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Le rêve d’Omago ayant ravivé ses souvenirs, il savait désormais qui il était vraiment. Bien entendu, cette révélation l’avait secoué.

La première attaque du Vlagh ayant lamentablement échoué, il profita de ce répit pour faire le point sur ce qu’il avait découvert. Comme il préférait être seul pour méditer, il attendit minuit pour monter sur les créneaux de la muraille trogite.

Il faisait très froid, mais Omago, depuis sa « révélation » savait qu’il était insensible aux températures, aussi extrêmes fussent-elles. Dans le même ordre d’idées, il n’avait aucun besoin de manger ou de respirer…

Il repensa au moment, une trentaine d’années plus tôt, où il avait dévoilé son plan à Ara.

— Nous devons en apprendre plus, mon cœur ! L’esprit des humains du pays de Dhrall est différent de celui de toutes les autres créatures. Pour le comprendre de l’intérieur, je vais oblitérer tous mes souvenirs et mener la vie d’un mortel ordinaire.

— Je ne vois pas l’intérêt de ton projet, avait répondu Ara. Un prince ou un chef de tribu devrait avoir certaines connaissances qui nous seraient utiles. En revanche, les mortels du commun ont du mal à distinguer le jour de la nuit.

— Je crois que tu noircis le tableau, mon aimée. Les princes et les chefs ne savent rien de la réalité, parce qu’ils passent le plus clair de leur temps à la fuir. J’envisage d’être un fermier banal, très probablement dans le domaine de Veltan.

— Et pourquoi ça ?

— Les pommiers en fleur, ma chérie… Il n’y a pas de plus merveilleux spectacle dans l’univers. La beauté m’est nécessaire, Ara, c’est même pour ça que nous sommes ensemble depuis si longtemps. La tienne me fascine depuis que nous avons abrité nos esprits dans des corps, au commencement des temps.

— La flatterie ne te mènera nulle part, Omago !

— Je n’en suis pas si sûr que ça, mon cœur ! Mais j’ai une autre raison de vouloir rester près de Veltan. Selon moi, des quatre dieux, il est de loin le meilleur pédagogue. Dahlaine est trop imbu de sa propre importance, et Vash ou Dakas ne me semblent pas très futés…

— Et les déesses, tu les oublies ?

— Les hommes et les femmes ne pensent pas de la même façon, Ara. tu ne t’en es jamais aperçue ? J’ai l’intuition que des événements très importants auront bientôt lieu au pays de Dhrall. Les humains de ce monde risquent l’extinction à cause de ce qui se passera sur ce continent perdu… Une créature veut détruire les Dhralls, et si elle réussit, toute l’humanité disparaîtra de la planète. Je dois débusquer le monstre et l’empêcher de nuire, en le tuant si nécessaire.

— Après un discours pareil, que veux-tu que je te dise ? Joue à ton petit jeu, si ça t’amuse, mais n’espère pas me laisser sur la touche. Je serai avec toi, que ça te plaise ou non, et je connaîtrai ta véritable identité. Commets la moindre erreur et je n’hésiterai pas à intervenir.

— Tu me manqueras beaucoup, mon cœur…

— Ne t’en fais pas, ça ne durera pas longtemps !

 

Omago se souvenait très bien de la jeunesse de son double, auquel Veltan avait donné une éducation très complète. Dès son adolescence, les autres fermiers l’avaient chargé d’assurer les rapports avec le dieu – sans doute parce qu’ils étaient trop paresseux pour gravir la pente qui conduisait à son imposante demeure. Mais aussi, supposait Omago, parce qu’ils craignaient un peu le maître du Sud. Veltan était adorable, mais il restait un dieu, après tout…

Omago avait joué les messagers en ajoutant des commentaires de son cru sur les différents fermiers de la région. Par exemple, il informa Veltan que Selga, un très petit paysan, semblait plus soucieux de se faire bien voir du dieu que de lui transmettre des informations utiles…

Le jeune Omago n’avait guère d’intérêt pour les femmes, et sa version actuelle devinait aisément pourquoi. Ara avait joué de son influence afin d’endormir ses hormones. Pour être franc, il trouvait ça très drôle.

— Qu’est-ce qui t’amuse autant ? demanda soudain la voix désincarnée de sa compagne.

— Rien de très important, mon cœur… De vieux souvenirs de jeunesse.

Omago repensa au jour où Ara l’avait abruptement demandé en mariage. « Je me nomme Ara, j’ai seize ans et je te veux. » Une phrase qui ne risquait pas de s’effacer un jour de sa mémoire.

— C’était direct, il faut l’avouer, mais peut-être un peu trop abrupt pour le garçon innocent que j’étais à l’époque.

