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Quelque part au nord-nord-est de Los Angeles, je commençais à me sentir endolori et tout enflammé, aussi j’ai demandé à Tracy si elle voulait bien lâcher le morceau une minute. Cela se passait dans une autre vie, il y a bien longtemps.
Avec un gros écheveau de salive blanche qui s’enroule entre mon nœud et sa lèvre inférieure, son visage brûlant tout entier et rouge de s’être étranglée, toujours tenant ma queue endolorie dans son poing, Tracy se laisse retomber sur les talons et explique comment, dans le Kama-sutra, on vous conseille de vous faire les lèvres bien rouges en les frottant avec la sueur des testicules d’un étalon blanc.
« Sans blague, mais c’est vrai », dit-elle.
Et voilà maintenant que j’ai un goût tout zarbi dans la bouche, alors je la regarde sans ciller, et ses lèvres et ma queue sont de la même couleur violine intense.
Je dis : « Tu fais quand même pas ces trucs-là, hein ? »
Le bouton de porte s’agite brutalement, et nous reluquons tous les deux, pour nous assurer qu’il est bien verrouillé.
Il s’agit bien ici de cette toute première fois, ce vers quoi toute addiction revient toujours. Cette première fois qu’aucune fois suivante n’égale jamais.
Le pire c’est quand un petit gamin ouvre la porte. Dans l’ordre du pire, vient ensuite un homme qui ouvre et qui ne comprend pas. Même si vous êtes encore seul, quand un gamin ouvre la porte, il faut, vite fait, croiser les jambes. Prétendre que tout ça n’est qu’un accident. Un adulte pourrait peut-être vous claquer la porte à la figure, il pourrait peut-être hurler : « Mettez le verrou la prochaine fois, espèce de débile », n’empêche que c’est lui qui va rougir.
Après ça, ce qu’il y a de pire, dit Tracy, c’est d’être une de celles que le Kama-sutra appelle les femmes éléphants. Tout particulièrement quand elle se trouve en compagnie de ce que le même livre appelle un homme lièvre.
Ce truc d’animaux est une référence à la taille des parties génitales.
Ensuite, Tracy dit : « Il n’était pas dans mes intentions de donner à ma phrase le sens que tu as pu y entendre. »
Une personne se trompe et ouvre la porte, et vous voilà partie prenante de ses cauchemars pour toute la semaine.
Votre meilleure défense, à moins que cette personne ne soit en train de draguer, c’est que l’individu qui ouvre la porte et vous voit assis là présumera toujours que c’est une erreur de sa part. Sa faute.
Pour moi, ç’avait toujours été le cas. Je tombais ainsi à l’improviste sur des femmes ou des hommes chevauchant les toilettes dans les avions, les trains, les bus Greyhound ou dans ces toilettes de restaurant unisexes et/ou avec un seul siège, j’ouvrais la porte et je voyais une inconnue assise là, une blonde tout en dents et yeux bleus, un anneau de piercing dans le nombril, chaussée de hauts talons, son string tendu bas entre les genoux, et le reste de ses vêtements et soutien-gorge soigneusement pliés sur la petite tablette tout à côté du lavabo. Chaque fois que la chose se produisait, je me demandais toujours : pourquoi diable les gens ne prennent-ils pas la peine de verrouiller la porte ? Comme si tout ça se produisait jamais par accident. Rien sur le circuit ne se produit par accident. Il se pourrait tout à fait que, dans le train, quelque part entre la maison et le lieu de travail, vous alliez ouvrir une porte de toilettes pour y trouver quelque brunette, les cheveux remontés en chignon, avec juste ses longues boucles d’oreilles qui tremblotent doucement le long de son cou lisse et blanc, et elle est assise juste là, avec la moitié de ses vêtements par terre. Son chemisier ouvert avec rien en dessous hormis ses mains en coupe sous chaque sein, ses ongles, lèvres et tétons, tous de la même variété de croisement entre marron et rouge. Ses jambes aussi blanc lisse que son cou, lisses comme une voiture qu’on pourrait mener à trois cents à l’heure, sa chevelure du même brun partout sans exception, et elle se pourlèche les babines.
Vous refermez violemment la porte et vous dites : « Excusez-moi. »
Et des profondeurs de son cagibi, elle dit : « Mais n’en faites rien. »
Et elle continue à ne pas verrouiller sa porte. La petite étiquette continuant à dire :
Libre.
