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À cause de la chaleur, Denny ôte sa veste, puis son chandail. Sans défaire les boutons, pas même ceux des manchettes ou du col, il fait passer sa chemise par-dessus la tête, il la retourne complètement, de sorte que maintenant sa tête et ses mains sont empaquetées de flanelle rouge à carreaux. Le tee-shirt en dessous remonte jusqu’à ses aisselles tandis qu’il bataille contre la chemise en voulant lui faire passer la tête, et son ventre nu a l’air tout décharné et couvert de rougeurs. Quelques longs poils bourgeonnent autour de ses petits tétons. Ses tétons ont l’air gercés et douloureux.
« Coco », dit Denny, toujours bataillant à l’intérieur de sa chemise. « Y a trop de couches. Pourquoi faut-il qu’y fasse si chaud ici dedans ? »
Parce que c’est une sorte d’hôpital. Une résidence à soins permanents.
Par-dessus son jean et son ceinturon, on voit la taille à l’élastique usé de son méchant caleçon. Des taches de rouille orange sont visibles sur l’élastique trop lâche. En ressortent sur l’avant quelques poils qui tournicotent. Il y a des taches de sueur jaunâtre, sans blague, c’est vrai, sur la peau des aisselles.
La fille de la réception est assise devant nous, en train de nous observer, le visage tout en plis resserrés autour du nez.
J’essaie de renfoncer son tee-shirt, et il ne fait aucun doute qu’il y a bien plus d’une nuance de couleur dans les petites peluches qui emplissent son nombril. Au boulot, dans les vestiaires, j’ai vu Dennis enlever son pantalon comme une pelure à l’envers en même temps que le caleçon, exactement comme je faisais quand j’étais petit.
Et la tête toujours emballée dans sa chemise, Denny y va de son : « Coco, tu peux m’aider ? Y a un bouton quelque part dont j’ignore l’existence. »
La fille de la réception ne me quitte pas de l’œil. Elle tient le combiné du téléphone à mi-chemin de son oreille.
Maintenant que la majeure partie de ses vêtements se trouvent par terre à côté de lui, Denny fait de plus en plus maigrelet jusqu’à ce qu’il ne reste de lui que son tee-shirt tout rance et son jean aux genoux sales. Ses chaussures de tennis sont nouées à double nœud et les trous de laçage encollés de saleté pour toujours.
Il fait aux alentours de trente-sept degrés ici parce que la plupart de ces gens, leur sang ne circule plus, je lui dis. Il y a des tas de vieux ici.
Ça sent le propre, ce qui signifie qu’on ne sent que du chimique, des produits de nettoyage, ou des parfums. Il faut savoir que l’odeur de pin masque de la merde quelque part. Le citron égale quelqu’un qui a vomi. Les roses, c’est l’urine. À l’issue d’un après-midi passé à St Anthony, on n’a plus jamais envie de sentir une rose pour le restant de ses jours.
Le hall d’entrée offre du mobilier capitonné, des fleurs et des plantes aussi fausses les unes que les autres. Tous ces articles de décoration vont disparaître une fois passé les portes verrouillées.
S’adressant à la fille de la réception, Denny dit : « Est-ce qu’il y a des risques qu’on tripatouille ma camelote si je la laisse là ? »
Il parle de son tas de vieilles fringues.
Il dit : « Je suis Victor Mancini. »
Il se tourne vers moi.
« Et je suis ici pour voir ma maman. »
M’adressant à Denny, j’y vais de mon : « Coco, seigneur, ce n’est pas elle qui a des problèmes au cerveau. »
M’adressant à la fille de la réception, je dis : « C’est moi, Victor Mancini. Je viens ici tout le temps pour voir ma maman, Ida Mancini. Elle occupe la chambre 158. »
La fille appuie sur un bouton de téléphone et dit : « J’appelle l’infirmière Remington. L’infirmière Remington est priée de venir à la réception. »
Sa voix nous revient énorme à travers le plafond.
C’est à se demander si l’infirmière Remington est une vraie personne de la vraie vie.
C’est à se demander si cette fille ne prend pas Denny pour un autre de ces déshabilleurs chroniques agressifs.
Denny s’en va chasser du pied ses frusques sous un fauteuil capitonné.
