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Tantlar Deux-Mains ne fut pas particulièrement étonné quand le blizzard se leva. Tant que les diverses armées cheminaient vers le col de Long, Dahlaine avait fait en sorte qu’il n’y ait pas de tempête de neige. Désormais, ce n’était plus nécessaire. Vexé qu’on lui ait mis la bride sur le cou, l’hiver semblait bien décidé à rattraper le temps perdu. En conséquence, le climat promettait d’être rude.

Deux-Mains n’y voyait aucun inconvénient. Ses compagnons et lui pouvaient toujours s’abriter derrière les fortifications des Trogites. Les serviteurs du Vlagh, en revanche, avançaient en terrain découvert et ils risquaient définir ensevelis sous vingt pieds de neige.

Trois jours après le début du blizzard, Arc-Long proposa que quelques hommes aillent sur les créneaux et tentent de voir ce qui se passait sur la pente qui montait des Terres Ravagées.

— Combien de temps ça va durer, selon toi ? demanda Gunda à Tlantar après que l’archer dhrall eut forcé un petit groupe de braves à venir claquer des dents au sommet de la muraille.

— Environ une semaine… Dahlaine a contrarié l’hiver pendant un sacré bout de temps, et il faudra bien que la mauvaise saison prenne sa revanche. L’hiver n’a pas un caractère commode, et il déteste qu’on l’empêche de s’amuser avec ses petits jouets. Mais ça n’a rien d’inquiétant pour nous. Grâce à ta muraille, nous sommes bien protégés. Je n’en dirais pas autant des hommes-insectes, qui risquent de passer quelques moments désagréables.

— Les pauvres petits, compatit Gunda. Le Vlagh va perdre beaucoup de ses chers enfants à cause du froid…

— C’est bien possible, oui… Ils n’y verront pas à quinze pieds devant eux, et sur cette pente, ils ne trouveront pas le moindre abri. Beaucoup finiront gelés sur leurs six pattes, j’en ai peur…

Gunda resserra autour de lui les pans de son manteau en peau de bison.

— Arc-Long, tu en as assez vu ? demanda-t-il à l’archer. J’aimerais bien descendre de là. Bon sang, j’ai les pieds et les mains glacés !

— Descendons, soupira Arc-Long.

Les trois hommes rejoignirent Dort-avec-les-Chiens et Veltan dans un abri adossé à la muraille où un poêle diffusait une délicieuse chaleur. Bizarrement, car il ne faisait pas souvent très froid dans l’empire, les Trogites en campagne emportaient tout un équipement de chauffage avec eux.

— Le blizzard se calme un peu ? demanda Dort-avec-les-Chiens.

— Non, il s’aggrave, répondit Arc-Long.

— Tant pis… On n’est pas si mal ici, même sans chiens… Que fait donc la vermine du Vlagh ?

— C’est difficile à dire, mon ami. Le rideau de neige est si épais qu’il est impossible d’y voir à plus de cinq pas devant soi…

— Quelle est la température, dehors ? demanda Omago.

Gunda ricana grassement.

— Je n’ai pas essayé, mais je parie que si un homme crachait, son jet de salive gèlerait avant de toucher le sol ! Je suis très fier de mon ouvrage défensif, mais si le temps continue comme ça, nous n’en aurons bientôt plus besoin, parce que tous les insectes seront morts de froid. (Le Trogite se tourna vers Tlantar :) Ce blizzard est une arme que le seigneur Dahlaine utilise contre nos ennemis, pas vrai ? Il est capable de tout, alors…

Deux-Mains secoua la tête.

— Dahlaine n’a pas le droit de tuer, même indirectement. Nous pouvons massacrer la vermine, mais lui ne peut pas s’offrir ce luxe. Je pense que ce blizzard est une réaction naturelle de l’hiver, après que le maître du Nord a contrarié ses plans. Dès qu’il a relâché son emprise, la mauvaise saison s’est dit qu’elle pouvait s’en donner à cœur joie.

— Tu crois que les saisons réfléchissent ?

— Pour ma part, intervint Arc-Long, j’en doute fort, mais avec le temps, elles finissent peut-être par acquérir un certain instinct… Cela dit, cette tempête n’est pas naturelle, j’en mettrais ma main au feu. J’ai regardé derrière nous, avant que nous partions. Il neige sur la pente qui vient des Terres Ravagées, mais pas dans le reste du col de Long. À mon avis, quelqu’un nous donne un de ces fameux « coups de pouce »…

— Ton alliée inconnue ? avança Gunda.

— Pourquoi pas ? Elle est de notre côté, et cette tempête nous évitera de devoir éventrer un grand nombre d’ennemis.

— C’est bien joli, se plaignit Gunda, mais ça rend la guerre beaucoup moins amusante.

— Si tu te sens floué, passe un savon à notre alliée inconnue la prochaine fois que tu la verras.

— Merci beaucoup, mais je préfère éviter. Ce n’est pas le genre de personne qu’on a envie de se mettre à dos.

— Bien vu, approuva Deux-Mains.

