux et deux font quatre, c’était malgré tout une action sociopolitique brillante. »
Je lui dis que ce n’était pas du tout l’impression que ça faisait sur la caméra de sécurité du magasin.
En plus, il ne fallait pas oublier l’accusation de kidnapping. Tout était sur bande vidéo.
Et elle rit, c’est vrai qu’elle rit, avant de dire : « Fred, vous vous êtes montré tellement stupide à vouloir me sauver. »
Elle continue dans la même veine pendant une demi-heure, à parler essentiellement de cette autre erreur, cet accident avec la teinture à cheveux. Ensuite, elle me demande de lui rapporter un journal du foyer.
Dans le couloir, à l’extérieur de sa chambre, il y a un médecin, une femme en blouse blanche qui tient un porte-bloc. Elle a, à ce qu’il semble, de longs cheveux sombres torsadés en forme de petit cerveau noir sur l’arrière de la tête. Elle ne porte pas de maquillage, de sorte que son visage ressemble simplement à de la peau. Une paire de lunettes à monture noire, pliées, dépasse de sa poche de poitrine.
S’occupe-t-elle de Mme Mancini ? je demande.
La doctoresse consulte son porte-bloc. Elle déplie ses lunettes, les met, et regarde à nouveau, tout ce temps en répétant : « Mme Mancini, Mme Mancini, Mme Mancini…»
Elle ne cesse de faire cliqueter un stylo-bille dans sa main.
Je demande : « Pourquoi perd-elle du poids ? »
La peau visible sur le crâne, là où les cheveux se partagent, la peau au-dessus et derrière les oreilles de la doctoresse est aussi transparente et blanche que ce à quoi sa peau doit ressembler sous son bikini. Si seulement les femmes savaient comment leurs oreilles se présentent aux regards, cette crête de chair ferme, ce petit capuchon sombre au sommet, tous ces contours lisses qui se lovent et vous entraînent vers les ténèbres resserrées tout à l’intérieur, eh bien, beaucoup plus nombreuses seraient les femmes à laisser leur chevelure retomber librement.
« Mme Mancini, dit-elle, a besoin d’une sonde pour s’alimenter. Elle perçoit la sensation de faim, mais elle a oublié ce que cette sensation signifie. En conséquence de quoi elle ne mange pas. »
Je dis : « Combien va coûter la sonde ? »
Une infirmière dans le couloir appelle.
« Paige ? »
La doctoresse me regarde, moi avec mes hauts-de-chausses et mon gilet, perruque poudrée et chaussures à grosses boucles, et elle dit : « Vous êtes censé être quoi ? »
L’infirmière appelle : « Mlle Marshall ? »
Mon boulot, c’est trop difficile à expliquer ici.
« Il se trouve que je suis la cheville ouvrière de l’Amérique coloniale à ses tout débuts.
— Ce qui signifie ? demande-t-elle.
— Serviteur irlandais sous contrat d’apprentissage. »
Elle se contente de me regarder en hochant la tête. Avant de consulter sa feuille de soins sur le porte-bloc.
« Soit on lui place un tube dans l’estomac, dit-elle, soit elle se laisse mourir de faim. »
J’essaie de percer les intérieurs secrets et ténébreux de son oreille, et je lui demande s’il serait éventuellement concevable d’envisager quelques solutions de rechange.
Dans le couloir, l’infirmière se plante, mains aux hanches, et crie : « Mlle Marshall ! »
Et la doctoresse tressaille. Elle lève l’index pour me faire taire et dit : « Écoutez. »
Elle dit : « Il faut vraiment que je termine mon tour de visites. Nous discuterons de cela plus longuement lors de votre prochain passage parmi nous. »
Sur ce, elle tourne les talons et parcourt les dix à douze pas la séparant de l’infirmière qui attend toujours, avant de dire : « Infirmière Gilman ! »
Elle dit, d’une voix précipitée, avec les mots qui se bousculent : « Vous pourriez au moins avoir la correction de m’appeler Dr Marshall.
— En particulier devant un visiteur.
— En particulier si vous continuez à crier comme vous le faites sur toute la longueur du couloir. C’est un minimum de courtoisie, infirmière Gilman, mais je pense que je l’ai mérité, et je pense que si vous vous mettez à avoir vous aussi une attitude professionnelle, vous vous apercevrez que tout le monde autour de vous se montrera beaucoup plus coopératif…»
Quand je reviens avec mon journal, ma maman dort. Ses affreuses mains jaunes sont croisées sur sa poitrine, un bracelet d’hôpital en plastique scellé autour d’un poignet.