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— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, Vash, dit Balacenia à son frère alors que les deux générations de dieux étaient réunies dans la grotte de Dahlaine, au cœur du mont Shrak. Les humains du domaine ont accès à cet endroit. Je les aime bien, mais le sujet dont nous devons parler ne les regarde pas. De plus, la conversation risque d’être un peu chaude, et tu ne voudrais pas qu’ils sachent que les dieux ont parfois des désaccords.

— Tu as raison, ma chère sœur, convint Vash. (Il regarda Ara et Omago, qui se tenaient un peu à l’écart.) Je vais faire part de tes réserves à nos parents. Mais quel autre lieu proposes-tu ?

— Tu vois beaucoup de possibilités ?

— Cet endroit nous appartient, Balacenia !

— Je sais… Il est si merveilleux que tous les autres seront d’accord avec ce que nous dirons. Nous y avons parfois reçu des visiteurs, et ça a toujours marché comme ça.

— Je vais voir ce que je peux faire, déesse en chef !

— Tu es obligé de m’appeler comme ça tout le temps ?

— Il faut t’y habituer, Balacenia… Durant ce cycle, tu seras le chef de famille. Bien, je vais parler à Père et à Mère.

— Ma bénédiction t’accompagne, Vash.

— Pardon ?

— Je m’entraîne un peu, c’est tout… Voilà longtemps que je n’ai pas été l’aînée. Si je me souviens bien, les gens adorent qu’on les bénisse.

Vash marmonna quelques aménités et alla rejoindre Ara et Omago.

— Tu lui envoies des piques tout le temps, moi-de-demain ? demanda Eleria.

— Non, seulement quand c’est nécessaire, moi-d’hier.

Après une brève conversation avec Omago et Ara.

Vash revint près de sa sœur.

— Ils sont d’accord avec toi : ce n’est pas le lieu idéal pour une telle réunion. Ils vont en parler avec Dahlaine. C’est une bonne idée, parce qu’il les écoutera sûrement. Mais il n’aurait pas aimé que la proposition vienne de nous…

— Père et Mère sont vraiment très précieux, dit Balacenia.

 

— Je ne vois pas ce qui cloche ici, objecta Dahlaine, et je peux interdire à mes humains d’entrer.

— J’en suis sûre, mon enfant, dit Ara, mais le temps est si maussade, aujourd’hui… J’ai vu le pays des Rêves que Vash et Balacenia ont imaginé, et c’est le plus bel endroit du monde. Au moment de prendre une décision capitale, la beauté ne fait jamais de mal.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi…, commença Dahlaine.

— Fiston, coupa Omago, j’ai appris depuis très longtemps qu’il vaut mieux ne pas énerver la dame qui dirige la cuisine !

— Je n’ai pas besoin de nourriture, rappela le maître du Nord. Je ne mange pas et la gastronomie m’est indifférente.

— Tu devrais quand même essayer de te mettre à table, un de ces quatre… (Omago plissa pensivement le front.) La règle « ni dormir ni manger » avait d’obscures raisons qui m’échappent aujourd’hui, mais je pense qu’elle ne sert plus à rien, désormais…

— Et comment irons-nous dans ce pays des Rêves ? demanda Dahlaine.

— Ton Rêveur, Ashad – Dakas, en réalité –, connaît le chemin, intervint Balacenia. Nous nous y sommes retrouvés tous les quatre il y a quelque temps, pour prendre des décisions très importantes…

Tous les dieux remontèrent le long tunnel qui menait à la sortie de la grotte. Quand ils furent à l’extérieur, chacun des nouveaux dieux prit la main de son aîné. Puis les deux générations de divinités s’envolèrent ensemble.

Contrairement à sa sœur et ses deux frères, Balacenia avait les deux mains occupées. Eleria et elle n’étant plus en mesure de se réunifier, comme l’avaient fait les autres, elle devait s’occuper de Zelana et de son « moi-d’hier ».