 

Le lendemain matin, après s’être entretenu avec Andar, le responsable de la deuxième ligne de défense trogite, Narasan vint voir Gunda. Comme d’habitude, la reine Trenicia accompagnait le général.

— Un autre coup de pouce ? demanda Narasan quand il eut rejoint ses amis dans un abri en pierre. Sur la position d’Andar, il tombe trois malheureux flocons. Ici, c’est une vraie tempête.

— Arc-Long penche pour une intervention de notre alliée inconnue, dit Gunda. Après ce qu’elle a fait dans le domaine de Veltan, puis dans celui de Dahlaine, ça n’aurait rien d’étonnant. Les serviteurs du Vlagh sont coincés dans le désert ou sur la pente, et ils vont crever par milliers.

— Je serais ravi que notre mystérieuse amie trouve un moyen de nous débarrasser du Vlagh. Si ce monstre disparaissait, nous pourrions tous rentrer à la maison.

— Tu nous manqueras beaucoup, général, dit Omago, mais je suppose que tu as des choses à faire chez toi. L’empire a certainement besoin d’un homme de ta trempe.

— Je n’irais pas jusque-là. Pourtant, il est vrai que j’aimerais connaître un peu mieux notre empereur. J’avoue que je ne pleure pas sur le sort de certains prêtres corrompus qu’il a condamnés à l’esclavage, mais je pense qu’il est temps de revoir cette affaire de traite des humains…

— Comment veux-tu que l’empereur s’y prenne ? demanda Gunda. S’il abolit l’esclavage, les propriétaires d’esclaves et les salopards qui en font le commerce mettront sa tête à prix.

— Voilà une bonne idée ! s’exclama Narasan. Si nous proposons de le protéger, il sera prêt à nous payer très cher, tu ne crois pas ?

— Le Palvanum ne nous laissera pas puiser ainsi dans le trésor impérial, mon ami.

— Il est peut-être temps de réviser aussi les pouvoirs du Palvanum, Gunda. (Narasan regarda soudain autour de lui.) Nous parlons d’affaires impériales, et je doute que ça vous intéresse beaucoup, mes amis. Il vaudrait mieux réfléchir à ce que nous ferons quand il ne neigera plus.

Deux-Mains savait reconnaître un homme ambitieux lorsqu’il en voyait un. Quand il retournerait dans l’empire, Narasan deviendrait très influent, et rien n’interdisait de penser qu’il porterait un jour la couronne.

Tlantar sourit. Si ça arrivait, il n’avait aucun doute sur l’identité de la future impératrice.

 

En milieu de matinée, le lendemain, Keselo sauta souplement de son cheval après l’avoir fait s’arrêter au pied de la muraille de Gunda. De l’autre côté, le blizzard s’était un peu calmé.

Le général Narasan vint accueillir le jeune érudit, qui se fendit d’un salut réglementaire.

— Repos, Keselo… Il y a un problème ?

— Eh bien, c’est une nouvelle difficile à annoncer… Général, dame Aracia n’est plus.

— N’est plus quoi, Keselo ? Tu veux dire qu’elle est morte ?

— Je n’ai pas assisté à sa fin, général, mais le capitaine Bec-Crochu m’a dit de filer vous prévenir. Si j’ai bien compris, Aracia a ordonné à Lillabeth de cesser d’exister.

— Elle a tué cette pauvre petite ?

— Disons qu’elle a essayé, messire. Mais c’est elle qui s’est désintégrée. Selon Eleria, qui a raconté l’histoire à Sorgan, la maîtresse de l’Est a fait « boum ». Bref, elle s’est volatilisée. Le capitaine a interrogé Veltan. À en croire le maître du Sud, Aracia a voulu violer une règle fondamentale et cela lui a coûté l’existence.

— Par tous les dieux ! Qui dirige le domaine, à présent ?

— Lillabeth, général… Mais Sorgan l’a vue une fois ou deux, et elle n’est plus du tout une enfant. Au fait, elle a changé de nom et s’appelle désormais Enalla.

— Et les prêtres se prosternent devant elle ?

— Non, parce qu’elle le leur a strictement interdit. Ensuite, elle est allée voir les fermiers et leur a dit de ne plus livrer les trois quarts de leur production au temple.

— Et que vont manger les gros lards ?

— Leurs chaussures, je suppose…

— Pourquoi Aracia a-t-elle bravé un interdit aussi important ? demanda Gunda.

— Selon Sorgan, c’est la même histoire qu’avec la fameuse tribu tonthakane, dans le domaine de Dahlaine. Aracia était sous l’influence d’Alcevan, une femme-insecte capable de la subjuguer avec son odeur très spéciale. Nous aurions bien eu besoin de Bovin et de sa hache…

— Le Vlagh recommence à jouer au plus fin, dirait-on, grommela Gunda.

— C’est exact, colonel… Oh, il y a autre chose, général ! Sorgan Bec-Crochu me charge de vous prévenir que ses hommes et lui vont s’emparer d’autant d’or que possible. Ensuite, il viendra nous donner un coup de main ici. Et quand la guerre sera gagnée, il entend partager son butin avec nous.

Narasan n’en crut d’abord pas ses oreilles.

Puis il rit à gorge déployée.