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Des poulets noir et blanc flageolent dans Dunsboro la Coloniale, des poulets à la tête raplatie. Voici des poulets sans ailes ou seulement une patte. Il y a des poulets sans pattes, qui nagent dans la boue de la basse-cour, avec leurs seules petites ailes dépenaillées. Des poulets aveugles sans yeux. Sans bec. De naissance. Défectueux. Leur petite cervelle de poulet déjà tout embrouillée dès la naissance.
Il existe une frontière invisible entre la science et le sadisme, mais ici, on la voit clairement.
Ce qui ne veut pas du tout dire que ma cervelle à moi va s’en sortir beaucoup mieux. Regardez donc un petit peu ma mère.
Le Dr Paige Marshall devrait les voir tous lutter pour survivre au quotidien. Elle ne comprendrait pas pour autant, d’ailleurs.
Denny étant ici avec moi, Denny met la main à l’arrière de son pantalon et en extrait une page des petites annonces classées du journal, pliée et repliée en minuscule carré. Il est sûr qu’il s’agit là de contrebande. Sa Haute Gouvernance royale voit ça, et Denny va se retrouver banni direction le chômage. Sans blague, mais c’est vrai, là, en plein milieu de la basse-cour, juste devant l’étable à vaches, Denny me tend cette page du papier.
Hormis cela, nous donnons tellement dans l’authentique que c’est comme si rien de ce qu’on portait sur le dos n’avait jamais été lavé au cours de ce siècle.
Les gens mitraillent, photo après photo, en essayant de ramener à la maison un morceau de vous comme souvenir. Les gens pointent des caméras vidéo, essayant de vous prendre au piège de leurs vacances. Ils vous mitraillent tous autant qu’ils sont, ils mitraillent les poulets estropiés. Tout le monde essaie de faire en sorte que chaque minute du présent dure à jamais. De préserver chaque seconde. Comme des conserves en boîte.
À l’intérieur de l’étable à vaches, il y a un gargouillis d’air qu’on aspire à travers un narguilé. On ne voit personne, mais il y a cette tension silencieuse d’un groupe d’individus réunis en cercle et penchés en avant, qui essaient de retenir leur souffle. Une fille tousse. Ursula, la laitière. Il y a tellement de fumée de marijuana là-dedans qu’une vache se met elle aussi à tousser.
Cela se passe alors que nous sommes censés récolter des trucs, vous savez, les bouses, et Denny y va de son : « Lis ça, Coco. L’annonce entourée. » Il ouvre la page pour que je voie. « Cette annonce, là », dit-il. Il y a une annonce classée entourée à l’encre rouge.
Avec la laitière dans le coin. Les touristes. Il n’y a pas moins d’un trillion de manières pour qu’on se retrouve sur le point d’être pris la main dans le sac.
Sans blague, mais c’est vrai, Denny ne pourrait faire ça de façon plus visible.
Tout contre ma main, le papier est encore tiède du cul de Denny, et quand j’y vais de mon : « Pas ici, Coco », et que j’essaie de lui rendre le bout de papier…
Quand je fais ça, Denny dit : « Désolé, je n’avais pas l’intention, tu comprends, de te rendre complice. Si tu veux, je peux simplement te la lire. »
Les élèves de primaire qui viennent ici, c’est sacrément important pour eux de visiter le poulailler et de regarder les œufs en train d’être couvés. Malgré tout, un poulet normal n’est pas aussi intéressant que, disons, un poulet avec seulement un œil ou un poulet sans cou ou avec une patte atrophiée paralysée, et donc les écoliers secouent les œufs. Ils les secouent sans y aller de main morte et ils les remettent en place pour être couvés.
Et donc, si ce qui naît est déformé ou fou à lier ? Eh bien, c’est entièrement pour l’amour de l’enseignement.
Ceux qui ont de la chance sont tout bonnement mort-nés.
Curiosité ou cruauté, ce qui est sûr, c’est que le Dr Marshall et moi allons débattre de ce point à satiété. À tourner et retourner le problème.
Je ramasse à la pelle quelques bouses, en veillant à ce qu’elles ne se cassent pas en deux. De manière que les intérieurs humides ne se mettent pas à puer. Avec toute cette merde de vache sur les mains, je suis obligé de ne pas me ronger les ongles.
Tout à côté de moi, Denny lit : « Libre et disponible, pour toute bonne maison, vingt-trois ans, sexe masculin, masturbateur obsessionnel en voie de guérison, revenus limités et talents mondains, très propre sur lui et parfaitement dressé. »
Puis il lit un numéro de téléphone. C’est son numéro de téléphone.
« C’est mes vieux, Coco, c’est leur numéro de téléphone, dit Denny. Comme s’ils cherchaient à me faire comprendre. »
Il a trouvé ça sur son lit la nuit dernière.
Denny dit : « C’est de moi qu’ils parlent. »
Je dis que cette partie-là, je la comprends. Avec une pelle en bois, je suis toujours en train de récupérer les bouses, que j’entasse dans un gros truc tissé. Vous savez. Un machin, là. Un panier.
Denny dit : « Peut-il venir vivre avec moi ?