Comment ça arrive, tout ça, c’est que jadis je prenais sans cesse des vols aller-retour, entre la côte Est et Los Angeles, à l’époque où je poursuivais encore mes études de médecine à l’USC. Lors des congés pendant l’année scolaire. À six reprises, j’ai ouvert la porte pour tomber sur la même yogi rouquine nue depuis la taille, ses jambes maigrelettes remontées en position du lotus sur la cuvette des toilettes, occupée à se limer les ongles à l’aide du craque d’une pochette d’allumettes, à croire qu’elle avait envie de partir en flammes, juste vêtue d’un chemisier en soie noué par-dessus les seins, et par six fois elle baissa les yeux sur son quant-à-elle rose moucheté de taches de rousseur avec, tout autour, le tapis d’un orange d’équipe d’entretien d’autoroute, et puis ses yeux toujours du même gris que le métal d’une boîte de conserve se relèvent vers moi, lentement, et elle me dit : « Si cela ne vous dérange pas trop, elle dit, c’est moi qui suis ici. »
Par six fois, je lui claque la porte à la figure.
Voilà tout ce qui me vient à l’esprit : « Vous ne savez donc pas lire l’anglais ? »
Par six fois.
Tout cela prend moins d’une minute. On n’a pas le temps de réfléchir.
Mais ça arrive de plus en plus fréquemment.
Lors d’un autre voyage, peut-être à altitude de croisière entre Los Angeles et Seattle, vous allez ouvrir la porte sur quelque surfeur blond, les deux mains hâlées enveloppant le gros dard violet qu’il a entre les jambes, et M. Kewl[44] secoue d’un coup de tête les cheveux filasse qui lui tombent dans les yeux, montre sa queue, engoncée serrée mouillée brillante à l’intérieur d’une capote luisante, il vous pointe ça droit dessus et dit : « Hé, mec, perds pas ton temps. Profite…»
Ça en arrive à : chaque fois que vous allez aux toilettes, la petite étiquette dit libre, mais il y a toujours quelqu’un.
Une autre femme, deux phalanges enfoncées en son milieu, en train de disparaître à l’intérieur d’elle-même.
Un homme différent, ses dix centimètres qui dansent entre pouce et index, fin prêt à toussoter ses petits soldats blancs.
Vous commencez à vous poser la question : exactement, qu’entendent-ils par libre ?
Même dans des toilettes vides, vous retrouvez l’odeur de mousse spermicide. Les serviettes en papier sont toutes parties. Vous verrez l’empreinte d’un pied nu sur le miroir, à un mètre quatre-vingts de hauteur, près du haut dudit miroir, la petite empreinte arquée d’un pied de femme, les cinq pastilles rondes laissées là par ses orteils, et vous allez vous poser la question : que s’est-il donc passé ici ?
C’est exactement pareil que les annonces codées en public, Le Beau Danube Bleu ou Nurse Flamingo, vous vous posez la question : qu’est-ce qui se passe ?
Vous vous posez la question : qu’est-ce qu’ils ne nous disent pas ?
Vous verrez un barbouillis de rouge à lèvres sur le mur, pratiquement à toucher le sol, et vous ne pouvez que vous interroger sur ce qui a bien pu se passer là. Il y a les rayures blanc séché du dernier interruptus quand la verge de quelqu’un a balancé ses soldats blancs sur la cloison en plastique.
Sur certains vols, les cloisons seront encore humides au toucher, le miroir dans un brouillard. La moquette gluante. La bonde d’évacuation du lavabo est complètement bouchée, étranglée sous un amas de petits poils frisés, véritable nuancier de toutes les teintes. Sur le comptoir des toilettes, tout à côté du lavabo, se trouve dessiné, en gelée, gelée contraceptive et mucus, le contour parfait de l’endroit où quelqu’un a déposé son diaphragme. Certains vols, il y a deux ou trois tailles différentes de contours circulaires parfaits.
Il s’agit là de la première étape continentale de vols plus longs, transpacifiques ou vols au-dessus du pôle. Des vols longs de dix à seize heures. Des vols directs Los Angeles-Paris. Ou de n’importe où destination Sydney.