En y réfléchissant, il lui semblait cependant que sa véritable identité s’était plus d’une fois manifestée durant sa vie de « banal fermier ». Lorsque Veltan lui avait donné un couteau à lame de fer, c’était à l’évidence sa « version éternelle » qui lui avait inspiré l’invention de la lance.

Il en allait probablement de même pour ce que Keselo appelait la « phalange ». Omago avait toujours été plus malin qu’il le semblait parce que son double divin tirait les ficelles dans l’ombre. Du coup, son plan originel paraissait beaucoup moins parfait. Voire plein de trous…

Quand ce chien de Jalkan avait insulté Ara, le brave fermier Omago n’avait pas eu besoin de son essence divine pour envoyer son poing dans la figure du Trogite. Pour être franc, il avait agi si vite que le « pur esprit » avait été pris de court.

— Mon ancien moi n’était pas dépourvu de promesses..., murmura Omago.

Il passa l’heure suivante à se remémorer la vie de son double. Malgré sa jeunesse et son manque d’expérience, le « fermier » avait fait montre d’intelligence et d’imagination pendant le conflit du Sud. Et peut-être plus encore lors de la guerre du Nord...

— Assez de souvenirs…, souffla Omago.

Sa compagne et lui avaient été attirés sur ce monde – et au pays de Dhrall – parce qu’il fallait empêcher la disparition totale de l’humanité. Les trois guerres précédentes montraient sans nul doute possible que le Vlagh était l’exterminateur en puissance. S’il réussissait sur ce sous-continent, il sèmerait la mort sur tous les autres, et les bipèdes pensants disparaîtraient. Ensuite, toute vie serait oblitérée par l’appétit dévorant des enfants du Vlagh.

— Pas question que ça arrive tant que je serai dans le coin ! se jura Omago.

Après mûre réflexion, il s’était convaincu qu’Alcevan serait l’élément central de l’élimination des humains. S’ils parvenaient à la neutraliser, le Vlagh aurait perdu.

Mais comment s’y prendre ?

— Serions-nous devenus des créatures nocturnes ? demanda Arc-Long en approchant d’Omago.

Le faux fermier sursauta.

— Tu ne pourrais pas faire un peu de bruit en marchant, archer ? demanda-t-il.

— Ça ne m’est pas facile, répondit le Dhrall en désignant ses mocassins.

— Tu pourrais te racler la gorge, ou quelque chose comme ça…

— As-tu une raison particulière d’être réveillé au beau milieu de la nuit ?

— Oui, et elle est sacrément importante ! J’ai peur de ne plus pouvoir dormir en paix tant que je n’aurai pas trouvé la solution à mon problème.

— Vraiment ?

— Le Vlagh a beaucoup de serviteurs, mais la plupart sont plus bêtes qu’un caillou. Si ce que j’ai entendu dire est vrai, Alcevan, elle, ne manque pas d’intelligence. Avec cette nouvelle donnée, je redoute que nous finissions par être vaincus. Mais j’ai une idée pour venir à bout du Vlagh. Pour ça, je dois en savoir plus sur ses enfants.

Arc-Long fronça les sourcils.

— Tu n’es pas un fermier ordinaire, n’est-ce pas ?

— Eh bien…

— J’en suis sûr, Omago ! Ara n’aurait pas jeté son dévolu sur un homme qui s’intéresse exclusivement aux pommiers et aux haricots !

Omago se sentit soudain très penaud.

— Je suis si mauvais comédien que ça ?

— Depuis la guerre du Sud, j’ai découvert beaucoup de choses sur Ara. Vous êtes ensemble depuis très longtemps, n’est-ce pas ?

— Nous nous sommes rencontrés avant le début… de tout.

— Mais tu n’en avais pas conscience jusqu’à très récemment, je devine ?

— Comment sais-tu ça ?

— Tu n’aurais pas dû parler de ton rêve à Ara. Ça l’a bouleversée, et elle m’a demandé d’intervenir. Je n’ai pas bien compris ce qu’elle attendait de moi, mais elle m’a refilé la patate chaude. C’est pour ça que je suis venu te parler. Pourquoi penses-tu qu’il est temps d’abandonner ton identité d’emprunt ? Cet Omago-là est très sympathique…

— De l’Ara tout craché ! Elle n’était pas enthousiasmée par ma version « banale », et voilà qu’elle la défend bec et ongles – maintenant que mon double ne sert plus à rien ! Je voulais mener la vie d’un fermier pour mieux comprendre les humains du pays de Dhrall. Vous êtes exceptionnels, tu sais ? J’entendais voir les choses avec vos yeux, mais dans les moments de crise, mon ancien esprit a souvent repris le dessus.

— Omago, la crise dure depuis le printemps dernier. C’est maintenant que tu t’en aperçois ?