Balacenia ne doutait pas un instant qu’Eleria était la seule remplaçante possible d’Aracia. Connaissant la fillette, elle devinait que lui faire avaler la couleuvre ne serait pas facile. En réalité, seuls Ara et Omago pouvaient lui proposer une récompense assez motivante pour qu’elle accepte cette promotion inattendue.

— Il va falloir que je réfléchisse à la question…, murmura Balacenia.

— Tu disais, ma chérie ? demanda Zelana.

— Je pensais à voix haute, c’est tout… Une habitude que j’ai prise à l’époque où l’humanité n’existait pas encore.

— On se sentait très seul, en ce temps-là, si ma mémoire ne me trompe pas… Pour me distraire, je récitais des poèmes devant un public d’arbres et je chantais pour Notre Mère l’Eau.

— Elle appréciait tes chansons ?

— Certaines d’entre elles, oui… J’avais un moyen très sûr de le savoir : quand elle était contente, un arc-en-ciel naissait à l’horizon.

— Et quand tu lui cassais les oreilles ?

— La grêle me réduisait vite au silence…

Balacenia fit la grimace.

— As-tu enseigné le chant à Eleria ?

— Oui, et c’était une grosse erreur… Sa voix est si magnifique que Notre Mère l’Eau en avait les larmes aux yeux. Note que ça se révélait très pratique en cas de sécheresse. Quand c’est nécessaire, Eleria peut faire pleuvoir pendant trois jours de suite ! Dis-moi, ce pays des Rêves est encore loin ?

— Non, répondit Balacenia. Nous y serions déjà, si Vash et moi en avions décidé ainsi. Mais il veut d’abord réveiller l’aurore boréale. Il est impossible de se disputer vraiment devant ce spectacle.

 

Les nouveaux dieux déposèrent en douceur leurs prédécesseurs dans le pays des Rêves. Au premier coup d’œil, Balacenia vit que Vash s’était surpassé en invoquant l’aurore boréale. D’habitude, elle illuminait l’horizon. Aujourd’hui, elle semblait envelopper tout le paysage, des plaines jusqu’aux montagnes, et la beauté de ce spectacle serra le cœur de la future maîtresse de l’Ouest.

— Vash, demanda Veltan à la version réunifiée de Yaltar, comment avez-vous eu l’idée de créer cette merveille, Balacenia et toi ?

— Cela remonte à très longtemps, mon oncle… Pendant ce cycle, il n’y avait ni humains ni animaux, et nous nous désolions de passer vingt-cinq mille ans sans rien faire, à part regarder l’herbe pousser. Au bout de quelques siècles, c’est devenu insupportable. Balacenia avait vu une aurore boréale au nord, dans le domaine de Dakas, et nous y sommes allés ensemble. En quelque sorte, nous avons volé une aurore au maître du Nord pour l’implanter dans notre monde imaginaire. Dès que l’ennui nous accablait, nous venions ici nous gorger de beauté. Du coup, ce cycle-là nous a paru beaucoup moins pénible.

— J’admets que ce paysage est beaucoup plus beau que la surface de la lune où Notre Mère l’Eau m’a exilé. Cela dit, si ce fichu astre nocturne ne m’avait pas menti, je n’y serais pas resté aussi longtemps, parce que Notre Mère l’Eau m’a en réalité très vite pardonné d’avoir joué avec ses couleurs.

— On ne peut jamais se fier à la lune, mon oncle, dit Vash.

 

Après que Dakas se fut délicatement posé dans le pays des Rêves, Dahlaine regarda autour de lui sans dissimuler son agacement.

— Nous devons prendre des décisions vitales, marmonna-t-il. Toute cette beauté factice va nous faire perdre un temps fou !

— Rien ne nous presse, mon oncle, dit Dakas. Ici, le temps n’existe pas vraiment. Quand Balacenia et Vash nous ont invités dans leur jardin secret, l’été dernier, nous avons eu l’impression d’y séjourner pendant des mois. Mais ce n’était qu’un songe. À notre réveil, une simple nuit avait passé. Bref, pour la décision dont tu parles, il est inutile de nous précipiter. Les débats peuvent durer un siècle – voire dix – et le monde réel ne sera pas plus vieux d’une minute…

 

Alors qu’Ara et Omago admiraient le pays imaginaire, fascinés par sa beauté, Veltan vint les rejoindre, l’air un peu préoccupé.