Lors de mon vol Los Angeles numéro sept, la yogi rouquine ramasse au passage sa jupe par terre et se rue à mes trousses. Encore tout occupée à se rezipper dans le dos, elle me piste tout au long de l’avion jusqu’à mon siège et s’assied à côté de moi avant de dire : « Si votre but est de me vexer, on peut dire que vous êtes passé spécialiste. Vous pourriez donner des leçons. »
Elle est coiffée tout brillant de partout, genre feuilleton télé à rallonges, sauf que maintenant son chemisier est boutonné par un gros nœud ramollo sur le devant avec tout le tralala, épinglé par une grosse broche en joyaux.
Vous le dites encore une fois : « Désolé. »
C’est direction plein ouest que ça se passe, quelque part nord-nord-ouest au-dessus d’Atlanta.
« Écoutez, dit-elle, je travaille tout simplement trop dur pour encaisser ce genre de conneries. Vous m’entendez ? »
Vous dites : « Je suis désolé.
— Je suis sur les routes trois semaines par mois, dit-elle. Je paie les mensualités d’une maison que je ne vois jamais… des vacances en camp de football pour mes gamins… rien que le prix de la maison de retraite de mon papa dépasse l’entendement. Est-ce que je ne mérite pas un petit quelque chose ? Je ne suis pas laide. Le moins que vous puissiez faire est de ne pas me claquer la porte au nez. »
Et c’est vraiment ce qu’elle me dit.
Elle se baisse de manière à mettre le visage entre moi et la revue que je fais semblant de lire.
« Ne faites pas semblant de ne pas être au courant, dit-elle. Le sexe. Il n’y a rien de secret dans le sexe. »
Et je dis : « Le sexe ? Quel sexe ? »
Et elle met la main sur sa bouche et se rassied bien au fond du fauteuil.
Elle dit : « Oh, zut, je suis tellement désolée. Je croyais juste que…», et elle tend la main pour appuyer sur le petit bouton rouge qui appelle la stewardesse.
Une hôtesse passe, et la rouquine commande deux doubles bourbons.
Je dis : « J’espère que vous avez l’intention de les boire tous les deux. »
Et elle dit : « En fait, ils sont tous les deux pour vous. »
Ce serait ma toute première fois. Cette première fois qu’aucune fois suivante n’égale jamais.
« Nous n’allons pas nous battre », dit-elle, et elle me tend sa main fraîche et blanche. « Je m’appelle Tracy. »
Le meilleur endroit pour que ceci se produise, c’est un Lockheed TriStar 500 avec son avenue de cinq postes de vastes toilettes isolées à l’arrière des cabines de la classe touriste. Spacieuses. Bonne isolation acoustique. Dans le dos de tout le monde, là où personne ne peut voir qui va et vient.
Comparé à cela, c’est à se demander quelle espèce d’animal a conçu le Boeing 747-400, où il semble que chaque toilette ouvre sur un siège. Pour faire les choses en toute discrétion, il faut s’offrir une véritable randonnée jusqu’aux toilettes arrière de la cabine touriste arrière. Oublier l’unique toilette latérale au niveau inférieur de la classe business, à moins de vouloir que tout le monde sache dans quoi on se trouve engagé.
C’est simple.
Si vous êtes mec, le meilleur truc, c’est de s’asseoir dans les toilettes avec oncle Charlie à l’air libre, vous savez, votre gros panda rouge, et vous le travaillez au corps jusqu’au garde-à-vous, vous savez, jusqu’à ce qu’il marque midi, et ensuite, vous vous contentez d’attendre, sans plus, dans votre petite chambre tout plastique, en espérant pour le mieux.
Voyez ça un peu comme une partie de pêche.
Si vous êtes catholique, c’est la même sensation que d’être assis dans un confessionnal. L’attente, la libération, la rédemption.
Voyez ça comme une pêche où on libère le poisson après capture. Ce que les gens appellent « la pêche sportive ».
L’autre manière, c’est d’ouvrir simplement les portes jusqu’à tomber sur quelque chose qui vous plaise. C’est exactement pareil que ce vieux jeu télévisé dans lequel, quelle que soit la porte que vous ouvrez, vous tombez sur le prix que vous allez emporter à la maison. C’est exactement la même chose que la dame et le tigre.
