18
Lors de ma visite suivante, ma mère est encore plus maigre, si tant est que cela soit possible. Son cou a l’air aussi petit que le tour de mon poignet, la peau jaune tout affaissée en creux marqués entre les tendons et la gorge. Son visage ne cache pas le crâne qui se trouve à l’intérieur. Elle fait rouler sa tête d’un côté de manière à pouvoir me voir dans l’embrasure de la porte, et une sorte de gelée grise figée encroûte le coin de chaque œil.
Les couvertures sont toutes distendues et font une tente entre les deux crêtes iliaques. Les seuls autres repères qu’on reconnaît sont les genoux.
Elle entortille un bras affreux entre les barreaux chromés de la rambarde du lit, affreux et aussi maigre qu’une patte de poulet qui se tend vers moi, et elle déglutit. Ses mâchoires peinent à se mettre en œuvre, ses lèvres tissées de salive, et c’est alors qu’elle le dit, main tendue, elle le dit.
« Morty, dit-elle, je ne suis pas une maquerelle. » Les mains nouées en poings, elle les secoue en l’air et dit : « C’est une déclaration féministe que je fais.
Comment cela peut-il être de la prostitution alors que toutes ces femmes sont mortes ? »
Je suis ici avec un joli bouquet de fleurs et une carte de vœux de prompt rétablissement. Je viens de quitter mon boulot, donc je suis en hauts-de-chausses et gilet. Mes chaussures à boucles et mes bas brodés qui montrent mes mollets maigrelets sont couverts de boue.
Et ma maman dit : « Morty, il n’y a pas lieu de juger cette affaire. Débrouillez-vous. Pas de procès, pas de tribunal. »
Et elle se laisse retomber en soupirant au creux de sa pile d’oreillers. La bave qui coule de sa bouche a changé le blanc de la taie d’oreiller en bleu pâle là où elle est en contact avec sa joue.
Une carte de prompt rétablissement ne va rien régler.
Sa main griffe l’air et elle dit : « Oh, et Morty, il faut que vous appeliez Victor. »
Sa chambre a cette odeur, cette même odeur que les chaussures de tennis de Denny quand il les a portées tout l’été sans chaussettes.
Un joli bouquet de fleurs ne fera pas la plus petite différence.
Dans la poche de mon gilet se trouve son journal intime. Fourrée dans le journal se trouve une facture du centre de soins, en souffrance depuis bien longtemps. Je colle les fleurs en attente dans sa cuvette hygiénique et je pars en quête d’un vase et aussi peut-être d’un petit quelque chose pour alimenter ma maman. Du pudding au chocolat. Autant que je pourrai en emporter. Quelque chose que je pourrai lui donner à la cuillère en l’obligeant à avaler.
À voir à quoi elle ressemble, je ne supporte pas d’être là et je ne supporte pas de ne pas être là. Comme je m’en vais, elle dit : « Il faut que vous vous débrouilliez pour trouver Victor. Il faut que vous l’obligiez à aider le Dr Marshall. S’il vous plaît. Il faut qu’il aide le Dr Marshall à me sauver. »
Comme si quelque chose était jamais le résultat d’un hasard.
Dehors, dans le couloir, se trouve Paige Marshall, les lunettes sur le nez, occupée à lire quelque chose sur son porte-bloc.
« Je me disais simplement que vous aimeriez être mis au courant », dit-elle.
Elle s’appuie, dos à la rampe d’appui qui court sur les murs du couloir, et dit : « Votre mère ne pèse plus que trente-huit kilos cette semaine. »
Elle met le porte-bloc dans son dos, l’agrippant en même temps que la rampe des deux mains. Sa posture projette ses seins en avant. Son pubis vers moi, à l’oblique. Paige Marshall passe la langue sur l’intérieur de sa lèvre inférieure et dit : « Avez-vous réfléchi à de nouvelles possibilités d’action ? »
Maintien en vie artificielle, alimentation par sonde, assistance respiratoire – en médecine, on appelle ça les « mesures héroïques. »
Je ne sais pas, je dis.
Nous sommes là debout, attendant que l’autre cède le premier pouce.
Deux vieilles dames souriantes passent à côté de nous, et l’une d’elles pointe le doigt et dit à l’autre : « C’est lui, le gentil jeune homme dont je t’ai parlé. C’est lui qui a étranglé mon petit chat. »
L’autre dame, son chandail est boutonné de travers, et elle dit : « Un jour, il a presque battu ma sœur à mort. »
Elles repartent.
« C’est mignon, dit le Dr Marshall, ce que vous êtes en train de faire, je veux dire. Vous offrez à ces personnes la résolution des plus gros problèmes de leur existence. »
Vu l’allure qu’elle a en cet instant, il faudrait pouvoir penser à des carambolages à la chaîne. Imaginer deux camions de don du sang qui s’emplafonnent bille en tête. Vu l’allure qu’elle a, il faudrait pouvoir penser à des fosses communes pour réussir à tenir en selle ne serait-ce que trente secondes.
