LA SUPPLIQUE D’ALCEVAN

 

Histoire de surveiller l’évolution des choses, Balacenia flottait dans les airs au-dessus du Temple d’Aracia.

Lors du prochain cycle, le moi-de-demain d’Eleria serait la déesse dominante. Même si Balacenia n’aurait pas dû être déjà réveillée, elle se sentait responsable du destin du monde.

Le « plan génial » de Dahlaine avait divisé en deux entités chaque remplaçant des dieux actuels. D’après ce qu’elle avait pu constater lors de ses brèves rencontres avec les autres jeunes dieux, les trois Rêveurs correspondants ressemblaient beaucoup à leur version adulte. Eleria, en revanche, était une étrangère pour Balacenia.

Dotée d’une personnalité bien à elle, la fillette n’avait aucun point commun avec son moi-de-demain. Quand tant de choses séparaient deux personnes – fussent-elles au bout du compte le même individu –, il paraissait impossible qu’elles parviennent à se réunifier totalement.

— Au moins, soupira Balacenia, j’aurai quelqu’un à qui parler quand je me sentirai seule…

La future maîtresse de l’Ouest n’était pas convaincue par les affirmations de Sorgan. Même si le Maag croyait qu’Aracia était revenue à la raison, elle avait toujours été d’un égocentrisme hors du commun. Sa conviction la plus profonde – celle d’être le centre de l’univers – avait facilité la tâche des hordes de prétendus prêtres qui, depuis des millénaires, cherchaient à se vautrer dans la paresse et le luxe. Devant l’adoration de ces pantins, Aracia avait toujours gloussé d’aise et réclamé qu’on lui passe encore plus la pommade.

Au fil des siècles, le clergé avait obligé les citoyens normaux à construire un temple à la gloire de la « sainte ». Aucun de ces exploiteurs n’ayant eu l’idée de dessiner un plan, l’édifice était un absurde labyrinthe de couloirs sans issue, de pièces sans entrée et de salles dépourvues de toit.

Passant tout son temps dans la salle du trône, Aracia ignorait à quel point son temple était ridicule. Toujours prête à gober les âneries de ses prêtres, elle se réjouissait de vivre dans un magnifique complexe et ronronnait en écoutant les basses flagorneries des générations de gros lards qui défilaient devant elle.

Au beau milieu de l’invasion factice mise en scène par Sorgan, la maîtresse de l’Est avait brusquement changé de comportement. Cessant de glousser bêtement, elle avait admonesté les prêtres, les forçant sans pitié à exercer une profession honnête, pour changer un peu.

— Ça ne colle pas avec son caractère…, marmonna Balacenia.

On eût vraiment dit que quelqu’un tirait les ficelles de toute cette histoire. Mais qui essayait de changer les choses en restant dans l’ombre ? Balacenia n’en avait pas la moindre idée…

Elle repéra soudain un mouvement, devant le mur est branlant du temple.

Cela l’étonna, car les fausses araignées de Lièvre avaient terrifié les gens. En toute logique, les personnes mortes de peur ne traînaient pas dehors, surtout après le coucher du soleil.

Très curieuse, Balacenia perdit de l’altitude et repéra une petite femme vêtue d’une robe de prêtresse qui marchait en rasant le mur du temple.

— Je parie que c’est Alcevan, la haute prêtresse auto-proclamée… Que mijote-t-elle encore ?

Que je suis bête ! Les araignées sont censées être dans les couloirs. Voilà pourquoi la naine se balade à l’extérieur du temple. Elle veut sûrement trouver un moyen de parler à Aracia.

Balacenia repensa à ce que Torl avait raconté. Un des couloirs adjacents à la salle du trône avait des murs si fissurés qu’on pouvait entendre tout ce qui se disait derrière.

— Le moment est venu de démontrer que les murs ont vraiment des oreilles…

Balacenia passa par une des brèches du toit mal fichu du complexe et se posa dans le couloir décrit par le Maag.

Les empreintes de Torl se distinguaient encore dans la poussière, ce qui facilita la tâche de la future maîtresse de l’Ouest.

— Par pitié, ne nous abandonne pas ! lança une voix grinçante.

C’était celle d’Alcevan. Même si son désespoir semblait réel, on sentait qu’il dissimulait des sentiments beaucoup moins glorieux.

— Tu perds ton temps, Alcevan, répondit Aracia d’un ton glacial. Et tu me fais perdre le mien. Je n’ai pas le choix, sache-le. Mon cycle approche de sa fin. Je dois dormir, et rien ne pourra m’en empêcher quand l’heure sera venue.