Derrière certaines portes, vous tombez sur une chose friquée, venue là depuis la première classe s’encanailler un moment, en quête d’un petit coup de sexe à la dure en dessous de sa condition de voyageuse de luxe. Limitant ainsi les risques de tomber sur quelqu’un qu’elle connaît. Derrière d’autres portes, vous allez avoir droit à un tas de viande déjà âgé, la cravate marron par-dessus une épaule, les genoux poilus en grand écart appuyés contre les deux cloisons latérales, en train de se bichonner son serpent mort tout parcheminé, et qui vous dira alors : « Désolé, mon pote, vous sentez pas visé. »
Et ces fois-là, vous serez trop dégoûté pour même oser rétorquer : « Comme si. » Ou : « Mais tu rêves, mon gars. » Néanmoins, le taux de profit est juste assez élevé pour que vous continuiez à tenter le coup.
L’espace minuscule, les toilettes, deux cents inconnus à quelques centimètres de distance, c’est tellement excitant. Vu le manque d’espace de manœuvre, ça peut aider d’être contorsionniste. Servez-vous de votre imagination. Un peu de créativité et quelques exercices simples d’étirement et vous voilà fin prêt, toc, toc, toc-toc aux portes du paradis[45]. Vous serez sidéré de voir à quelle vitesse le temps fuit.
La moitié de l’excitation, c’est le défi. Le danger et le risque.
Il ne s’agit donc pas, incontestablement, du Grand Ouest américain, ni de la course vers le pôle Sud ni de la volonté d’être le premier homme à marcher sur la Lune.
Il s’agit bien d’une catégorie toute différente d’exploration spatiale.
Vous êtes en train de cartographier une variété toute différente d’espace vierge inexploré. Votre propre et vaste paysage intérieur.
C’est la dernière frontière à conquérir, d’autres personnes, des inconnus, la jungle de leurs bras et de leurs jambes, de leurs peaux et de leurs cheveux, les odeurs et les gémissements qui constituent ceux et celles que vous ne vous êtes pas encore faits. Les grandes inconnues. La dernière forêt à dévaster. Voici tout ce que vous n’avez fait qu’imaginer.
Vous êtes Chris Colomb qui navigue au-delà de l’horizon.
Vous êtes le premier homme des cavernes qui se risque à manger une huître. Peut-être bien que cette huître-ci en particulier n’est pas nouvelle, mais elle est nouvelle pour vous.
Suspendu dans le vaste nulle part, au mitan des quatorze heures qui séparent Heathrow et Jo-burg, vous pouvez vivre dix aventures de la vraie vie. Douze si le film est mauvais. Plus encore si le vol est complet, moins s’il y a des turbulences. Plus, si ça ne vous dérange pas que ce soit la bouche d’un mec qui vous présente ses bons offices, moins, si vous retournez à votre siège pendant un service de repas.
Ce qui est moins terrible cette toute première fois, alors que je suis ivre pour ma grande première et que je me retrouve en train de faire le bilboquet sous la rouquine Tracy, c’est qu’on tombe dans une poche d’air. Moi, agrippé que je suis au siège des toilettes, je tombe en même temps que l’avion, mais Tracy décolle littéralement, elle explose comme un bouchon de champagne qui jaillit de moi avec la capote toujours à l’intérieur, et ses cheveux qui touchent le plafond en plastique. Ma détente se déclenche au même instant pour le grand lâcher, et mes mollards restent suspendus dans les airs, en apesanteur, avec tous ces petits soldats blancs accrochés au plafond et moi toujours sur le trône. Ensuite, vlan, nous revenons l’un à l’autre, enfin réunis, elle et la capote, moi et mes mollards, le tout replanté sur moi, en réassemblage façon motif de perles recomposé, ses cinquante bons kilos reprenant position jusqu’au dernier.
Après ce genre de moment, c’est un miracle que je ne porte pas de bandage herniaire.
Et Tracy éclate de rire et dit : « J’adore quand ça arrive, ce genre de chose ! »
Après cela, les turbulences tout à fait normales font danser sa chevelure dans ma figure, ses tétons tout contre ma bouche. Font danser les perles qu’elle porte autour du cou. La chaînette en or que je porte autour du cou. Secouent mes noisettes dans leurs bourses, toutes remontées serré au-dessus de la cuvette vide.