Un mec obèse arrive en trottinant dans le couloir, une main pressée contre une poche de poitrine tressautant de stylos et l’autre sur son étui de hanche contenant une bombe de solution poivrée. Sur l’autre hanche, des clés tintinnabulent. S’adressant à la fille de la réception, il dit : « Alors, que se passe-t-il ici ? »
Et Denny dit : « Est-ce qu’il y a ici des toilettes que je pourrais utiliser ? Je veux dire, des toilettes pour civils ? »
Le problème, c’est Denny.
Donc c’est lui qui va entendre les aveux qu’elle va faire, il faut qu’il fasse connaissance de ce qui reste de ma maman. Mon plan est de le présenter comme étant Victor Mancini.
De cette manière, Denny pourra découvrir qui je suis réellement. De cette manière, ma maman pourra trouver un peu de paix. Prendre un peu de poids. M’économiser le prix d’une sonde. Ne pas mourir.
À son retour des toilettes, tandis que le garde nous accompagne vers la partie vivante de St Anthony, Denny dit : « Ici, il n’y a donc pas de verrou aux portes des toilettes ? J’étais assis sur le trône, et il y a une vieille dame qui est entrée comme si elle était chez elle. »
Je lui demande si elle voulait du sexe.
Et Denny dit : « Tu peux me répéter ça ? »
Nous franchissons une porte que le garde est obligé de déverrouiller, puis une autre. Tout en avançant, ses clés rebondissent sur sa hanche. Même sa nuque présente une grosse bouée de lard.
« Ta maman ? dit Denny. Est-ce qu’elle te ressemble ?
— Peut-être bien, je lui réponds, sauf que, tu sais…»
Et Denny dit : « Sauf qu’elle meurt de faim et qu’elle n’a plus de cervelle, je me trompe ? »
Et moi, je lui dis : « Arrête, tu veux ? » Je lui dis : « Okay, comme mère, elle a été merdique, mais c’est la seule maman que j’aie.
— Désolé, Coco », dit Denny, et il continue : « Mais est-ce qu’elle ne va pas remarquer que je ne suis pas toi ? »
Ici, à St Anthony, ils sont obligés de tirer les doubles rideaux avant que la nuit tombe, dans la mesure où, si une résidente se voit en reflet dans une fenêtre, elle va croire qu’elle est épiée par un voyeur. On appelle ça « les couchers de soleil. » Quand tous les vieux deviennent cinglés au crépuscule.
On pourrait placer la plupart de ces personnes devant un miroir et leur dire qu’il s’agit d’une édition spéciale à la télévision sur les pauvres et malheureux vieux à l’agonie, et elles regarderaient des heures durant.
Le problème, c’est que ma maman refuse de me parler quand je suis Victor, et elle refuse de me parler quand je suis son avocat. Mon seul espoir est d’être son avocat commis d’office tandis que Denny sera moi. Je suis capable de l’aiguillonner dans la bonne direction. Lui pourra l’écouter. Et peut-être qu’alors elle parlera.
Essayez de voir ça comme une sorte d’embuscade gestaltiste.
En chemin, le garde me demande : ne suis-je pas le mec qui a violé le chien de Mme Field ?
Non, je lui réponds. C’est une longue histoire, qui remonte à loin, je lui dis. À près de quatre-vingts ans.
Nous trouvons Maman dans le foyer, assise à une table avec un puzzle complètement éclaté étalé devant elle. Il doit y avoir un millier de pièces, mais il n’y a pas de boîte pour montrer quel aspect il est censé avoir une fois terminé. Ça pourrait être n’importe quoi.
Denny dit : « C’est elle ? Coco, elle te ressemble pas du tout. »
Ma maman est en train de déplacer les pièces du puzzle en tous sens, il y en a même certaines qui sont retournées, dos cartonné gris visible, et elle essaie de les faire se correspondre.
« Coco », dit Denny.
Il fait pivoter une chaise et s’assied à la table à califourchon de manière à pouvoir se pencher, en appui sur le dossier.
« Selon mon expérience personnelle, la meilleure façon de démarrer est de trouver toutes les pièces des bords avec une arête rectiligne. »
Les yeux de ma maman détaillent lentement Denny, son visage, ses lèvres gercées, sa tête rasée, les trous dans les coutures de son tee-shirt.
« Bonjour, madame Mancini, je dis. Votre fils, Victor, est venu vous rendre visite. C’est lui, le voici. » Je dis : « N’avez-vous pas quelque chose d’important à lui dire ?
— Ouais, dit Denny en hochant la tête. Je suis Victor. »
Il se met à ramasser les pièces avec un côté rectiligne.
