10

Là où j’habite aujourd’hui, dans la vieille maison de ma maman, je suis occupé à trier ses papiers, ses bulletins de notes de l’université, contrats, relevés, comptes. Minutes de procès. Son journal intime, toujours verrouillé, sous clé. Sa vie, tout entière.

La semaine suivante, je suis M. Benning, qui l’a défendue dans le cadre de la petite inculpation de kidnapping suite à l’incident de l’autocar scolaire. La semaine qui suit, je suis Thomas Welton, avocat commis d’office, qui a passé un marché avec le bureau du procureur pour diminuer sa peine d’emprisonnement à six mois après qu’elle a été inculpée d’agression sur les animaux du zoo. Après lui, je suis l’avocat des libertés civiques américaines qui a bataillé à ses côtés sur l’inculpation de désordres avec intention de nuire suite au chambard au ballet.

Il existe un contraire à déjà vu[8]. On appelle ça jamais vu[9]. C’est quand on rencontre les mêmes gens ou qu’on visite des endroits, encore, encore et toujours, mais chaque fois c’est la première. Tout un chacun est toujours un inconnu. Rien n’est jamais familier.

 

« Comment va Victor ? » demande ma maman lors de ma visite suivante.

Qui que je sois. Quelle que soit mon identité du jour. Quelque avocat commis d’office du jour[10] que je sois.

Victor qui ? j’ai envie de demander.

« Vous n’avez pas envie de savoir », je lui dis.

Ça te briserait le cœur.

Je lui demande : « Comment était Victor quand il était enfant ? Qu’est-ce qu’il attendait du monde ? Est-ce qu’il avait un grand objectif dont il rêvait ? »

À ce stade, la manière dont je commence à sentir ma vie, c’est comme si j’étais acteur dans un feuilleton à rallonge regardé par des gens eux-mêmes dans un feuilleton à rallonge en train d’être regardés par des gens dans un feuilleton à rallonge regardés par des gens de la vraie vie quelque part. Chaque fois que je viens en visite, j’inspecte les couloirs pour avoir une nouvelle occasion de parler à la doctoresse avec son petit cerveau de cheveux noirs, ses oreilles et ses lunettes.

Le Dr Paige Marshall avec son porte-bloc, qui ne s’en laisse pas conter. Ses rêves effrayants d’aider ma maman à vivre encore dix ou vingt ans de plus.

Le Dr Paige Marshall, nouvelle dose potentielle d’anesthésiant sexuel.

Voir aussi : Nico.

Voir aussi : Tanya.

Voir aussi : Leeza.

De plus en plus, j’ai l’impression d’interpréter de manière désastreuse mon propre personnage.

Ma vie a à peu près autant de sens qu’un koan zen.

 

Un roitelet chante, mais s’agit-il d’un oiseau de la vraie vie ou de seize heures à l’horloge, je n’en sais rien.

« Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était », dit ma maman.

Elle est en train de se frotter les tempes du pouce et de l’index de chaque main, et elle dit : « Ça me pose un vrai problème d’être un jour obligée de révéler à Victor la vérité sur lui-même. »

Bien en appui contre sa pile d’oreillers, elle dit : « Avant qu’il soit trop tard, je me demande si Victor a le droit de savoir qui il est réellement.

— Alors dites-lui, tout simplement », je lui réponds.

J’apporte la nourriture, un bol de pudding au chocolat, et j’essaie d’introduire en douce la cuillère dans sa bouche.

« Je peux aller passer un coup de fil, je dis, et Victor pourra être là dans quelques minutes. »

Le pudding est marron clair et il sent bon sous sa croûte froide marron foncé.

« Oh, mais je ne peux pas, dit-elle. La culpabilité est tellement forte, je ne peux même pas supporter de me trouver face à lui. Je ne sais même pas comment il réagira. »

Elle dit : « Mieux vaut peut-être que Victor ne découvre jamais la vérité.

— Alors, à moi, dites-le », je lui fais.

Libérez-vous de ce fardeau qui vous pèse, je lui dis, et je promets de n’en rien répéter à Victor, tant qu’elle n’aura pas donné son aval.

Elle plisse les paupières dans ma direction, sa vieille peau toute fripée se resserrant à l’entour de ses yeux. Avec son pudding au chocolat qui lui barbouille les rides autour de la bouche, elle dit : « Mais comment saurais-je que je peux vous faire confiance ? Je ne suis même pas sûre de savoir qui vous êtes. »

Je souris et je lui dis : « Mais naturellement que vous pouvez me faire confiance. »

Et je colle la cuillère dans sa bouche. Le pudding marron reste posé sur sa langue. C’est mieux qu’une sonde dans l’estomac. Bon, d’accord, ça coûte moins cher.

Je prends la télécommande et je la mets hors de sa portée, avant de lui dire : « Avalez. »

Je lui dis : « Il faut que vous m’écoutiez. Il faut que vous me fassiez confiance. » Je lui dis : « C’est moi. Je suis le père de Victor. » Et ses yeux laiteux se gonflent vers moi tandis que le restant de son visage, ses rides, sa peau semblent glisser dans le col de sa chemise de nuit. D’une abominable main jaune, elle se signe et sa bouche bée, pendant sur sa poitrine.

« Oh, vous êtes lui, et vous êtes revenu, dit-elle. Oh, Père béni. Saint Père, dit-elle. Oh, je vous en prie, pardonnez-moi. »

 

Choke
titlepage.xhtml
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Palahniuk,Chuck-Choke(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html