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— Si tu n’y vois pas d’inconvénients, Omago, dit Lièvre, Keselo et moi avons l’intention d’explorer les autres parties de ce fief, si on peut l’appeler comme ça. Nous espérons découvrir que les monstres sont désorientés. Mais s’ils ont l’intention de se rassembler pour tuer tous les humains qu’ils verront, il ne serait pas idiot que nous le sachions…

— Une excellente idée, mon ami, approuva Omago. À force de nous concentrer sur le Vlagh, nous avons oublié ses enfants. Maintenant que la conscience collective est neutralisée, ils sont livrés à eux-mêmes… Qui sait ce que ça peut donner ?

— Ils n’ont pas une très longue espérance de vie, d’après ce que j’ai compris.

— Entre quatre et six semaines… De rares spécimens arrivent à sept ou huit, mais au-delà, c’est pratiquement impossible…

— Nous aurons besoin d’une torche, dit Keselo. Certains insectes y voient dans le noir, mais je n’ai jamais été nyctalope, et Lièvre non plus…

Omago plongea une main dans le sac de toile accroché à sa ceinture et en sortit ce qui semblait être une boule de verre.

— Voilà ce qu’il te faut, dit-il à Keselo. Quand tu devras t’éclairer, appuie sur cette boule et elle brillera comme un petit soleil. Pour qu’elle cesse, il suffira de relâcher ta pression.

Le jeune Trogite étudia attentivement le petit objet.

— Je ne vois rien, à l’intérieur, qui puisse produire de la lumière.

— La source n’est pas dans la boule, mais… là ! répondit Omago en se tapotant le crâne.

— Bien sûr… J’aurais dû m’en douter.

— Keselo est comme ça, dit Lièvre. Il veut toujours savoir comment marchent les choses. Omago, ne le laisse jamais approcher de la lune. Il serait capable de l’ouvrir en deux pour découvrir comment elle tient en l’air, la nuit.

— La curiosité n’est pas un défaut si vilain que ça, forgeron, rappela Omago.

— Je taquinais un peu notre génie, c’est tout ! C’est à ça que servent les amis, pas vrai ? Allons-y, Keselo ! Essayons de trouver les petits de maman Vlagh.

— Maman Vlagh ? répéta Omago, perplexe.

— C’est ce que nous appelons un « gag intime », dit Lièvre. Je t’expliquerais bien, mais ça prendrait trop longtemps. On file, Keselo ?

— Je te suis, vieux frère.

 

Le mur du fond de la grotte principale était à près de mille cinq cents pas de l’endroit où les serviteurs dévoyés du Vlagh faisaient un festin de nouveau-nés. Même à cette distance, les cris de la fausse Aracia restaient audibles.

— Le Vlagh a du coffre, dit Lièvre à son ami.

— C’est une grande gueule, comme son modèle humain… Personne ne pourra plus dormir à dix lieues à la ronde ! (Il désigna une section du mur, à une cinquantaine de pas.) C’est bien un trou que je vois ? Il doit conduire à une autre partie du complexe.

— Appuie sur ta boule magique, conseilla Lièvre. J’aimerais mieux savoir que ça marche avant de m’aventurer dans des coins obscurs.

— Omago ne nous aurait pas menti, mon ami.

— Ai-je prétendu ça ? Son joujou magique marche sûrement quand il s’en sert, mais vérifions que ça fonctionne aussi pour nous. J’ai une règle d’or : toujours essayer un outil avant d’en avoir besoin.

— Si ça te fait plaisir…, capitula Keselo.

La boule brilla et le petit Maag hocha la tête. Puis il sonda du regard l’immense grotte où le Vlagh continuait à beugler.

— Ça risque de nous prendre du temps, dit-il. Cette montagne, si c’en est bien une, est truffée de monstres. Il doit y avoir des centaines de grottes où ils se réfugient quand ils ne sont pas occupés à dévorer de braves types comme toi et moi.

— Nous n’en saurons rien avant d’avoir regardé, déclara Keselo. Plus nous en verrons, et davantage nous en apprendrons.

Le trou qu’avait repéré le jeune Trogite n’avait rien d’une porte large et accueillante, mais plusieurs indices laissaient penser que les serviteurs du Vlagh l’utilisaient souvent. Les deux amis se faufilèrent par l’étroite ouverture et débouchèrent dans un conduit vertical qui montait sans doute jusqu’au sommet du pic.

— Nous sommes dans la mouise, dit Lièvre.

