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Dans la plupart des programmes de traitement en douze étapes, la quatrième exige que vous rédigiez une histoire intégrale et sans concessions de votre existence de drogué. Le moindre petit moment minable, merdique, lèche-cul de votre petite vie, vous devez vous procurer un calepin et le noter. Faire l’inventaire complet de vos crimes. De cette façon, vous l’avez toujours dans la tête. Ensuite vous devez remettre de l’ordre dans tout ça. Réparer la machine. Ceci vaut pour les alcooliques, les drogués à la dope, les obèses boulimiques, tout autant que pour les accros du sexe.

De cette façon, vous êtes à même de revenir en arrière et de passer en revue le pire de votre existence dès que vous le désirez.

Malgré tout, ceux qui se souviennent de leur passé ne sont pas nécessairement les mieux lotis.

Mon calepin jaune, à l’intérieur, il y a tout ce qui me concerne, et il a été saisi comme pièce à conviction grâce à un mandat de perquisition. Concernant Paige et Denny et Beth. Nico et Leeza et Tanya. Les inspecteurs ont tout lu dans le détail, assis à une grande table en bois en face de moi dans une pièce isolée acoustiquement. Un mur est une glace sans tain, et il est sûr qu’il y a une caméra vidéo derrière.

Et les inspecteurs me demandent : qu’est-ce que j’espère accomplir en me reconnaissant coupable des crimes d’autres personnes ?

Ils me demandent : qu’est-ce que j’essaie de faire ?

De compléter le passé. De boucler la boucle, je leur réponds.

Toute la nuit, ils ont lu mon inventaire en me demandant : mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Nurse Flamingo. Dr Blaze. Le Beau Danube bleu.

Ce que nous disons quand nous ne pouvons pas dire la vérité. Le sens de toute chose, dorénavant, je ne le connais plus.

Les inspecteurs de police demandent si je connais l’endroit où se trouve une patiente du nom de Paige Marshall. Elle est recherchée pour être interrogée à propos de la mort, apparemment par asphyxie, d’une patiente dénommée Ida Mancini. Ma mère apparente.

Mlle Marshall a disparu la nuit dernière d’un quartier de l’hôpital pourtant bouclé. Elle s’est évadée et il n’y a pas le moindre signe d’effraction. Pas de témoins. Rien. Elle s’est tout bonnement évanouie dans les airs.

Le personnel de St Anthony entretenait son délire sans penser à mal, m’a dit la police, à savoir qu’elle était un vrai médecin. On la laissait porter une vieille blouse de laboratoire. Ce qui la rendait plus coopérative.

Le personnel dit qu’elle et moi étions plutôt copain-copain.

« Pas vraiment, je dis. Je veux dire par là, c’est vrai, je la voyais bien dans les couloirs, mais en fait, je ne savais pas vraiment grand-chose d’elle. »

Les inspecteurs m’apprennent que je n’ai pas beaucoup d’amies chez les infirmières.

Voir aussi : Clare, infirmière diplômée.

Voir aussi : Pearl, aide-soignante.

Voir aussi : Dunsboro la Coloniale.

Voir aussi : Sexooliques.

Je ne leur demande pas s’ils ont pris la peine de vérifier l’existence de Paige Marshall en l’an 2556.

Je fouille dans ma poche, et je trouve une pièce : un dime, un dixième de dollar. Je l’avale, et elle descend.

Dans ma poche, je trouve un trombone. Et il descend, lui aussi.

Pendant que les inspecteurs fouillent dans le journal intime rouge de ma maman, je regarde alentour à la recherche de quelque chose de plus gros. Quelque chose de trop gros à avaler.

Il y a des années que je m’étrangle à mort. À ce stade, ça devrait être facile.

On frappe à la porte, et on apporte un plateau-repas. Un hamburger sur une assiette. Une serviette. Une bouteille de ketchup. Le blocage dans mes tripes, la bouffissure, la douleur, tout ça fait que je crève littéralement de faim, mais je ne peux pas manger.

Ils me demandent : « Qu’est-ce que c’est que tout ça, dans le journal intime ? »

J’ouvre le hamburger. J’ouvre la bouteille de ketchup. J’ai besoin de manger pour survivre, mais je suis tellement plein de ma propre merde.

C’est de l’italien, je leur dis.

Toujours lisant, les inspecteurs demandent :

« Qu’est-ce que c’est que ces machins qui ressemblent à des cartes ? Toutes ces pages de dessins ? »

C’est drôle, mais voilà des trucs que j’avais complètement oubliés. Ce sont bien des cartes. Des cartes que j’avais faites quand j’étais un petit garçon, une petite merde stupide qui avalait tout ce qu’on lui disait. Voyez-vous, ma maman m’avait dit que je pouvais réinventer le monde tout entier. Que j’avais en moi ce genre de pouvoir. Que je n’avais pas à accepter le monde tel qu’il se présentait, avec ses propriétés privées à travers tout, micro-géré tout azimuts. J’étais capable d’en faire tout ce que je désirais.

C’est vous dire à quel point elle était givrée.

Et moi, je la croyais.

Et je glisse le bouchon de la bouteille de ketchup dans ma bouche. Et j’avale.

À l’instant qui suit, mes jambes se redressent d’un coup, à une vitesse telle que ma chaise vole derrière moi. Mes mains se mettent à agripper ma gorge. Je suis debout, bouche béante, et je regarde le plafond peint, les yeux révulsés au point qu’on ne voit plus que le blanc. Mon menton s’étire devant moi comme s’il voulait se séparer de mon visage.

Déjà les inspecteurs sont à moitié levés de leur chaise.

Comme je ne respire plus, les veines de mon cou gonflent. Mon visage vire au rouge, il brûle. La sueur commence à perler à mon front. La sueur colle ma chemise par plaques dans mon dos. De mes deux mains serrées autour du cou, je tiens bon.

Parce que je ne peux sauver personne, ni comme médecin ni comme fils. Et parce que je ne peux sauver personne, je ne peux pas me sauver moi-même.

Parce que, maintenant, je suis orphelin. Je suis sans emploi et sans amour. Parce que mes tripes me font mal, et que de toute façon je suis en train de mourir, depuis le fin fond de mes intérieurs.

Parce qu’il faut toujours préparer son évasion.

Parce qu’une fois qu’on a franchi certaines limites, on se contente de continuer à les franchir.

Et il n’y a pas d’évasion possible quand on est en constante évasion. À toujours nous distraire de nous-mêmes. À éviter l’affrontement. À dépasser l’instant qui nous tient. À nous branler. Télévision. Déni de tout.

Les inspecteurs relèvent les yeux du journal intime, et l’un d’eux dit : « Ne paniquez pas. C’est tel que c’est dit ici, dans le calepin jaune. Il fait semblant, c’est tout. »

Ils se lèvent et observent le spectacle.

Mes mains autour de ma gorge, je suis incapable d’avaler la moindre goulée d’air. Ce stupide petit garçon qui criait au loup.

Tout comme cette femme avec sa gorge pleine de chocolat. La femme, pas sa maman.

Pour la première fois depuis aussi longtemps qu’il m’en souvienne, je me sens en paix. Pas heureux. Pas triste. Pas angoissé. Pas queutard. Rien que les parties supérieures de mon cerveau qui ferment boutique. Le cortex cérébral. Le cervelet. C’est là que se situe mon problème.

Je suis en train de me simplifier.

Quelque part, en équilibre parfait entre le bonheur et la tristesse.

Parce que les éponges ne savent pas ce qu’est une mauvaise journée.

 

Choke
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