« On parle ici du plan Z, dit Denny. Je te demande à toi en tout dernier ressort. »
Est-ce parce qu’il ne veut pas m’enquiquiner ou parce qu’il n’est pas fou d’enthousiasme à l’idée de vivre avec moi, je ne lui pose pas la question.
On sent les chips au maïs dans l’haleine de Denny. Une autre violation de son personnage historique. Ce mec est un tel aimant à attirer les emmerdes. La laitière, Ursula, sort de l’étable à vaches et nous regarde de ses yeux de défoncée chronique presque entièrement rouge vif tant ils sont injectés de sang.
« Imagine une fille qui te plaise bien, je dis à Denny, si elle voulait avoir des rapports sexuels avec toi uniquement pour être enceinte, est-ce que tu accepterais ? »
Ursula remonte sa jupe à deux mains et traverse à grands pas le caca de vache dans ses sabots en bois. Elle chasse d’un coup de pied un poulet sur son chemin. Quelqu’un prend une photo d’elle en plein coup de pied. Un couple marié commence à demander à Ursula de leur tenir leur bébé pour une photo, mais alors, peut-être qu’ils voient ses yeux.
« Je ne sais pas, dit Denny. Un bébé, c’est pas comme quand tu as un chien. Je veux dire par là, un bébé, ça vit longtemps, Coco.
— Mais si elle n’avait pas l’intention d’avoir le bébé ? » je demande.
Les yeux de Denny montent au ciel, avant de redescendre, ne regardant rien, puis il se tourne vers moi.
« Je ne comprends pas, dit-il. Tu veux dire quelque chose comme le vendre, ou quoi ?
— Je veux dire, quelque chose comme le sacrifier, plutôt », je dis.
Et Denny dit : « Coco.
— Juste une supposition, je dis. Supposons qu’elle lui brouille sa cervelle, à ce petit fœtus pas encore né, et qu’elle aspire le foutoir à l’aide d’une grosse aiguille pour injecter ça dans la tête d’une personne dont tu sais qu’elle a le cerveau endommagé, pour la guérir », je dis.
Les lèvres de Denny s’entrouvrent un chouïa.
« Coco, c’est pas de moi que tu veux parler, j’espère ? »
Je veux parler de ma maman.
On appelle ça une transplantation neurale. Certains appellent ça une greffe neurale, et c’est la seule manière efficace de reconstruire le cerveau de ma maman à ce stade aussi avancé. La chose serait plus connue s’il n’y avait pas le problème d’obtenir, vous savez, l’ingrédient clé.
« Un bébé passé à la moulinette », dit Denny.
Je dis : « Un fœtus. »
Les tissus du fœtus, a dit Paige Marshall. Le Dr Marshall avec toute sa peau et toute sa bouche.
Ursula s’arrête à côté de nous, et elle montre le journal dans la main de Denny. Elle dit : « À moins que la date de ce truc ne soit 1734, t’es foutu. C’est une violation de ton personnage. »
Les cheveux sur la tête de Denny essaient de repousser, sauf que certains sont incarnés et pris au piège de gros boutons rouge et blanc.
Ursula s’éloigne, puis se retourne.
« Victor, dit-elle, si tu as besoin de moi, je serai en train de baratter. »
Je dis : « Plus tard. » Et elle s’en va à lourdes enjambées envasées.
Denny dit : « Coco, ainsi donc, c’est un choix entre ta maman et ton premier-né ? »
C’est pas si terrible, à la manière dont le Dr Marshall voit ça. Nous faisons ça tous les jours. Tuer ceux qui ne sont pas nés encore pour sauver les forts en âge. Dans la lumière dorée de la chapelle, en train de me souffler ses raisons à l’oreille, elle a demandé : chaque fois que nous brûlons un litre de carburant ou un hectare de forêt tropicale humide, est-ce que nous ne tuons pas l’avenir pour préserver le présent ?
C’est tout le programme à structure pyramidale de la Sécurité sociale.
Elle a dit, avec ses seins comme deux coins de force entre nous, elle a dit : je fais ça parce que je me préoccupe du sort de votre mère. Le moins que vous puissiez faire, c’est de faire votre petite part.
Je n’ai pas demandé ce qu’elle entendait par petite part.
Et Denny dit : « Alors, dis-moi toute la vérité en ce qui te concerne. »
Je ne sais pas. Je n’ai pas pu. Avec cette putain de part.
« Non, dit Denny. Je veux dire, est-ce que tu as lu le journal intime de ta maman ? »
Non, je ne peux pas. Je suis un peu coincé par ce truc pas très net de meurtre de bébé.
Denny me jette un regard dur, droit dans les yeux, et dit : « Est-ce que t’es vraiment, tu sais, un cyborg ? Est-ce que c’est ça, le grand secret de ta maman ?
— Un quoi ? je dis.
— Tu sais, dit-il, un humanoïde artificiel créé pour une durée de vie limitée, mais auquel on a implanté de faux souvenirs d’enfance, et donc on pense qu’on est vraiment une personne réelle, sauf qu’on va réellement mourir bien vite. »
Je jette à Denny un regard dur et je dis : « Ainsi, Coco, ma maman t’a dit que j’étais une sorte de robot ?
