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Lors de ma visite suivante à ma maman, je suis toujours Fred Hastings, son bon vieil avocat commis d’office, et elle n’arrête pas de me japper dessus tout l’après-midi. Jusqu’à ce que je lui dise que je ne suis toujours pas marié, et elle me répond que c’est une honte. Ensuite, elle allume la télévision, un feuilleton à rallonge quelconque, vous savez, ces trucs où de vrais individus de la vraie vie prétendent être des individus bidon avec des problèmes fabriqués de toutes pièces sous les regards attentifs de vrais individus de la vraie vie qui essaient d’oublier leurs vrais problèmes de la vraie vie.
La visite suivante, je suis toujours Fred, mais je suis marié, et j’ai trois enfants. C’est mieux, mais trois enfants… Trois, c’est trop. Les gens devraient s’arrêter à deux, dit-elle.
La visite suivante, j’en ai deux.
À chaque visite, il y a de moins en moins de ma maman sous la couverture.
D’une autre manière, il y a de moins en moins de Victor Mancini assis dans le fauteuil à côté du lit.
Le lendemain, je suis redevenu moi-même mais quelques minutes sont à peine écoulées que ma maman sonne l’infirmière pour que celle-ci me raccompagne jusqu’à la sortie. Nous restons assis sans échanger une parole jusqu’à ce que je prenne mon manteau, et alors elle dit : « Victor ? »
Elle dit : « Il faut que je t’avoue quelque chose. »
Elle est en train de rouler une boulette de poils de couverture entre les doigts, elle la roule, de plus en plus petit, de plus en plus serré, et quand finalement elle relève les yeux, elle dit : « Fred Hastings est venu. Tu te souviens de Fred, n’est-ce pas ? »
Ouais, je m’en souviens.
Aujourd’hui, il a une épouse et deux enfants parfaits. Ce fut un tel plaisir, dit ma maman, de voir que tout réussit dans la vie à un aussi chic type.
« Je lui ai dit d’acheter de la terre, dit ma maman, ils n’en produisent plus aujourd’hui. »
Je lui demande ce qu’elle entend par « ils », et elle appuie à nouveau sur le bouton d’appel de l’infirmière.
En sortant, je trouve le Dr Marshall qui attend dans le couloir. Elle est debout juste devant la porte de ma maman, elle feuillette des notes sur son porte-bloc, et elle relève la tête, les yeux en amande derrière ses verres épais. D’une main, elle clique et déclique un stylo-bille, vite.
« Monsieur Mancini ? » dit-elle.
Elle replie ses lunettes, les met dans la poche de poitrine de sa blouse de laborantine, et dit : « Il est important que nous discutions du cas de votre mère. »
L’intubation stomacale.
« Vous avez demandé s’il existait d’autres solutions », dit-elle.
Depuis le poste des infirmières dans le couloir, trois employées de l’hôpital nous observent, les têtes collées l’une à l’autre, en conciliabule. La prénommée Dina s’écrie : « Faut-il que nous fassions les chaperons pour vous deux ? »
Et le Dr Marshall dit : « Occupez-vous de vos affaires, s’il vous plaît. »
À moi, elle chuchote : « Ces petits hôpitaux ! Le personnel se croit encore en terminale au lycée. »
Dina, je me la suis faite.
Voir aussi : Clare, Infirmière diplômée.
Voir aussi : Pearl, Aide-soignante.
La magie du sexe, c’est l’appropriation sans le fardeau de la possession. Peu importe le nombre de femmes que vous ramenez à la maison, il n’y a jamais de problème de stockage.
Au Dr Marshall, à ses oreilles et à ses mains nerveuses, je dis : « Je ne veux pas qu’on la nourrisse de force. »
Sous l’œil des infirmières qui nous surveillent toujours, le Dr Marshall place une main en coupe à l’arrière de mon bras et elle m’éloigne, en disant : « J’ai parlé à votre mère. C’est une sacrée femme. Ses actions politiques. Toutes ses manifestations. Vous devez vraiment l’aimer beaucoup. »
Et je dis : « Eh bien, je n’irais pas jusque-là. »
Nous nous arrêtons et le Dr Marshall chuchote, de sorte que je me trouve obligé de me rapprocher pour entendre. Trop près. Les infirmières qui observent toujours. Et son souffle sur ma poitrine, elle dit : « Et si nous pouvions complètement remettre à neuf l’esprit de votre mère ? »
Cliquant et décliquant son stylo, elle dit : « Et si nous pouvions lui faire retrouver la femme forte, intelligente, vibrante, qu’elle a été jadis ? »
Ma mère, comme elle a été jadis.
« C’est possible », dit le Dr Marshall.
Et, sans réfléchir à l’effet que mes paroles peuvent avoir, je dis : « Dieu m’en préserve. »
Ensuite, vite, très vite, j’ajoute que ce n’est probablement pas une aussi belle idée que ça.
Et dans le couloir, les infirmières rient, la main repliée masquant la bouche. Et même à cette distance, on entend Dina qui dit : « Ce serait bien fait pour lui. »
Lors de ma visite suivante, je suis toujours Fred Hastings et mes deux gamins n’ont que des A à l’école. Cette semaine-là, Mme Hastings repeint notre salle à manger en vert.
« Le bleu est préférable, dit ma maman, pour les pièces destinées à recevoir de la nourriture sous quelque forme que ce soit. »
Après cela, la salle à manger est bleue. Nous habitons dans East Pine Street. Nous sommes catholiques. Nous épargnons à la City First Fédéral. Nous roulons en Chrysler.