Ici et là, vous récoltez de petits tuyaux pour améliorer votre performance. Les anciennes Super Caravelles françaises, par exemple, avec leurs hublots triangulaires et leurs rideaux véritables, elles n’ont pas de toilettes de première classe, rien que deux cabinets à l’arrière de la classe touriste, donc mieux vaut ne pas essayer de donner dans le farfelu imaginatif. La position tantrique indienne fondamentale marche très bien. Vous êtes debout, face à face, la femme lève une jambe latéralement le long de votre cuisse. Et vous passez à l’action de la même manière que dans « la refente du roseau », ou la flanquette classique. Rédigez votre Kama-sutra personnel. Inventez des trucs.
Allez-y. Vous savez que vous en avez envie.
Cette position sous-entend que vous soyez l’un et l’autre approximativement de la même taille. Sinon, qu’on ne rejette pas la faute sur moi pour ce qui peut arriver.
Et ne vous attendez pas non plus ici à ce qu’on vous mâche tout le travail. Je considère que vous possédez au moins quelques notions élémentaires.
Même si vous vous retrouvez coincé dans un Boeing 757-200, même dans les minuscules toilettes à l’avant, vous pouvez réussir à exécuter une variante de la position chinoise, celle où vous êtes assis sur le trône tandis que la femme s’installe sur vous en vous tournant le dos.
Quelque part nord-nord-est au-dessus de Little Rock, Tracy me dit : « Un coup de pompoir[46], et ce serait du gâteau. C’est un truc des femmes albanaises, quand elles te traient le jonc en contractant leurs muscles vaginaux. »
Elles te font décharger rien qu’avec leurs intérieurs ?
Tracy dit : « Ouais. »
Les femmes albanaises ? « Ouais. »
Je dis : « Est-ce qu’il existe une compagnie aérienne albanaise ? »
Autre truc à apprendre, quand une hôtesse ou un steward vient frapper à votre porte, vous pouvez emballer le morceau vite fait grâce à la Méthode florentine, qui consiste pour la femme à agripper l’homme à sa base en lui tirant la peau en arrière, en serrant bien, pour augmenter la sensibilité. Ce simple geste accélère considérablement le processus.
Pour ralentir les choses, appuyez fortement à la base de l’homme. Même si ce geste n’arrête pas le cours des événements, tout le foutoir s’en repartira sur ses arrières jusque dans la vessie et vous épargnera à l’un et à l’autre un nettoyage fastidieux. Les experts appellent ça le « Saxonus ».
La rouquine et moi, dans les gigantesques toilettes arrière d’un McDonnell Douglas DC-10 Série 30 CF, elle me montre la position de la Négresse, au cours de laquelle elle remonte les genoux de chaque côté du lavabo tandis que je plaque mes mains ouvertes sur l’arrière de ses épaules pâles.
Son haleine en brouillard sur le miroir, le visage rouge d’être ainsi à croupetons, Tracy dit : « C’est dans le Kama-sutra qu’il est dit que si un homme se masse avec un mélange de jus de grenade, de citrouille et de graines de concombre, il va gonfler et rester énorme six mois durant. »
Ce conseil a une chute comme un parfum de Cendrillon.
Tracy voit mon visage dans le miroir et dit : « Seigneur, mais ne prends donc pas tout aussi personnellement ! »
Quelque part plein nord au-dessus de Dallas, j’essaie de me reconstituer un peu de rab de salive tandis qu’elle m’explique que, pour faire en sorte qu’une femme ne te quitte jamais, tu lui couvres la tête d’un mélange d’orties et de fientes de singe.
Et moi, j’y vais de mon : sans blague ?
Et si tu baignes ton épouse dans un mélange de lait de bufflesse et de bile de vache, tout homme qui s’en servira deviendra impuissant.
Je dis : ça ne me surprendrait pas.
Si une femme fait macérer un os de dromadaire dans du jus de souci et qu’elle met le liquide sur ses cils, tout homme qu’elle regardera sera ensorcelé. À la rigueur, on peut utiliser des os de paon, de faucon ou de vautour.
« Tu peux aller vérifier, dit-elle. Tout est dans le grand livre. »
Quelque part sud-sud-est au-dessus d’Albuquerque, mon visage tout confituré comme au blanc d’œuf à force de la lécher, les joues irritées-moquette à cause de ses poils, Tracy m’apprend comment les testicules de bélier bouillis dans le lait sucré te restaurent ta virilité.