— Je crois que c’est à cause d’Alcevan. Le Vlagh a trouvé un moyen d’exterminer l’humanité. Cette fameuse odeur subjugue les gens. La première fois, chez les Tonthakans, la méthode en était au stade expérimental, mais Alcevan l’a améliorée, et nous avons perdu Aracia à cause de ça. Je m’occuperai bientôt de la fausse prêtresse. Avant, je dois en savoir plus sur le Vlagh.

— J’ai vu beaucoup de ses créatures, dit Arc-Long, mais j’ai seulement aperçu notre ennemi dans le domaine de Veltan, quand ses serviteurs l’ont ramené en catastrophe dans les Terres Ravagées. Que veux-tu savoir, Omago ?

— Où vit le Vlagh et qui s’occupe de lui !

— Tu devrais en parler avec Dahlaine. Hélas, il est très occupé, en ce moment. Cela dit, Keselo te serait certainement utile. Dans sa jeunesse, il a poursuivi des études pour éviter d’exercer une profession honnête. Il a beaucoup planché sur les oiseaux et les poissons. Qui sait, il s’est peut-être aussi spécialisé dans les insectes ? Nous devrions aller le réveiller. Il n’y a pas de raison qu’il dorme pendant que nous nous creusons la cervelle pour le salut de l’humanité.

 

— Les professeurs de l’université de Kaldacin ne s’intéressaient pas beaucoup aux insectes, dit le jeune érudit trogite quand ses amis l’eurent tiré du sommeil et bombardé de questions. Ils en savaient assez long sur les abeilles, à cause du miel, et ils nous ont mis en garde contre les sauterelles et les fourmis. C’est à peu près tout ce qu’ils avaient à dire sur le sujet. Mais j’ai collecté des informations sur le Vlagh auprès de Dahlaine. C’est lui que vous devriez interroger. D’ailleurs, Arc-Long, presque tout ce que je sais sur nos ennemis me vient de toi et de ton chamane. Tu crois que le Vlagh a fait mourir Celui-Qui-Guérit parce qu’il avait trop de connaissances ?

— Si c’est le cas, ça me donne une autre raison de tuer cette abomination… (L’archer marqua une courte pause.) Chez les insectes, les mâles ne sont pas très importants, je crois ?

— Uniquement au moment de la reproduction… C’est pour ça qu’il n’y a pas de « roi » des abeilles ou des fourmis. Et pour ça aussi que le Vlagh est en réalité une femelle.

— Dahlaine sait-il où est le nid de notre adversaire ? demanda Omago.

— Oui, il l’a localisé depuis longtemps. S’il en avait le droit, il pourrait détruire ce monstre et tous ses enfants. (Keselo fronça les sourcils.) Je n’ai jamais compris ça… Dahlaine est un dieu omnipotent, mais il n’a pas l’autorisation de tuer. Je me demande si couper un arbre ne lui coûterait pas l’existence…

— Cette interdiction s’est révélée très utile, dit Arc-Long. Aracia voulait assassiner Enalla, ne l’oublie pas. Les guerres entre humains ne sont pas si graves, mais tu imagines un conflit qui opposerait des dieux ? L’univers entier serait en danger.

— Dahlaine a-t-il jamais décrit les serviteurs personnels du Vlagh ? demanda Omago. Sait-il quelle est leur mission ?

— Nourrir leur reine et la garder au chaud, répondit Keselo. C’est une simple hypothèse, mais en cas de famine, je pense que les vrais fidèles du Vlagh lui serviraient de repas. Et ils se mettraient le feu s’ils venaient à manquer de bois de chauffe…

— Voilà qui est intéressant…, dit Omago. Depuis le printemps dernier, le Vlagh modifie certains de ses rejetons pour qu’ils ressemblent à des humains. Mais ces créatures n’ont aucune conscience individuelle. Si nous leur en donnons une, leur esprit de sacrifice risque d’en prendre un méchant coup.

— Ils tenteraient de persuader un autre monstre de s’immoler à leur place, par exemple ? avança Keselo.

— Ce serait déjà un bon début…, approuva Omago.

— Dans ce cas, il faut que ces créatures aient des noms. C’est le premier attribut de la personnalité, vous le savez… (Le Trogite hésita un moment.) Cette idée n’est pas de moi, je l’avoue… Un de mes professeurs la clamait sur tous les toits. Selon lui, un homme sans nom n’en était pas vraiment un. Cela dit, il n’a jamais précisé ce qu’était un tel individu…

— Avant de nous aventurer dans les Terres Ravagées, dit Arc-Long, il faudra aller chercher Lièvre.

Omago sursauta puis se sentit un peu idiot.

— C’est ce qu’il faut faire, bien sûr… Pourquoi n’y ai-je pas pensé tout seul ?

— Avec lui, nous pourrons nous mettre en quatre pour vaincre le Vlagh. (Il eut un petit rire.) Ma blague n’est pas très bonne je sais, mais ça détend toujours l’atmosphère…