« Est-ce que cette partie bleue n’est pas censée être du ciel ou de l’eau ? » dit-il.
Et les vieux yeux bleus de ma maman commencent à se remplir de jus.
« Victor ? » dit-elle.
Elle s’éclaircit la gorge. Les yeux toujours rivés à Denny, elle dit : « Tu es ici. »
Et Denny continue à étaler les morceaux du puzzle du bout de ses doigts, ramassant les pièces rectilignes qu’il dépose sur le côté. Sur le chaume de poils de son crâne rasé, à cause de sa chemise en lainage rouge à carreaux, il y a de petites boulettes de peluche rouge.
Et la vieille main de ma maman s’étire en craquant par-dessus la table pour se refermer sur la main de Denny.
« C’est bon de te voir, dit-elle. Comment vas-tu ? Ça fait si longtemps. »
Un peu de jus d’yeux ressort du bas d’un œil et suit les rides jusqu’à la commissure des lèvres.
« Seigneur », dit Denny, et il retire sa main. « Madame Mancini, vos mains sont gelées. »
Ma mère dit : « Je suis désolée. »
On sent une odeur de nourriture de cafétéria, chou ou haricots, en train de cuire jusqu’à consistance de bouillie.
Et tout ce temps, moi, je reste planté là.
Denny assemble quelques centimètres de bordure. S’adressant à moi, il dit : « Alors, quand est-ce qu’on rencontre ta dame doctoresse aussi parfaite ? »
Ma maman dit : « Tu ne vas pas déjà partir, n’est-ce pas ? »
Elle regarde Denny, les yeux marécageux, les vieilles touffes de ses sourcils venant s’embrasser au milieu, au-dessus du nez.
« Tu m’as tellement manqué », dit-elle. Denny dit : « Hé, Coco, coup de bol ! Voici un coin ! »
La vieille main tremblante, comme cuite et recuite, de ma maman se tend, secousse après secousse, et pique une boulette de peluche rouge sur la tête de Denny.
Et je dis : « Excusez-moi, madame Mancini. » Je dis : « Mais n’y avait-il pas quelque chose qu’il fallait que vous disiez à votre fils ? »
Ma maman se contente de me regarder, moi d’abord, puis Denny.
« Est-ce que tu peux rester, Victor ? dit-elle. Il faut qu’on parle. Il y a tellement de choses qu’il faut que j’explique.
— Alors expliquez, je dis. »
Denny dit : « Voici un œil, je crois. » Il dit : « Donc est-ce que ce ne serait pas un visage ? »
Ma maman tend une vieille main tremblotante ouverte vers moi, et elle dit : « Fred, ceci est entre mon fils et moi. Il s’agit d’une importante histoire de famille. Allez quelque part. Allez regarder la télévision, et laissez-nous à nos retrouvailles en privé. »
Et je dis : « Mais. »
Mais ma maman dit : « Partez. »
Denny dit : « Voici un autre coin. » Denny ramasse toutes les pièces bleues et les place sur le côté. Toutes les pièces ont fondamentalement la même forme, des croix liquides. Des swastikas fondus.
« Allez donc essayer de sauver quelqu’un d’autre pour changer », dit ma maman, sans me regarder.
Elle regarde Denny et dit : « Victor viendra vous retrouver quand nous en aurons terminé. »
Elle me suit des yeux tandis que je recule jusque dans le couloir. Après cela, elle dit à Denny quelque chose que je ne peux entendre. Sa main tremblotante se tend et touche le cuir bleuté et brillant du crâne de Denny, elle le touche juste derrière une oreille. Là où s’arrête sa manche de pyjama, son vieux poignet apparaît, mince, marron, tout en ligaments, comme un cou de dinde bouilli.
Toujours occupé à farfouiller dans le puzzle, Denny a un sursaut.
Une odeur m’enveloppe, une odeur de couches, et une voix cassée derrière moi dit : « Tu es celui qui a balancé tous mes livres de classe dans la boue, en CE1. »
Toujours surveillant ma maman, essayant de voir ce qu’elle est en train de dire, j’y vais de mon : « Ouais, je crois bien.
— Eh bien, dis donc, au moins, tu es honnête », dit la voix.
Un petit champignon desséché de bout de femme glisse son bras au creux du mien.
« Viens avec moi, dit-elle. Le Dr Marshall aimerait beaucoup te parler. Seule à seul, quelque part. »
Elle porte la chemise rouge en lainage à carreaux de Denny.