Penser à de la nourriture pour chats avariée, à des chancres ulcérés, à des organes pour transplantation expirés.
C’est vous dire combien elle est belle.
Si elle veut bien m’excuser, il faut absolument que je trouve un peu de pudding.
Elle dit : « Est-ce que c’est que vous avez une petite amie ? C’est ça, votre raison ? »
La raison pour laquelle nous n’avons pas eu de rapport sexuel dans la chapelle il y a quelques jours. La raison pour laquelle, devant elle, avec elle, nue, prête, je n’ai pas pu. La raison pour laquelle j’ai fui.
Pour un listing complet de petites amies, référez-vous je vous prie à ma quatrième étape.
Voir aussi : Nico.
Voir aussi : Leeza.
Voir aussi : Tanya.
Le Dr Marshall projette son pubis vers moi et dit : « Savez-vous comment meurent la plupart des patients comme votre mère ? »
Ils meurent de faim. Ils oublient la manière d’avaler, ils inspirent nourriture et boisson dans les poumons par accident. Leurs poumons s’emplissent de matière pourrissante et de liquide, ils contractent une pneumonie, et ils meurent.
Je dis : je sais.
Je dis qu’on peut peut-être faire des choses pires que de simplement laisser mourir une personne âgée.
« Il ne s’agit pas uniquement d’une personne âgée anonyme, dit Paige Marshall. Il s’agit de votre mère. »
Et elle a presque soixante-dix ans.
« Elle en a soixante-deux, dit Paige. S’il existe une chose à faire pour la sauver et que vous ne la faites pas, vous la tuez par négligence.
— En d’autres termes, je dis, c’est vous que je devrais me faire ?
— J’ai entendu parler de votre répertoire de conquêtes de la bouche de quelques infirmières, dit Paige Marshall. Je sais que le sexe-distraction ne vous pose aucun problème. Ou est-ce que c’est moi, tout simplement ? Ne serais-je pas votre type ? C’est ça ? »
Nous nous taisons tous les deux. Une aide-soignante passe à côté de nous, poussant un chariot chargé de tas de draps et de serviettes mouillées. Ses chaussures ont des semelles en caoutchouc et le chariot a des roues en caoutchouc. Le sol est en dalles de liège antédiluviennes patinées tout sombre par les passages, de sorte que la demoiselle glisse sans faire le moindre bruit, ne laissant derrière elle qu’un relent d’urine éventée.
« Ne vous méprenez pas, je dis à Paige. J’ai envie de vous baiser. J’ai vraiment envie de vous baiser. »
Dans le couloir, l’aide-soignante s’arrête et se retourne sur nous. Elle dit : « Hé, Roméo, pourquoi tu ne lui lâches pas un peu les baskets, au Dr Marshall ? »
Paige dit : « Tout va bien, mademoiselle Parks. Ceci ne concerne que M. Mancini et moi-même. »
Nous la regardons tous deux sans ciller jusqu’à ce qu’elle fasse la moue et tourne au coin avec son chariot. Elle s’appelle Irene, Irene Parks, et ouais, okay, nous sommes passés à l’acte dans le parc de stationnement à peu près à la même époque l’année dernière.
Voir aussi : Caren, infirmière diplômée.
Voir aussi : Jenine, aide-soignante.
À l’époque, je croyais que chacune d’elles allait être quelque chose de spécial, mais sans leurs vêtements, elles auraient pu être n’importe qui. Aujourd’hui, son cul est à peu près aussi excitant qu’un taille-crayon.
M’adressant au Dr Paige Marshall, je dis : « C’est là que vous vous trompez, sur toute la ligne. » Je dis : « J’ai une telle envie de vous baiser que j’en ai le goût dans ma bouche. » Je dis : « Et non. Je ne veux voir personne mourir, mais je ne veux pas que ma maman revienne à l’état dans lequel je l’ai toujours connue. »
Paige Marshall souffle. Elle rétrécit les lèvres en petit nœud serré et se contente de me jeter un regard noir. Elle tient son porte-bloc contre la poitrine, les bras croisés par-dessus.