Ensuite elle dit : « Je n’ai pas mis dans cette phrase le sens que tu as pu y entendre. »
Et je me disais que je me débrouillais plutôt bien.
Considérant les deux doubles bourbons, et le fait qu’à ce stade j’étais debout sur mes jambes depuis trois heures.
Quelque part au sud-sud-ouest au-dessus de Las Vegas, l’un comme l’autre avec les jambes fatiguées et toutes frissonnantes grippées, elle me montre ce que le Kama-sutra appelle « le broutage ». Puis « le suçotement de mangue ». Puis « la dévoration ».
Bataillant de conserve dans notre petit cagibi étriqué en plastique essuyé tout propre, suspendus dans un temps et un lieu où tout est permis, ce n’est pas vraiment du bondage, mais ça s’en rapproche.
Disparus, les magnifiques vieux Super Constellation de chez Lockheed, dans lesquels chaque toilette de bâbord comme de tribord était en fait une suite de deux pièces : un dressing-room, avec toilettes séparées derrière une porte.
La sueur dégoulinant de tous ses muscles si lisses. Tous les deux engagés en ruades conjointes, deux machines parfaites en train de faire le boulot pour lequel nous sommes conçus. Certaines minutes, nous ne sommes plus en contact que par la partie coulissante de ma personne et ses petits ourlets tout éclos, aux chairs de plus en plus à vif, mes épaules appuyées bien en arrière, calées contre la cloison en plastique, le reste de moi ruant de l’avant uniquement en partie inférieure, à partir de la taille. Depuis sa position debout, Tracy pose un pied sur le rebord du lavabo et se penche sur son genou en élévation.
Il est plus aisé de nous voir en miroir, tout plats, derrière le verre, en film, image téléchargée ou photo de revue, deux autres et pas nous, deux beaux individus sans vie ni avenir hormis en cet instant.
Votre meilleur choix dans un Boeing 767, c’est les vastes toilettes centrales à l’arrière de la cabine de classe touristes. Et vous n’avez vraiment pas de bol si vous tombez sur le Concorde, dans lequel les compartiments des toilettes sont minuscules, mais ça, ce n’est que mon avis personnel. Si tout ce que vous y faites se limite à pipi, mise en place de lentilles de contact ou brossage de dents, je suis certain qu’ils sont suffisamment spacieux.
Mais si vous avez la moindre ambition de parvenir à accomplir ce que le Kama-sutra appelle « le corbeau » ou « la cuissade[47] » ou autres variantes nécessitant plus de cinq centimètres d’espace de va-et-vient, mieux vaut espérer tomber sur un Airbus européen 300/310 avec ses toilettes arrière en classe touristes de la taille d’une salle de réception. Pour le même genre de dimensions de plan de travail et d’espace pour les jambes, vous ne pourrez trouver mieux côté confort, luxe et volupté, que les deux compartiments de toilettes arrière d’un British Aerospace Un-Onze.
Quelque part nord-nord-est au-dessus de Los Angeles, je commence à être irrité et je demande donc à Tracy un petit temps mort.
Et je dis : « Pourquoi est-ce que tu fais ça ? »
Et elle dit : « Quoi ? »
Ça, là, ici.
Et Tracy sourit.
Les gens que vous rencontrez derrière les portes non verrouillées sont fatigués de discuter du temps qu’il fait. Ce sont des gens fatigués des choses sans danger. Ces gens ont redécoré bien trop de maisons. Ce sont des gens bronzés qui ont laissé tomber la cigarette, le sucre raffiné, le sel, le gras et le bœuf. Ce sont des gens qui ont vu leurs parents et leurs grands-parents faire des études et travailler une vie durant uniquement pour finir par tout perdre. Tout dépenser rien que pour rester en vie alimentés par une sonde. En oubliant comment mastiquer et avaler.
« Mon père était médecin, dit Tracy. Là où il se trouve placé aujourd’hui, il n’arrive même plus à se souvenir de son nom. »
Ces hommes et ces femmes assis derrière des portes non verrouillées savent que la réponse n’est pas dans une maison plus vaste. Pas plus que dans un meilleur conjoint, plus d’argent, une peau retendue plus ferme.
