LA VISITEUSE

 

 

On se gelait dans le col de Long. Malgré les manteaux en peau de bison que nous avait fournis Tantlar Deux-Mains, le chef des Matans, le froid nous faisait souvent claquer des dents.

Ayant trouvé un endroit bien abrité, dans les fortifications de Gunda, je finis mon dîner tandis que la nuit tombait puis décidai qu’il était temps de rattraper mon retard de sommeil. Les Malavis ayant contenu les monstres du Vlagh, je n’avais rien de spécial à faire. Même si je ne l’aurais pas admis devant mes amis les Extérieurs, les années commençaient à peser sur mes épaules, et j’étais épuisé après avoir passé des jours et des jours à courir à travers les montagnes puis dans le col. Décidément, vieillir n’a rien d’une partie de plaisir…

Dès que je fus endormi, je fis le rêve qui me hante depuis quelque temps. Redevenu le jeune homme qui vivait dans la hutte de Vieil-Ours, je n’avais qu’une idée en tête : épouser Eau-Brumeuse, la splendide fille du chef.

En ce temps-là, elle était omniprésente dans mes songes, et la voir suffisait à me couper le souffle.

Même endormi, je pressentais qu’un événement terrible m’arriverait bientôt et passerait très près de me détruire. Chassant cette idée déprimante de mon esprit, je me concentrais sur l’image émouvante de la femme qui serait bientôt ma compagne.

Ce soir-là, une voix vint me déranger alors que je rêvais d’Eau-Brumeuse.

— Tu m’entends, brave guerrier ?

C’était mon « alliée inconnue ». Désormais, je connaissais sa véritable identité, mais son intrusion ne m’en irrita pas moins.

— Quoi encore ? demandai-je sèchement.

— Veux-tu bien être poli, espèce d’ours mal léché ?

— Désolé, mais j’avais l’esprit ailleurs, et je m’en félicitais… Tu as quelque chose à me dire ?

— Non. Je suis venue t’interroger, pas te tenir un grand discours.

— C’est assez inhabituel… Y aurait-il un problème ?

— Un homme que tu connais très bien a fait quelque chose qui n’était pas censé être dans ses cordes pour le moment.

— Tu devrais lui flanquer une fessée et l’envoyer au lit sans manger, dis-je, toujours énervé.

— Tu n’es pas drôle du tout, Arc-Long, déclara mon interlocutrice d’un ton beaucoup moins pompeux qui confirma l’intuition que j’avais eue lors de mon séjour au mont Shrak.

— Navré, dis-je sans une once de sincérité. Qu’a donc fait l’ami dont tu me parles ?

— Il a rêvé, répondit l’alliée inconnue sans dissimuler son agacement.

— Un de ces songes catastrophes ?

— Non, non… Contrairement aux enfants, il n’a pas provoqué une inondation ni réveillé des volcans. Mais il est remonté dans le temps, et il a découvert sa véritable identité. Ce n’aurait pas dû être possible si tôt !

— Et pourquoi donc ?

— Tu n’as pas besoin de le savoir, Arc-Long.

— Du coup, je ne devrais pas non plus parler avec notre ami. C’est la règle du jeu, alliée inconnue. Si tu ne me dis rien, je n’irai pas m’entretenir avec Omago.

— Comment sais-tu que ?…

— Je lis en toi comme dans un livre ouvert, Ara. Omago est ton compagnon, et c’est pour ça que tu es bouleversée. Pourquoi ton mari doit-il ignorer qui il est vraiment ? (J’eus soudain une illumination.) Ton époux et toi êtes ensemble depuis le commencement des temps, n’est-ce pas ?

— Avant le commencement des temps, corrigea Ara. Le temps est né quand nous avons crié « maintenant ! ». Ce fut le début de tout, et c’est de cela qu’a rêvé Omago. Pour l’instant, il ne devrait pas avoir de souvenirs de ces événements. C’était l’idée directrice de ce qu’il tente de faire. Pour savoir de l’intérieur à quoi ressemble la condition humaine, il a bloqué tout accès à sa mémoire afin de mener la vie d’un fermier ordinaire. Et voilà qu’il s’intéresse à des choses qu’il ne devrait pas connaître. La curiosité a toujours été son plus grand défaut.

— Quand avez-vous donné naissance au temps ? demandai-je. Depuis combien d’années ou de siècles ?

— Il n’existe pas ce nombre pour te répondre. Un milliard de milliards d’années serait encore très loin de la vérité.

— Et que s’est-il passé de si important, ce jour-là ?

— L’apparition de l’univers.

— L’univers a toujours existé !

Ma visiteuse secoua la tête.

— Avant ce jour, il n’y avait rien ! Omago et moi étions différents – de purs esprits, si tu vois ce que je veux dire. Il nous a fallu très longtemps pour nous trouver, et… Hum, nous parlerons de ça un autre jour. Pour l’instant, il y a une urgence. Une de nos filles va tenter de violer une interdiction, et elle cessera d’exister si elle réussit. J’ai peur qu’Omago ne se remette pas de cette disparition.

— Tu parles d’Aracia, bien entendu ?

— Ai-je prononcé un nom ?

— Ce n’était pas nécessaire, parce que ça tombe sous le sens. (Soudain, je compris tout.) Elle va essayer de tuer Lillabeth, c’est ça ?

— J’ai bien peur que tu aies deviné.

— Elle ne peut pas commettre un crime pareil !

— Je sais, et c’est pour ça qu’elle disparaîtra.

Je sentis une grande douleur dans la voix d’Ara.

— Tu ne peux pas l’en empêcher ? D’après ce que je sais, rien ne t’est impossible.

— Dans le monde des choses, c’est vrai, mon cher Arc-Long. Pas dans celui de la pensée. Quand Aracia tentera d’assassiner Lillabeth – en réalité, Enalla –, elle franchira la ligne interdite.

— Et elle mourra ?

— Non, elle cessera d’exister.

— Ce n’est pas la même chose ?

— Pas du tout… Quand il s’agit d’une déesse, ça a de terribles conséquences.

— C’est ça qui t’inquiète, Ara ?

— Comment as-tu découvert mon identité ?

— Tu as semé beaucoup d’indices sans t’en apercevoir. J’aurais dû comprendre beaucoup plus tôt, mais aujourd’hui, c’est évident. Tu es la mère d’Aracia, et l’idée qu’elle disparaisse te brise le cœur.

— Puisque tu parlais de fessée, je me demande si Dahlaine n’en mérite pas une ! Son plan était brillant, je l’admets, mais nous nous trouvons face à une cataracte de rêves qui ne devraient pas exister.

— Comme celui que je fais en ce moment ?

— Non, celui-là n’entre pas dans cette catégorie.

— Tu consentiras peut-être un jour à me dire pourquoi, Mère.

J’admets que cette phrase était un rien stupide, mais je ne pouvais pas laisser passer une occasion pareille.

— Puis-je continuer à dormir ? demandai-je ensuite.

— Non. tu vas aller voir Omago, et tenter d’empêcher que son esprit se désintègre.

— À tes ordres, Mère !

— Vas-tu cesser de m’appeler comme ça ?

— Tout ce que tu voudras, Ara…