« Donc, dit-elle, tout ceci n’a rien à voir avec le sexe. Vous ne voulez tout bonnement pas que votre mère se remette. Vous n’êtes tout bonnement pas capable de faire front devant les femmes fortes, et vous pensez que, si elle meurt, le problème que vous avez avec elle mourra aussi. »
Depuis sa chambre, ma maman appelle : « Morty, pourquoi est-ce que je vous paie ? »
Paige Marshall dit : « Vous pouvez mentir à mes patientes et résoudre leurs problèmes existentiels, mais ne vous mentez pas à vous-même. » Puis : « Et ne me mentez pas. »
Paige Marshall dit : « Vous préféreriez la voir morte plutôt que de la voir se remettre. »
Et je dis : « Oui. Je veux dire, non. Je veux dire, je ne sais pas. »
Toute mon existence, j’ai moins été l’enfant de ma mère que son otage. Le sujet de ses expérimentations sociales et politiques. Son petit rat de laboratoire personnel. Aujourd’hui, elle est à moi, et elle ne va pas s’échapper en mourant ou en recouvrant la santé. Je ne veux qu’une seule et unique personne à secourir. Je ne veux qu’une seule et unique personne qui ait besoin de moi. Qui ne puisse pas vivre sans moi. Je veux être un héros, mais pas uniquement une seule fois. Même si cela implique de la garder handicapée, je veux être le sauveur permanent de quelqu’un.
« Je sais, je sais, ça paraît abominable énoncé comme ça, je lui dis, mais je ne sais pas… C’est ce que je pense. »
Et c’est ici que je devrais dire à Paige Marshall ce que je pense vraiment.
Je veux dire par là, je suis tout bonnement fatigué d’avoir tort tout le temps uniquement parce que je suis mec.
Je veux dire par là, combien de fois faut-il vous déclarer que vous êtes l’ennemi oppresseur plein de préjugés avant que vous laissiez tomber une bonne fois pour vraiment devenir l’ennemi ? Je veux dire par là qu’un porc mâle et chauvin[15] ne naît pas, il le devient, on le fabrique, et de plus en plus nombreux sont les membres de cette engeance à être fabriqués par les femmes.
Après un temps suffisamment long, vous cessez tout bonnement de vous battre et vous acceptez le fait que vous êtes un crétin inepte, sexiste, étroit d’esprit, insensible, grossier, crétin. Les femmes ont raison. Vous avez tort. Vous vous habituez à l’idée. Vous rabaissez votre caquet, et vos ambitions.
Même si la chaussure n’est pas à votre pointure, vous vous rétrécissez pour y entrer.
Je veux dire par là, dans un monde sans Dieu, est-ce que ce ne sont pas les mères le nouveau dieu ? La dernière position sacrée inexpugnable. La maternité n’est-elle pas le dernier miracle magique ? Mais un miracle qui est inaccessible aux hommes.
Et peut-être bien que les hommes ont beau déclarer qu’ils sont heureux de ne donner naissance à personne, toute cette douleur et tout ce sang, mais c’est uniquement par dépit, comme les raisins verts de la fable, tellement c’est inaccessible. Il est sûr et certain que les hommes sont incapables de faire rien qui approcherait un tant soit peu quelque chose d’aussi incroyable. Torse puissant, pensée abstraite, phallus – tous les avantages dont les hommes paraissent jouir ne sont que des joujoux, rien d’autre. De la roupie de sansonnet.
Vous ne pouvez même pas enfoncer un clou avec votre phallus.
Les femmes sont déjà nées tellement en avance sur le plan des capacités. Le jour où les hommes pourront donner la naissance, c’est à ce moment-là que nous pourrons commencer à parler d’égalité des droits.
Tout ça, je ne le dis pas à Paige.
Au contraire, j’explique combien je veux être l’ange gardien d’une seule et unique personne.
« Vengeance » n’est pas vraiment le mot qui convienne, mais c’est le premier qui vient à l’esprit.
« Alors sauvez-la en me baisant, dit le Dr Marshall.
— Mais je ne veux pas qu’elle soit complètement sauvée, je dis. Je suis terrifié à l’idée de la perdre, mais si je ne la perds pas, c’est peut-être moi que je vais perdre. »
Il y a toujours le journal intime de ma maman dans la poche de mon gilet. Il y a toujours le pudding à aller chercher.
« Vous ne voulez pas qu’elle meure, dit Paige, et vous ne voulez pas qu’elle recouvre la santé. Exactement, qu’est-ce que vous voulez ?
— Je veux quelqu’un qui sache lire l’italien », je dis.
Paige dit : « Quoi, en italien ?
— Tenez, je lui dis », et je lui montre le journal. « C’est celui de ma maman. C’est en italien. »
Paige prend le journal et le feuillette. Le pourtour de ses oreilles est tout rouge et excité.
« J’ai fait quatre ans d’italien avant la maîtrise, dit-elle. Je peux vous expliquer ce que ça raconte.
— Je veux juste rester aux commandes, je dis. Pour changer, je veux juste que ce soit moi, l’adulte. »
Toujours feuilletant, le Dr Paige Marshall dit : « Vous voulez la garder dans un tel état de faiblesse que vous serez toujours le seul à avoir tous les droits de décision. » Elle lève les yeux sur moi et dit : « On dirait que ça vous plairait bien d’être Dieu. »