— Vraiment ?

— Nous n’avons pas de corde !

Keselo inspecta les lieux.

— Les parois ne sont pas lisses, dit-il. Il me semble qu’il y a largement assez de prises.

— Tu te crois à la pêche ?

— Très drôle, Lapinot !

— Lapinot ?

— J’ai également fréquenté Eleria, ne l’oublie pas ! Voyons si nous pouvons tenter l’escalade. Si c’est trop dangereux, nous rebrousserons chemin pour demander à Omago de nous fabriquer une échelle.

Pendant la lente ascension, Lièvre remarqua qu’il y avait une multitude de trous ronds dans les parois. À l’évidence, des générations d’insectes empruntaient régulièrement ce conduit depuis des centaines d’années.

— On dirait qu’il y a des « entrées » tout au long de ce tunnel vertical, dit le petit Maag.

— Des quartiers séparés, avança Keselo. Je suppose que les différentes espèces d’insectes évitent toute promiscuité dès que c’est possible.

— Un peu au-dessus de nous, souffla soudain Lièvre. Je viens de voir un monstre passer la tête par une de ces ouvertures.

— Tu crois qu’il nous a repérés ?

— Non, parce qu’il regardait vers le haut. Mais pour être franc avec toi, mon ami, je n’ai pas très envie d’entrer dans ce qui pourrait être la tanière d’une horde d’insectes affamés.

— Je suis assez d’accord avec toi, concéda Keselo. (Il leva les yeux et étudia le conduit.) Il y a une ouverture beaucoup plus large, une quinzaine de pieds au-dessus de celle que tu m’as montrée. Ce serait un endroit moins dangereux à explorer, tu ne penses pas ?

— « Moins dangereux » est une expression que j’ai toujours adorée, mon ami…

Les deux hommes escaladèrent prudemment la paroi jusqu’à l’ouverture qu’ils visaient. Lièvre y passa rapidement la tête puis annonça :

— Pas l’ombre d’un insecte… Sommes-nous toujours invisibles, d’après toi ?

— Omago a plutôt parlé d’« indétectables », corrigea Keselo. À mon avis, ça fonctionne encore. Si un des insectes nous avait repérés, il serait déjà en train de donner l’alarme. Enfin, quand je dis « il »… Ce sont des femelles, pour l’essentiel.

— Bon sang, je ne me ferai jamais à l’idée de combattre des femmes !

— J’ai dit « femelles », mon ami… Entre une femelle et une femme, il y a une énorme différence…

L’ouverture était l’entrée d’une grotte. Comme au rez-de-chaussée, cette salle menait à une autre caverne, des dizaines de fois plus grande. Quand Lièvre et Keselo furent entrés dans cette immense tanière, ils s’immobilisèrent. Des milliers de monstres s’y tapissaient. Pour une raison inconnue, les créatures étaient regroupées par espèces, et toutes se tenaient à bonne distance les unes des autres.

Lièvre capta une sourde hostilité entre les « clans » de monstres. À l’intérieur de chacun, la communication allait bon train, passant par des sons incompréhensibles ou par des gestes tout aussi énigmatiques.

— Je suppose que l’insecte ne figurait pas dans ton cursus de langues étrangères, à l’université ? lança Lièvre à son ami.

— Nous ne sommes pas équipés pour parler avec ces monstres, répondit Keselo sans se départir de son sérieux. Le plus souvent, les insectes communiquent en se touchant. Quand ils produisent des sons, comme certains de ceux-là, c’est en se frottant les pattes les unes contre les autres. L’insecte est une langue des plus simples, car ces bestioles ont de très petits cerveaux.

Je m’avance peut-être un peu, mais l’unique verbe en usage doit être « tuer »…

— Très encourageant…, soupira le petit pirate. Es-tu prêt à tenter une expérience, jeune prodige ?

— Eh bien… Pour être franc, ça dépend de ce que tu as en tête…

— Omago peut faire des choses très spéciales, pas vrai ?

— J’utiliserais un adjectif un rien plus fort. « Extraordinaires », par exemple.

— Que dirais-tu d’appuyer sur la remarquable boule de verre qu’il t’a confiée ?

— Tu veux annoncer notre présence à des centaines de milliers de créatures hostiles ? C’est la première fois que je doute de ton intelligence, mon ami.

— Ils ne verront pas la lumière, Keselo… Omago ne nous aurait pas donné un artefact qui nous rende détectables. Grâce à cette boule, nous pourrons étudier nos ennemis sans qu’ils s’en doutent.