Tout cela à la suggestion de ma maman.
La semaine suivante, je commence à noter des choses, en détail, de manière à ne pas oublier celui que je suis censé être d’une semaine sur l’autre. Les Hastings se rendent toujours en voiture à Robson Lake pour leurs vacances, j’écris. Nous péchons la truite arc-en-ciel. Nous voulons que les Packers gagnent. Jamais nous ne mangeons d’huîtres. Nous achetions de la terre. Tous les samedis, je commence par m’asseoir dans le foyer et étudier mes notes pendant que l’infirmière va voir si ma maman est réveillée.
Chaque fois que je franchis le seuil de sa chambre, et que je me présente comme étant Fred Hastings, elle pointe la télécommande et éteint la télévision.
« Autour d’une maison, les buis, c’est bien, me dit-elle, mais des troènes, ce serait mieux. »
Et je note.
Les gens vraiment dignes d’intérêt boivent du scotch, dit-elle. Nettoyez vos gouttières en octobre, puis une nouvelle fois en novembre, dit-elle. Enveloppez le filtre à air de votre voiture de papier hygiénique, il durera plus longtemps. Taillez les arbres à feuilles persistantes uniquement après les premières gelées. Et c’est le frêne qui donne le meilleur bois à brûler.
Je note tout. Je fais l’inventaire de ce qui reste d’elle, les taches, les rides, la peau bouffie ou vide, l’épiderme qui se desquame ou qui se couvre de rougeurs, et je note de petits pense-bêtes rien que pour moi.
Tous les jours : porter un écran total.
Masquer les cheveux gris.
Ne pas devenir fou à lier.
Manger moins de gras et de sucres.
Faire plus d’abdos.
Ne pas commencer à oublier des trucs.
Couper les poils aux oreilles.
Prendre du calcium.
Émulsion hydratante. Tous les jours.
Figer le temps une bonne fois pour toutes pour rester au même endroit à jamais.
Ne pas devenir foutrement vieux.
Elle dit : « Avez-vous des nouvelles de mon fils, Victor ? Vous vous souvenez de lui ? »
Je m’arrête. Je sens mon cœur qui se serre, mais j’ai oublié ce que cette sensation signifie.
Victor, dit ma maman, ne vient jamais lui rendre visite, et quand il vient, il n’écoute jamais. Victor est toujours très occupé et distrait, et il s’en fiche. Il a laissé tomber la fac et ses études de médecine, et il transforme sa vie en grand foutoir. Elle pinçote les peluches de sa couverture.
« Il a un boulot quelconque payé au salaire minimum, il fait le guide touristique ou quelque chose », dit-elle.
Elle soupire, et ses abominables mains jaunes trouvent la télécommande.
Je demande : est-ce que Victor ne prend pas soin d’elle ? Est-ce qu’il n’a pas le droit de vivre sa vie ? Je dis : peut-être que Victor est tellement occupé qu’il travaille tous les soirs, à se tuer littéralement au boulot rien que pour payer les factures de son assistance médicale permanente. Soit trois plaques par mois, rien que pour pouvoir survivre. Peut-être que c’est pour ça que Victor a abandonné les études. J’ajoute, rien que pour le plaisir de la contredire, que Victor se casse peut-être le cul pour faire au mieux.
Je dis : « Peut-être que Victor en fait bien plus que ce qu’on veut bien lui reconnaître. »
Et ma maman sourit, et dit : « Oh, Fred, vous continuez toujours à défendre les coupables au-delà de toute rémission. »
Ma maman allume la télévision, et une femme superbe, en robe du soir étincelante, frappe une autre superbe femme d’un coup de bouteille sur la tête. Et la bouteille ne bouleverse même pas un cheveu de sa coiffure. Mais elle la rend amnésique.
Peut-être que Victor se débat comme un beau diable avec ses problèmes, je dis.
La première superbe femme reprogramme la superbe amnésique en lui faisant croire qu’elle n’est plus qu’une tueuse-robot aux ordres de la superbe numéro un, prête à exaucer le moindre de ses désirs. La tueuse-robot accepte sa nouvelle identité avec une telle aisance qu’on ne peut s’empêcher de s’interroger : est-ce que son amnésie est feinte ? Ne cherchait-elle pas depuis toujours une bonne raison pour s’offrir une petite virée de massacres ?
Et quand je parle à ma maman, assis qu’on est là tous les deux à regarder la télé, toute ma colère, tout mon ressentiment fichent le camp, comme un pipi de chat.
Ma mère me servait jadis des œufs brouillés pleins d’écailles sombres dues au revêtement antiadhésif de la poêle. Elle faisait la cuisine dans des marmites en aluminium, et on buvait de la limonade dans des gobelets en aluminium tourné en mordillant le rebord tendre et froid. On utilisait du déodorant corporel fabriqué à partir de sels d’aluminium. Il existe donc au moins un million de raisons qui expliquent qu’on en soit arrivés là.
Pendant une pub, ma mère me demande de citer ne serait-ce qu’une chose positive dans la vie personnelle de Victor. Pour s’amuser, il faisait quoi ? Où se voyait-il d’ici un an ? D’ici un mois ? Une semaine ?
À ce stade, je n’en ai aucune idée.
« Et plus précisément, dit-elle, qu’est-ce que vous voulez dire, nom d’un chien, quand vous m’annoncez que Victor se tue tous les soirs ? »