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— Non, Lièvre, dit Bec-Crochu, je pense que tu devrais t’en charger. Torl, les faux éclaireurs et toi parlez de vos rencontres avec des « monstres » depuis notre arrivée ici. Je te soutiendrai, bien sûr, mais les gros lards goberont plus facilement tes mensonges que les miens. (Le capitaine regarda un moment la butte où ses pirates avaient livré un combat héroïque imaginaire.) Ne va pas trop loin, cependant. L’important, c’est de chauffer ton public avant l’apparition des squelettes factices de Veltan. Raconte en détail comment les araignées géantes liquéfient leurs proies avant de les consommer, mais reste d’une parfaite sobriété. Ce qui est arrivé dans le domaine de Veltan est assez horrible pour qu’il soit inutile d’en rajouter.

— Compris, Cap’tain ! Je dirai que les araignées ont franchi nos lignes avant l’érection de la muraille et qu’elles rôdent dans presque tous les couloirs. Puis je passerai au supplice qu’ont enduré Jalkan et l’Adnari Estarg. Ensuite, le capitaine Trompe-Gogos n’aura plus qu’à exhiber les squelettes.

— Tu es un sacré bon manipulateur, Lièvre, dit Sorgan, un rien jaloux.

— C’est l’entraînement, chef… Il n’y a rien de mieux. Sur le drakkar, pour empêcher Bovin et Marteau-Pilon de m’accabler de corvées, je passais mon temps à taper sur une enclume avec un marteau – même quand je n’avais rien à forger. En matière de mystification, j’ai des dons innés.

— Pourtant, Arc-Long a vu du premier coup d’œil que tu n’es pas un crétin.

— L’archer ne compte pas, Cap’tain. Il voit absolument tout du premier coup d’œil !

 

Lièvre était certain que Bersla ne serait pas présent à la « réunion d’urgence » du capitaine Œil-de-Travers. Ayant gagné ses galons de haut prêtre en débitant des discours débiles, il n’aurait certainement aucune envie de venir écouter ceux des Maags. En revanche, Alcevan serait sûrement là, parce qu’elle soupçonnerait que « l’urgence » en question concernait ses tueurs à gages. De petite taille lui-même, le pirate savait combien il était facile, quand on ne culminait pas bien haut, de voir et d’écouter sans se faire remarquer.

Il sonda l’assemblée de prêtres pour tenter de repérer Alcevan.

Un mouvement attira son attention, à la périphérie de sa vision, et il localisa la petite prêtresse, dissimulée parmi le tas de gravats censés devenir un jour une glorieuse muraille. Bien cachée dans les ombres, Alcevan aurait dû passer inaperçue, mais elle avait commis l’erreur de bouger. Même si elle pensait que personne ne chercherait à la débusquer, c’était une bévue de débutante, et Lièvre se félicitait d’en avoir si promptement tiré parti.

— Je crois qu’elle ne va pas apprécier le spectacle…, marmonna-t-il pendant que le capitaine Trompe-Gogos montait le rejoindre sur un gros bloc de pierre pour s’adresser aux religieux.

— Le capitaine Œil-de-Travers et moi avons décidé de vous révéler certaines informations, dit-il, parce que vos vies en dépendent. Pour mémoire, nous construisons cette muraille parce que nos éclaireurs ont vu des monstres rôder dans le coin. Hélas, ils ne devaient pas être les premiers… (Trompe-Gogos posa une main sur l’épaule de Lièvre.) Ce courageux petit pirate a vu des créatures du Vlagh dans les couloirs du temple, et il va vous les décrire en détail…

— Je ferai de mon mieux, Cap’tain, dit Lièvre.

Il regarda un moment les prêtres et constata qu’ils ne semblaient pas outre mesure inquiets. Eh bien, ils ne perdaient rien pour attendre !

— C’est la quatrième guerre que nous livrons contre les monstres du Vlagh, rappela-t-il, et j’ai réussi à survivre jusqu’ici. C’est un exploit, parce que l’ennemi est redoutable. Il existe des dizaines de monstres différents. La plupart sont stupides, et c’est pour ça que nous les avons déjà vaincus trois fois. Mais cet été, une nouvelle variante d’abominations est apparue, et ce sont des créatures de cette catégorie qui hantent les couloirs du temple. En général, les insectes ont six pattes. Ceux-là en ont huit, figurez-vous ! Et contrairement aux autres, qui chassent leurs proies, ils préfèrent les prendre au piège…

— C’est absurde ! lança un des prêtres.

— Et pourquoi donc ? riposta le petit Maag. Dans les couloirs du temple, il y a des toiles d’araignée partout, vous le savez tous. Jusque-là, ça n’a gêné personne. Mais les araignées dont je parle sont cent ou deux cents fois plus grosses que celles dont nous avons l’habitude. Dans le domaine du Sud, nous avions deux groupes d’ennemis. Les créatures du Vlagh, bien sûr, et des cléricaux trogites venus au pays de Dhrall parce qu’ils pensaient se remplir les poches d’or.