— Tu penses que cette lumière est pour nos seuls yeux ?

— Ce serait typique d’Omago, non ?

Keselo fronça pensivement les sourcils.

— Tu me fais un sale coup, Lièvre ! Ce que tu dis est possible, je dois l’admettre, et ça excite trop ma curiosité pour que je n’essaie pas. Mais si ça échoue…

— Tu t’inquiètes trop, Keselo, c’est très mauvais pour la santé. Je suis sûr que ça marchera, et si j’ai raison, nous aurons un formidable avantage.

— Et dans le cas où tu te ficherais le doigt dans l’œil ?

— Nous savons par où filer, non ? Il suffira de se dépêcher. Pense à ce que nous apportera : nous y verrons, et nos adversaires seront toujours aveugles.

Keselo sortit la boule de verre de sous sa chemise.

— Si on doit filer en catastrophe, ne me traîne pas dans les pattes, ami Lièvre.

— Ne t’en fais pas à ce sujet, Keselo ! Je cours deux fois plus vite que toi, de toute façon…

— Je me sens obligé de savoir si ton idée est moins stupide qu’il y paraît, grogna le Trogite. Ça ne devrait pas être possible, mais je deviendrai dingue si je ne connais pas la réponse.

Il leva la main et appuya plusieurs fois sur la boule, qui produisit une lumière de plus en plus vive.

— Tu peux arrêter, porte-torche Keselo, dit Lièvre. On y voit comme en plein jour, et les insectes n’ont absolument rien remarqué.

— Les pauvres petites choses…, railla le jeune érudit.

Il appuya sur sa boule et la lâcha à un rythme très rapide, afin qu’elle émette une lueur clignotante du plus bel effet.

— Frimeur ! lança Lièvre.

Puis il éclata de rire.

 

En s’enfonçant dans la grotte, les deux amis passèrent devant des monstres de toutes les variétés. Ils virent une multitude d’hybrides de serpents, ces créatures qui leur avaient causé pas mal de problèmes à Lattash, lors de la première guerre.

Lièvre fut surpris de constater que plusieurs « feux follets » tenaient compagnie aux créatures reptiloïdes.

— On dirait que les monstres brillants sont appréciés de tous leurs collègues, souffla le petit pirate.

— Bien observé, dit Keselo. La lumière est une chose précieuse. Je ne serais pas surpris que la communauté se charge de nourrir les « lucioles » en échange du service qu’elle lui rend.

— Une façon de payer la lumière, tu crois ?

— Ce serait logique, mon ami… Tout service public a un prix. (Keselo se tut et désigna le plafond.) Regarde, voilà des hybrides de chauves-souris…

— On se croirait revenu au bon vieux temps, pas vrai ? Ne les énervons pas, surtout ! Je n’ai pas de filet de pêche avec moi, ce coup-ci.

En avançant, Keselo et son compagnon reconnurent une foule de monstres qu’ils avaient déjà combattus, et quelques variétés jusque-là inédites.

— Ceux-là ont quelque chose de simiesque…, dit Keselo en désignant un groupe de créatures.

— Jusque-là, ils étaient inconnus au bataillon, si je ne me trompe pas…

— Je n’en avais jamais vu non plus… Des inventions mises au rebut, je suppose… Le Vlagh fait sans cesse des expériences, et toutes ne peuvent pas être concluantes.

— Des monstres jetés à la casse ? avança Lièvre.

— C’est une bonne façon d’exprimer les choses…

Un rugissement monta soudain du fond de la grotte.

— Si c’est ce que je pense, dit Keselo, réjouissons-nous que cette expérience-là ait également raté. On dirait bien le cri d’un lion.

— Un lion ?

— Un félin géant, ami Lièvre. Les plus gros pèsent environ deux cent cinquante kilos et ils sont armés de crocs et de griffes. Mais il s’agit d’un animal tropical qui aurait du mal à vivre au pays de Dhrall, sauf peut-être dans le domaine de Veltan.

Un autre son sinistre fit écho au rugissement du probable lion.

— J’ai l’impression que les choses tournent au vinaigre dans le grand dortoir du Vlagh, murmura Lièvre.

— Ça n’aurait rien d’étonnant, admit Keselo. Tant que la conscience collective menait la danse, les monstres étaient bien obligés de se supporter. Depuis la judicieuse intervention d’Omago, leurs instincts meurtriers reprennent le dessus.

