39
Il fait nuit et il se met à pleuvoir quand j’arrive à l’église, et Nico m’attend dans le parc de stationnement. Elle est en train de se démener à l’intérieur de son manteau, et pendant un instant une manche pendouille vide, avant qu’elle renfile son bras à l’intérieur. Nico glisse les doigts à l’intérieur du rebord de son autre manche et en ressort quelque chose, blanc comme une dentelle.
« Garde-moi ça un moment », dit-elle, et elle me tend une boule de dentelle et d’élastique toute tiède.
C’est son soutien-gorge.
« Rien que pour une ou deux heures, dit-elle. Je n’ai pas de poches sur moi. »
Elle sourit d’une commissure des lèvres, les dents du haut mordillant légèrement la lèvre inférieure. Ses yeux étincellent de pluie et de lueurs de lampadaires.
Son truc, je lui prends pas, je lui annonce. Je peux pas. Fini.
Nico hausse les épaules, et fourre le soutien-gorge dans la manche de son manteau. Tous les sexooliques sont déjà entrés, dans la salle 234. Les couloirs sont vides, avec leur sol en linoléum ciré miroir et des panneaux d’affichage aux murs. Avec des nouvelles de l’église et des projets artistiques de gamins affichés partout. Des peintures aux doigts de Jésus et des apôtres. Jésus et Marie-Madeleine.
Me dirigeant vers la salle 234, j’ai un pas d’avance sur Nico quand elle m’attrape l’arrière de mon ceinturon et me tire contre un tableau d’affichage.
Vu ma tripe douloureuse, avec ce satané gonflement, sans parler des crampes, quand elle tire sur mon ceinturon, la douleur me fait roter acide et ça me remonte dans le fond de la gorge. Mon dos au mur, elle glisse la jambe entre les miennes et lève les bras autour de ma tête. Ses seins en coins de force doux et tendres entre nous, la bouche de Nico prend position sur la mienne, et nous sommes tous les deux en train de respirer son parfum. Sa langue est plus dans ma bouche que dans la sienne. Sa jambe frotte, non pas mon érection, mais mes boyaux agglomérés.
Les crampes pourraient signifier cancer du côlon. Ça pourrait signifier appendicite aiguë. Hyperparathyroïdisme. Insuffisance surrénale.
Voir aussi : Occlusion intestinale.
Voir aussi : Corps étrangers dans le côlon.
Fumer la cigarette. Ronger ses ongles. C’était jadis mon traitement contre tout ce qui était sexe, mais avec Nico qui nage tout contre moi, je ne peux tout simplement pas.
Nico dit : « D’accord. On va se trouver un autre endroit. »
Elle se recule, je me plie en deux, la douleur au ventre, et j’avance d’un pas incertain jusqu’à la salle 234 avec Nico qui siffle et persifle dans mon dos.
« Non », persifle-t-elle.
À l’intérieur de la salle 234, le chef de groupe est en train de dire : « Ce soir, nous allons travailler à notre quatrième étape.
— Pas là-dedans », est en train de dire Nico jusqu’à ce que nous nous retrouvions dans l’embrasure de la porte ouverte sous les regards de la foule de gens assis autour d’une grande table basse tachée de peinture et toute grumeleuse de pâte à modeler séchée. Les chaises sont de petits paniers en plastique tellement bas que tout le monde a les genoux dans le nez. Et tous ces gens se contentent de nous dévorer des yeux. Tous ces hommes et toutes ces femmes. Ces légendes urbaines. Ces sexooliques.
Le chef de groupe dit : « Y a-t-il quelqu’un parmi nous qui travaille encore sur sa quatrième étape ? » Nico se glisse à côté de moi et me chuchote à l’oreille : « Si tu entres là-dedans, avec tous ces paumés de perdants, dit Nico, tu peux faire une croix sur moi. Plus jamais. »
Voir aussi : Leeza.
Voir aussi : Tanya.
Et je fais le tour de la table pour me laisser tomber sur une chaise en plastique.
Sous les regards de tous ceux qui sont réunis là, je dis : « Salut. Mon nom est Victor. »
Regardant Nico droit dans les yeux, je dis : « Je m’appelle Victor Mancini, et je suis sexoolique. »
Et je dis que je suis coincé au niveau de ma quatrième étape depuis ce qui me semble une éternité.
Ce sentiment ressemble moins à une fin qu’à un nouveau point de départ, comme beaucoup d’autres.
Et toujours appuyée au chambranle de la porte, cette fois non plus avec du jus d’yeux mais avec des larmes, un roulis de larmes de mascara qui lui explosent au sortir des yeux, Nico les chasse de la main dans un frottis-barbouillis noir. Nico dit, elle crie : « Eh bien, pas moi ! » Et de la manche de son manteau tombe au sol son soutien-gorge.
Avec un signe de tête à son adresse, je dis : « Et voici Nico. »
Et Nico dit : « Vous pouvez aller vous faire foutre, tous autant que vous êtes. » Elle chope son soutien-gorge et la voilà partie.
C’est à ce moment-là que tout le monde dit : Salut, Victor !
Et le chef de groupe dit : « Très bien. »
Il dit : « Comme je le disais, le meilleur endroit pour trouver la lumière en soi est de se rappeler où l’on a perdu sa virginité…»