Lièvre eut un grand sourire innocent.

— Ces Trogites ont cru qu’il y avait une mer d’or dans les Terres Ravagées, et ils se sont rués sur les monstres qui fonçaient vers nous. Étant des gens bien éduqués, nous nous sommes écartés du chemin de ces cléricaux téméraires. Certains ont été tués par des crocs ou des dards empoisonnés – mais pas tant que ça, tout compte fait. Pour les autres, les choses se sont gâtées quand ils se sont empêtrés dans les toiles d’araignée géantes. Alors qu’ils ne pouvaient plus bouger, les monstres à huit pattes sont venus les piquer. D’habitude, le venin de nos adversaires tue sur le coup. Celui des araignées n’agit pas ainsi. Il liquéfie les organes de la proie – le cœur, le foie, les poumons et le reste – afin que l’araignée puisse boire cette délicieuse bouillie. En l’aspirant, pour être plus précis. Souvenez-vous que les Trogites étaient englués dans les toiles ! Chaque fois qu’une araignée avait faim, elle venait piquer une de ses proies, histoire de boire un petit coup. Je me souviens encore des cris que poussaient les cléricaux, et je vous souhaite de ne jamais en entendre de pareils !

— Tu veux nous faire croire que les Trogites liquéfiés étaient encore vivants ? demanda un vieux prêtre d’un ton sceptique.

— Je n’ai jamais entendu un mort crier, répondit simplement Lièvre. Selon moi, les araignées veulent de la nourriture fraîche. C’est pour ça que leur venin liquéfie mais ne tue pas. Cela dit, pour vous en assurer, il suffit d’aller faire un tour dans les couloirs du temple…

— Nous avons découvert les restes de plusieurs victimes de ces monstres, dit Trompe-Gogos. Pour être franc, à part le squelette, il n’y avait plus grand-chose à voir. Apparemment, le venin ne liquéfie pas les os. Du coup, si ça vous intéresse, nous vous montrerons à quoi vous ressemblerez après avoir figuré au menu d’une de ces créatures. D’ailleurs, même si ça ne vous intéresse pas…

Laissant sa phrase inachevée, Trompe-Gogos souleva le carré de toile goudronnée qui dissimulait quatre squelettes.

Il en tapota un du bout du pied.

— Celui-là devait être un Maag, avant qu’une araignée le dévore. Ce qui reste de ses vêtements ressemble aux tenues que nous aimons porter. Quant aux trois autres… (Trompe-Gogos haussa les épaules.) L’un de vous voudrait-il nous aider à les identifier ? Il faudra qu’il se fie aux lambeaux de tissu, parce que tous les os se ressemblent, malheureusement…

Les prêtres blêmirent et reculèrent d’instinct. À l’évidence, ils n’avaient jamais vu un squelette humain et l’expérience ne les tentait pas.

Après un moment, un vieux prêtre ordonna à un novice de s’y coller. Blanc comme un linge, le jeune homme approcha, monta sur le rocher et étudia les squelettes fabriqués par Veltan.

— C’est difficile à di-di-re…, bafouilla le novice. Un seul porte encore des vêtements… Enfin, des haillons qui…

— De quelle couleur sont-ils ? demanda le vieux prêtre.

— Eh bien… noirs, je crois…

— Voilà qui répond à notre question, dit Trompe-Gogos. Les Maags ne s’habillent jamais en noir parce que ça porte malchance. En revanche, tous les prêtres ont des robes noires. Ces trois malheureux devaient faire partie du clergé d’Aracia.

Le Maag marqua une pause théâtrale.

— Je veux que vous les regardiez bien ! lança-t-il aux prêtres. S’il vous prend l’envie d’aller dans les couloirs, voilà à quoi vous ressemblerez ! Vous me direz que les cadavres se soucient peu de leur apparence, et vous aurez raison. La mort est une occupation trop prenante pour qu’on ait le temps de se montrer coquet. Mais pensez à ce que ces quatre hommes ont subi avant d’en arriver là…

« C’est à vous de choisir, mes amis. Je ne vous ordonne pas d’éviter les couloirs. Si une mission importante vous oblige à retourner au cœur du temple, libre à vous de tenter l’aventure. Mais ne venez pas vous plaindre si elle finit mal. Moi, je respecte trop les obligations religieuses pour émettre des interdits.

Lièvre jeta un coup d’œil à l’endroit où se cachait Alcevan. Les yeux brillants de rage, elle regardait Trompe-Gogos comme si elle avait voulu lui arracher le cœur à mains nues.

— Nous t’avons bien fauché l’herbe sous les pieds…, souffla le petit pirate.

Il dut produire un effort considérable pour ne pas éclater de rire.