— Tu dois essayer, très sainte ! gémit Alcevan. Nous ne connaissons pas Enalla, c’est vrai, mais je suis sûre qu’elle détruira ton Église. À moins, et c’est encore pire, qu’elle fasse en sorte que le peuple et les prêtres du domaine l’adorent au lieu de te vénérer.

Balacenia capta un court instant une odeur bizarre qui n’avait rien à voir avec la moisissure ambiante.

Le ton d’Aracia changea subitement.

— Je ne permettrai pas un tel sacrilège. Cette Église est à moi !

— Ne peux-tu pas retarder le réveil de l’usurpatrice, très sainte ? Ainsi, tu resterais avec nous quelques années de plus.

Le long silence d’Aracia indiqua qu’elle réfléchissait à cette absurde proposition.

— Je peux trouver un moyen, dit-elle du ton pompeux qu’elle affectionnait avant sa « guérison ». Et je crois savoir comment empêcher définitivement Enalla de me voler le trône !

— Comment feras-tu, très sainte ? demanda Alcevan.

À l’évidence, elle connaissait déjà la réponse.

— Il n’est pas utile que tu le saches pour l’instant, répondit Aracia.

Balacenia capta des bribes de pensée de la maîtresse de l’Est. Le cerveau d’Aracia partait de nouveau en quenouille, mais elle se souvenait encore du mot « tuer ».

— Je vais aller prévenir Veltan. Sa sœur n’est pas redevenue aussi normale que le croit Sorgan…

 

En survolant l’Ascension, le vaisseau trogite que Narasan avait laissé à Bec-Crochu, Balacenia sentit que Veltan était dans la cabine de poupe. Par bonheur, personne ne lui tenait compagnie. Une chance, parce que la petite conversation qui allait suivre devait être strictement privée.

Balacenia aurait pu se poser sur le pont et aller frapper à la cabine. À la dernière minute, elle se décida pour une entrée en scène plus spectaculaire.

Le maître du Sud sursauta quand elle se laissa tomber à travers le toit de la cabine pour atterrir devant lui.

— Qu’est-ce que tu fiches ? demanda-t-il, excédé.

— Je fais un petit saut pour t’avertir que de gros ennuis t’attendent, oncle Veltan. Je surveillais le temple d’Aracia, et j’ai vu Alcevan marcher le long du mur est. Elle s’est introduite dans la salle du trône, et j’ai utilisé le couloir secret de Torl pour épier sa conversation avec la « sainte ». Désolé de te faire de la peine, mon oncle, mais la prêtresse a mis un terme au bref séjour d’Aracia dans le monde enchanté de la santé mentale.

— Tu n’es pas censée faire ce genre de choses. En tout cas, pas si tôt.

— Ne te soucie pas de ce que je suis censée faire ou non, Veltan ! J’ai découvert qu’Alcevan n’est pas ce qu’elle semble être. Pour être claire, c’est une femme-insecte !

Le maître du Sud sursauta de nouveau.

— Que me racontes-tu là ?

— La vérité sur Alcevan ! tu es sourd, ou quoi ? Au fond, ça n’a rien d’extraordinaire. Tu te souviens de la tribu tonthakane qui jurait avoir été insultée jusqu’à ce que Bovin ait fendu le crâne de deux hommes… qui n’en était pas vraiment ? Alcevan appartient à cette catégorie d’insectes.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai senti cette odeur si particulière… La même que celle des deux faux Tonthakans. Aracia croit tout ce que lui dit Alcevan, et elle va bientôt décider de tuer Lillabeth pour éviter qu’Enalla monte sur son trône.

— Impossible ! tuer nous est interdit !

— Aracia ne fait plus la distinction entre le bien et le mal. Le verbe « tuer » retentit en boucle dans son cerveau dévasté. Elle croit pouvoir se débarrasser d’Enalla en faisant assassiner Lillabeth. Je crois qu’une petite réunion de famille s’impose. Tu devrais aller parler à Dahlaine et à Zelana. Les autres Rêveurs sont avec eux, comme tu le sais. Pendant ce temps, je sortirai Lillabeth du temple de la folle.

— Tu risques d’avoir du mal… Torl a chargé une centaine de Maags de veiller sur elle. Des costauds vraiment pas commodes…

— Et alors ?

Veltan cilla, puis il eut un petit rire mélancolique.

— J’oublie tout le temps qui tu es vraiment, Balacenia. tu ne ressembles pas du tout à Eleria, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, je dois l’avouer… Je l’aime beaucoup, mais nous sommes très différentes. Je doute que nous puissions nous réunifier, quand tout sera terminé. Mais ce n’est pas le moment de s’occuper de ça. Pour l’heure, la vie de Lillabeth passe avant tout. Où devrai-je vous retrouver quand j’aurai récupéré la Rêveuse ?