— Est-ce que c’est ce que dit son journal ? » dit Denny.
Deux femmes s’approchent, l’appareil photo à la main, et l’une dit : « Cela ne vous dérange pas ?
— Faites ouistiti », je leur dis, et je prends leur photo tout sourire devant l’étable à vaches, ensuite elles s’éloignent avec un autre petit souvenir fugace qui a failli s’échapper. Un autre moment pétrifié à chérir comme un trésor.
« Non, je n’ai pas lu son journal, je dis. Je n’ai pas baisé Paige Marshall. Je suis infoutu de faire quoi que ce soit tant que je n’aurai pas pris de décision sur ce point.
— Okay, okay », dit Denny, et à moi, il dit : « Alors, en ce cas, est-ce que tu n’es, vraiment qu’un cerveau, dans une casserole, quelque part, qu’on stimule aux produits chimiques et à l’électricité, pour te faire croire que tu as une vie réelle ?
— Non, je lui dis. Il est certain que je ne suis pas un cerveau. Ce n’est pas ça.
— Okay, dit-il. Peut-être alors es-tu un programme d’ordinateur d’intelligence artificielle qui interagit avec d’autres programmes dans une simulation de réalité ? »
Et j’y vais de mon : « Et toi ? Tu deviens quoi, là-dedans ?
— Moi, je serais juste un autre ordinateur », dit Denny. Puis il dit : « Je comprends où tu veux en venir, Coco. Je ne suis même pas capable de préparer la monnaie exacte pour le bus. »
Denny rétrécit les paupières et incline la tête en arrière, en me regardant, un sourcil en accent circonflexe. « Voici ma dernière hypothèse », dit-il.
Il dit : « Okay, à la manière dont je vois les choses, tu es simplement le sujet d’une expérience, et le monde entier tel que tu le connais n’est qu’une construction artificielle peuplée d’acteurs qui jouent les rôles de tous ceux qui sont dans ta vie, le temps qu’il fait, c’est rien que des effets spéciaux, et le ciel est peint en bleu, et le paysage, partout où tu le vois, est un décor. C’est ça ? »
Et j’y vais de mon : « Hein ?
— Et moi, je suis un acteur talentueux et absolument brillant, dit Denny, et je fais simplement semblant de prétendre être ton meilleur ami, perdant-né et masturbateur obsessionnel. »
Quelqu’un prend de moi une photo où je grince des dents.
Et je regarde Denny, et je dis : « Coco, tu fais semblant de rien du tout. »
Près de mon coude, il y a un touriste qui me sourit à belles dents. « Victor, dit-il. Ainsi, c’est ici que vous travaillez. »
D’où il me connaît, alors, là, je n’en ai pas la queue d’une idée.
Fac de médecine. Université. Un autre boulot. Ou alors, il est tout à fait possible que ce soit un autre des maniaques sexuels de mon groupe. C’est drôle. Il ne ressemble pas à un sexoolique, mais faut dire que ce n’est jamais le cas.
« Hé, Maud, et il donne un coup de coude à la femme qui l’accompagne. C’est lui le mec dont je n’arrête pas de te parler. Je lui ai sauvé la vie, à ce mec. »
Et la femme dit : « Oh, bon sang ! Ainsi, c’est donc vrai ? » Elle rentre la tête dans les épaules et roule les yeux au ciel. « Reggie se vante tout le temps à votre sujet. Je crois bien que j’ai toujours pensé qu’il exagérait.
— Oh, ouais, je dis. Ce bon vieux Reg, ouais, il m’a bien sauvé la vie. »
Et Denny d’ajouter : « Qui ne l’a pas fait, aujourd’hui, hein ? »
Reggie dit : « Est-ce que vous vous en sortez bien par les temps qui courent ? J’ai essayé de vous envoyer autant de fric que j’ai pu. Est-ce que cela vous a suffi pour faire extraire cette dent de sagesse ? »
Et Denny dit : « Oh, pour l’amour du ciel. »
Un poulet avec une demi-tête et pas d’ailes, tout barbouillé de merde, vient trébucher contre ma chaussure, et quand je baisse le bras pour la caresser, la petite chose frissonne à l’intérieur de ses plumes. Elle caquette doucement, timidement, un roucoulement qui est presque un ronron de chaton.
C’est agréable de voir quelque chose de plus pathétique que le sentiment qui est le mien en cet instant précis.
Et c’est alors que je me surprends avec un ongle dans la bouche. Bouse de vache. Merde de poulet.
Voir aussi : Histoplasmose. Voir aussi : Tænia.
Et j’y vais de mon : « Ouais, l’argent. » Je dis : « Merci, Coco. » Et je crache. Je crache encore. Il y a le déclic de Reggie qui me prend en photo. Rien qu’un autre de ces moments stupides dont on a l’impression que les gens se sentent obligés de les faire durer. Pour l’éternité.
Et Denny regarde le journal dans sa main, et il dit : « Alors, Coco, est-ce que je peux venir habiter dans la maison de ta maman ? Oui, ou non ? »