— Comment allons-nous créer une divinité susceptible de remplacer Aracia ? demanda-t-il.

— Elle existe déjà, répondit Omago. Nous devrons simplement la convaincre d’accepter le poste – si je peux m’exprimer ainsi.

Veltan regarda autour de lui.

— Je ne vois personne de nouveau…

— Et c’est normal, dit Ara. tu connais la nouvelle déesse depuis sa naissance. Tu es bien allé voir Zelana dans sa grotte, après l’arrivée des Rêveurs ?

— Oui, mais… (Le maître du Sud s’interrompit, regarda Eleria et écarquilla les yeux.) Dois-je comprendre que la pauvre Balacenia devra gérer deux domaines ?

— Ce seraient de trop lourdes responsabilités, répondit Ara. Eleria et Balacenia sont séparées depuis très longtemps – sur une échelle chronologique humaine, bien entendu. La petite Rêveuse a un caractère trop indépendant, et Balacenia, parce qu’elle l’aime bien, ne lui a imposé aucune limite… Notre Mère l’Eau et Notre Père le Sol ont peut-être deviné depuis longtemps qu’Aracia finirait par s’autodétruire. Pour résoudre le problème, ils ont fait en sorte qu’Eleria soit très spéciale…

 

— Moi-de-demain, pourquoi font-ils tous des messes basses à mon sujet ?

— Parce que tu es un cas unique, moi-d’hier. Tu ne trouves pas ça amusant ?

— Pas du tout ! Je n’ai pas la moindre vocation divine, alors dis-leur d’embêter quelqu’un d’autre.

— Qui, mon enfant ? Il n’y a pas d’autre candidat. Ton enfance passée parmi les dauphins nous a tellement éloignées l’une de l’autre que nous ne pourrons jamais être une seule personne. De plus, tu as déjà autant de pouvoir – voire davantage – que les deux générations de dieux réunies. Que ça te plaise ou non, tu remplaceras Enalla quand elle devra s’endormir.

— Je ne veux pas ! s’écria Eleria en tapant du pied.

— Ce que tu désires n’a rien à voir dans cette affaire, moi-d’hier. Même si ça te déplaît, tu seras la maîtresse de l’Est quand Enalla s’endormira.

 

Eleria était d’une humeur massacrante. Rien d’étonnant, après la façon dont Balacenia lui avait dit ses quatre vérités…

Jusque-là, en jouant de sa séduction, la Rêveuse avait toujours réussi à convaincre les autres de céder à ses caprices. Mais son moi-de-demain venait de lui claquer au nez cette porte de sortie si pratique…

Balacenia laissa un moment de répit à sa version enfantine, puis elle remonta à l’assaut.

— Arrête de bouder, moi-d’hier. Zelana vient nous voir, essaie de ne pas la bouleverser, je t’en prie. Voyons, tu sais bien qu’il te faudra remplacer bientôt Aracia.

— Comment ça, « bientôt » ? Enalla va régner sur l’Est pendant vingt-cinq mille ans !

— C’était une façon de parler, ma chérie… Tu auras vingt-cinq millénaires pour t’habituer à être une déesse.

— Non, non et non ! couina Eleria en tapant de nouveau du pied.

— Un peu de tenue, moi-d’hier ! la tança Balacenia. tu te comportes comme une idiote ! (Elle baissa la voix :) N’as-tu pas compris qu’Ara et Omago devront te donner tout ce que tu leur demanderas pour te convaincre d’accepter l’héritage contestable d’Aracia ?

— Tout ce que je demanderai, vraiment ? fit Eleria, soudain moins boudeuse.

— Exige qu’ils abattent les montagnes ou qu’ils décrochent la lune, et ils t’obéiront au doigt et à l’œil.

— Eh bien, voilà qui change tout…