— Le mont Shrak me semble parfait. C’est un endroit très sûr. Il doit y avoir dix pieds de neige sur le sol, actuellement, et ça empêchera les monstres du Vlagh de venir nous espionner.

— Très bonne idée ! Nous avons des décisions à prendre. Si ça s’impose, nous devrons peut-être nous occuper tous ensemble du cas d’Aracia. Mettons-nous en route, mon oncle ! Nous avons du pain sur la planche et le temps presse !

 

Balacenia n’eut aucun mal à « enlever » Lillabeth au nez et à la barbe de Torl et de ses cent malabars. Les Maags surveillaient les portes et les couloirs, mais pas le toit. Ses pouvoirs lui revenant un peu plus chaque jour, la future maîtresse de l’Ouest n’eut aucun mal à traverser la pierre pour aller rejoindre la petite fille qui était en réalité sa sœur Enalla.

— Il y a une urgence, Lillabeth ! Toute la famille doit se réunir dans la grotte de Dahlaine.

— Pourquoi n’est-ce pas Aracia qui vient me chercher ?

— Nous sommes en guerre, je te rappelle, et la maîtresse de l’Est est très occupée. Hum… je suppose que tu as oublié comment voler ?

— Je n’ai jamais essayé, dit Lillabeth. Aracia serait bouleversée s’il me poussait subitement des ailes.

— Nous n’avons pas besoin d’ailes, ma chérie… Il y a un moyen bien moins compliqué. Mais bon, je te porterai. Après tout, tu n’es pas très lourde.

— Tu es la version adulte d’Eleria, n’est-ce pas ?

— En quelque sorte… Mais elle et moi sommes moins proches qu’Enalla et toi.

— Quand le temps sera venu, devrai-je grandir pour devenir Enalla ? Ou vais-je changer en un clin d’œil ?

— Je n’en sais rien, parce que cette situation ne s’est jamais produite. Nous devrons faire avec, quand ça se passera. (Balacenia tendit la main.) On y va ?

 

Lillabeth écarquilla les yeux quand Balacenia et elle survolèrent le temple d’Aracia.

— Comment fais-tu ça ? demanda la fillette d’une voix tremblante.

— C’est la force de la pensée, petite sœur. Aracia en est également capable, quand elle consent à quitter sa salle du trône. Les dieux ont une foule de pouvoirs qui dépassent les simples mortels. Admire le paysage, ma chérie, je me charge du reste.

— Où allons-nous ?

— Au mont Shrak, je te l’ai déjà dit. Tu connais cet endroit, donc ça ne devrait pas t’inquiéter.

Balacenia prit de l’altitude, repéra un courant favorable et l’enfourcha comme une banale monture. Elle adorait chevaucher le vent. Un moyen agréable de se déplacer, puisque quelqu’un d’autre faisait tout le travail.

— Nous sommes très haut dans le ciel ? demanda Lillabeth, toujours aussi peu rassurée.

— Les chiffres n’ont aucune importance, mon enfant. N’aie pas peur de l’altitude. De toute façon, je ne te laisserai pas tomber.

— Je n’ai jamais vu le monde sous cet angle. Il est beaucoup plus grand que je le croyais. Combien mesure-t-il d’un bout à l’autre ?

— Le monde n’a pas de bouts, Enalla. Il est rond comme une balle, mais en beaucoup plus grand. Les distances se comptent par milliers de lieues…

— Et pourquoi le monde est-il tout blanc ?

— C’est la neige, mon enfant.

— Comme celle que nous avons vue à Lattash, l’hiver dernier ?

— J’avais presque oublié que tu y étais avec nous…, avoua Balacenia. (Elle tendit un bras.) Voilà le mont Shrak. Toute la famille doit nous y attendre. Selon moi, tu devrais écouter et ne pas dire grand-chose. tu risques d’entendre au sujet d’Aracia quelques remarques qui te déplairont, mais tu ferais mieux de garder tes sentiments pour toi. L’objectif de cette réunion est de l’empêcher de te nuire.

— Elle ne ferait jamais ça !

— Je n’en suis pas si sûre, Lillabeth. Aracia n’est plus dans son état normal. C’est ça, l’urgence dont je parlais. Si nous ne parvenons pas à la guérir, nous risquons de la perdre…

Balacenia entama sa descente puis se posa devant l’entrée de la grotte de Dahlaine. Elle manquait encore un peu d’entraînement, mais tout s’arrangerait très vite.