— Et leur désir légitime de se nourrir, ajouta Lièvre. Cette partie du monde se nomme les Terres Ravagées, ne l’oublie pas, et ce n’est pas synonyme de « garde-manger débordant »… Ici, on ne trouve rien à se mettre sous la dent – à part ses voisins, bien entendu.

— Encore une fois, très bien raisonné ! dit Keselo. Continuons à explorer pour prendre la mesure de la situation. Si tu ne te trompes pas, le nid sera vide beaucoup plus vite que nous le pensions.

— Quel dommage ! railla Lièvre. Juste au moment où je commençais à trouver les monstres sympathiques…

 

— C’est la première fois que je vois des félins à six pattes, souffla Lièvre alors que les deux hommes passaient devant un groupe de créatures particulièrement nerveuses.

— Une boulette du Vlagh, répondit Keselo. Il n’a jamais compris que beaucoup d’animaux n’avaient pas besoin d’autant de membres. Si tu préfères, il a trop souvent cédé à l’anthropomorphisme…

— Tu peux m’expliquer ce mot ? (Keselo ouvrit la bouche, mais le petit Maag leva une main.) Non, on verra ça plus tard, nous n’avons pas trois heures devant nous. En tout cas, le Vlagh a dû être plus attentif quand il a créé Alcevan. Elle ressemble vraiment à une femme, avec tous les attributs habituels. Un peu petite, peut-être, mais je suis mal placé pour le lui reprocher…

— Alcevan est le chef-d’œuvre du Vlagh, dit Keselo. En un sens, elle est supérieure à son créateur. Avec son odeur hypnotique, elle a bien failli gagner la guerre dans le domaine de la défunte Aracia.

— Et elle nous a rendu un fieffé service en éventrant ce gros porc de Bersla. Torl a assisté à la scène. Le connaissant, je sais qu’il en a vu des vertes et des pas mûres dans sa vie. Mais il a failli vomir quand Alcevan a vidé le prêtre de ses entrailles comme une vulgaire volaille.

— Ça aurait pu arriver à quelqu’un de plus sympathique, donc ne nous plaignons pas trop. Lièvre, je crois qu’il serait judicieux de battre en retraite. Des monstres approchent des lions ratés, et j’ai l’impression que ce n’est pas pour leur parler de la pluie et du beau temps…

— Tu as raison, filons d’ici ! Je crois reconnaître des araignées géantes, des scarabées blindés et des guêpes tueuses au dard long comme mon bras. Bon sang, tous les insectes ont-ils des yeux énormes ?

— Ils doivent voir tout ce qui se passe autour d’eux, mon ami… (Keselo sursauta.) Qu’est-ce que c’est encore, par tous les dieux ?

Lièvre étudia les créatures que désignait son ami.

— Des contrefaçons d’Arc-Long ! s’écria-t-il.

— J’en ai bien peur…, souffla Keselo. Mais avec six membres au lieu de quatre, ces insectes-archers peuvent se servir de deux armes.

— Je veux les voir à l’œuvre ! dit Lièvre. S’ils tirent deux flèches en même temps, ce sont les monstres les plus dangereux que nous ayons jamais croisés.

Sous les yeux des deux compagnons, les archers multipattes commencèrent à faire un massacre parmi les lions et les scarabées.

— Ils sont rudement bons, reconnut Lièvre à contrecœur. Arc-Long ne rate jamais sa cible, mais il n’utilise qu’un arc.

— Attention ! cria Keselo quand un bruit sinistre retentit au-dessus de leurs têtes.

Alors qu’ils battaient en retraite, les deux hommes virent que d’énormes insectes se mêlaient désormais à la bataille.

— Ils sont immenses, s’exclama Keselo, et ils détachent de la voûte de gros blocs de roche ! Regarde, ils les jettent sur leurs ennemis ! Lièvre, tout va bientôt nous tomber sur la tête !

Un vol de chauves-souris fondit à son tour sur les lions et les archers.

— La guerre est déclarée ! cria Lièvre. Sortons d’ici et allons prévenir Omago que la zizanie règne parmi la vermine. D’ici deux jours, il ne restera plus un monstre vivant dans le nid du Vlagh.

— Cette idée me brise le cœur…, souffla Keselo.

Lièvre décida que cette fine plaisanterie le ferait rire un peu plus tard, s’il sortait vivant de cette antichambre de l’enfer…