« Tout ce qu’on peut acquérir, dit-elle, n’est qu’une chose de plus à perdre. »
La réponse est qu’il n’y a pas de réponse.
Sans blague, mais c’est vrai, le moment est d’une densité, d’une épaisseur, je vous dis pas.
« Non, je dis, et je laisse glisser un doigt entre ses cuisses. Je veux parler de ceci. Pourquoi te rases-tu la motte ?
— Oh, ça, dit-elle en roulant des yeux, tout sourire. C’est juste pour pouvoir porter des strings. »
Tandis que je m’installe sur la cuvette des toilettes, Tracy est en train d’examiner le miroir, non pas tant en s’y voyant comme reflet qu’en inspectant ce qui lui reste de maquillage, et, d’un doigt mouillé, elle essuie le contour barbouillé de son rouge à lèvres. De ses doigts, elle frotte afin de faire disparaître les petites marques de morsure autour de ses tétons. Ce que le Kama-sutra appellerait les Nuages éparpillés.
S’adressant au miroir, elle dit : « La raison pour laquelle je fais le circuit, c’est parce que, quand tu y penses, il n’y a aucune bonne raison de faire ceci ou cela. »
À quoi ça sert, tout ça ? À rien.
Ce sont là des gens qui cherchent moins l’orgasme que l’oubli, tout simplement. De tout. Rien que l’espace de deux minutes, vingt minutes, une demi-heure.
Ou peut-être aussi que, quand on traite les gens comme du bétail, c’est comme ça qu’ils se comportent. Ou peut-être n’est-ce qu’une excuse. Peut-être aussi qu’ils s’ennuient à mourir. Il se pourrait bien, en fait, que personne ne soit vraiment fait pour rester assis toute une journée, sans bouger le moindre muscle, dans une caisse bourrée à craquer pleine d’autres gens.
« Nous sommes des individus sains, jeunes, lucides, et bien vivants, dit Tracy. Quand tu regardes de près, quel est l’acte le moins naturel ? »
Elle est en train de remettre son chemisier, de remonter son collant roulé.
« Quelle raison y a-t-il pour que je fasse quoi que ce soit ? dit-elle. J’ai suffisamment fait d’études pour me dissuader par le discours de participer à n’importe quel plan d’action. Pour déconstruire n’importe quel fantasme. Pour expliquer n’importe quelle finalité. Je suis tellement intelligente que je suis capable de nier la réalité de n’importe quel rêve. »
Avec moi assis là, nu et fatigué, l’équipage de notre vol annonce notre descente, notre approche sur le Grand Los Angeles, puis l’heure et la température locales, puis des renseignements sur les vols de correspondance.
Et pendant un instant, cette femme et moi, nous restons là, debout, à simplement écouter, en levant les yeux sur rien du tout.
« Je fais ça, ça, là, je le fais, parce que c’est bon », dit-elle, et elle boutonne son chemisier. « Peut-être qu’en définitive je ne sais pas vraiment pourquoi je le fais. D’une certaine façon, c’est cette même raison qui explique qu’on exécute les tueurs. Parce qu’une fois que tu as franchi certaines limites, tu te contentes dès lors, tout bonnement, de continuer à les franchir. »
Les deux mains dans le dos, en train de rezipper sa jupe, elle dit : « La vérité est que je ne veux pas vraiment savoir pourquoi je pratique le sexe au hasard des rencontres. Je continue à le pratiquer, elle dit, parce que, à l’instant précis où tu te trouves une bonne raison, tu vas commencer à en réduire le sens et la portée, tout doucettement, petit à petit. »
Elle remet ses pieds dans ses chaussures, se tapote les côtés de la chevelure et dit : « S’il te plaît, ne crois pas qu’il se soit passé quelque chose de spécial aujourd’hui. »
Déverrouillant la porte, elle dit : « Décontracte-toi. » Elle dit : « Un jour, tout ce que nous venons de faire te paraîtra de la roupie de sansonnet. »
Se glissant vers la cabine passagers, elle dit : « Aujourd’hui, c’est la première fois que tu as franchi cette limite particulière. » Me laissant seul et nu, elle dit : « N’oublie pas de reverrouiller la porte derrière moi. » Puis elle éclate de rire et dit : « Au cas où tu désirerais encore qu’elle soit verrouillée. »