 

— Vous avez eu des ennuis ? demanda Veltan quand Lillabeth et Balacenia entrèrent dans les « appartements » du maître du Nord.

— Des ennuis, moi ? Jamais ! tu devrais me connaître, mon oncle. Les Maags n’ont pas pensé à surveiller le toit. Bref, je suis entrée et sortie par le plafond, et ils n’y ont vu que du feu. Personne ne découvrira la disparition de Lillabeth avant trois ou quatre jours.

— Entrons dans le vif du sujet, dit Dahlaine. D’après Veltan, tu as découvert qu’un prêtre d’Aracia est en réalité une créature du Vlagh.

— Une prêtresse, mon oncle, corrigea Balacenia. J’ignore comment elle a persuadé Bersla et les autres qu’une femme pouvait faire partie du clergé. Elle a dû utiliser l’odeur hypnotique dont vous avez fait l’expérience chez les Tonthakans, mais au fond on se fiche du « comment » ! Elle contrôle Aracia, désormais, et elle tente de la pousser à tuer ou à faire tuer Lillabeth.

— C’est interdit ! s’exclama Dahlaine.

— Peut-être, mais elle s’en fiche. Maintenant que la Rêveuse est en sécurité, nous devons décider que faire de la femme-insecte.

— Il faut la tuer ! lança Yaltar, la version enfantine de Vash.

— Tu ne lui as pas dit que nous n’avons pas le droit de prendre une vie, oncle Veltan ? demanda Balacenia.

— Je ne suis pas vraiment entré dans les détails…

— Et si on envoyait Arc-Long ? proposa Eleria. Il a l’habitude de tuer des insectes.

— Bovin aussi est très doué, dit le petit Rêveur Ashad.

Il y eut un éclair… et Ara se matérialisa au milieu des dieux.

— Quel est votre problème, les enfants ? demanda-t-elle.

— Une femme-insecte nous a volé la sœur aînée de ma Vénérée, résuma Eleria. Nous aimerions la récupérer, mais nous ne savons pas comment faire.

— Lequel d’entre vous a découvert ça ? demanda Ara.

— Mon moi-de-demain, répondit Eleria. tu sais que c’est quelqu’un de très malin…

— De qui parle-t-elle ? s’enquit Ara, perplexe.

— De moi, dit Balacenia. À force de jouer avec les dauphins, elle a pris d’étranges habitudes de langage… Au temple, une femme nommée Alcevan se fait passer pour une prêtresse. Je l’ai entendue parler avec Aracia, et j’ai senti l’odeur si particulière que les serviteurs du Vlagh utilisent pour embrouiller l’esprit des gens. Elle a presque persuadé Aracia qu’Enalla veut lui voler son temple pour être adorée à sa place. La maîtresse de l’Est envisage de tuer Lillabeth pour être définitivement débarrassée de sa remplaçante. Histoire de ne courir aucun risque, j’ai amené la Rêveuse ici.

— Aracia devrait savoir qu’il lui est interdit de tuer, dit Ara d’une voix glaciale.

— Elle le sait sûrement, intervint Dahlaine, mais les hommes-insectes font perdre le sens des réalités à leurs victimes. Nous cherchons une solution, et le résultat n’est pas terrible. Pourtant, nous n’avons pas ménagé nos efforts. Tu crois pouvoir nous aider ?

Ara foudroya du regard le maître du Nord.

— Pour commencer, ramenez Lillabeth dans ce ridicule temple. Elle est trop innocente pour se défendre, mais ce n’est pas le cas d’Enalla. Avec un petit coup de pouce de ma part, la version adulte ressemblera comme une goutte d’eau à la version enfantine. Quand Aracia lui ordonnera de mourir, Enalla pourra sans peine neutraliser l’attaque. Et avec un peu de chance, elle empêchera Aracia d’aller trop loin. Si la maîtresse de l’Est franchit la ligne interdite, elle cessera d’exister.

— Tu veux dire qu’elle mourra ? demanda Ashad.

— Pas vraiment… Elle disparaîtra comme si elle n’avait jamais existé.

— Ce serait terrible, soupira Dahlaine. Aracia n’a jamais été très saine d’esprit, sans doute parce que sa divinité l’obsède. Un jour ou l’autre, elle franchira la fameuse ligne… Quoi que nous fassions, nous finirons peut-être par la perdre. Si ça arrive, il faudra la remplacer.

— Tu veux dire que nous fabriquerons une nouvelle personne ?

— C’est possible… Nous verrons.

Balacenia devina la réponse à ces interrogations, mais elle la garda pour elle. Car pour l’instant convaincre Dahlaine aurait été impossible.