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Ara sifflotait gaiement en mitonnant le petit déjeuner pour les Trogites massés sur les créneaux de la muraille de Gunda. Le temps étant glacial, ses préparations bien chaudes redonneraient du cœur au ventre aux soldats. Les cuisiniers impériaux utilisaient des fours en fer qui ne convenaient pas du tout à la femme d’Omago. Ces fours ne produisaient pas une température constante – un élément essentiel pour bien cuisiner.

Le jour de son arrivée, Ara avait essayé un de ces instruments de malheur. La pire expérience de sa longue carrière de cordon-bleu. Conscient qu’elle était très mécontente, Omago lui avait fabriqué quelques bons vieux fours en terre cuite, comme dans leur cuisine, dans le domaine de Veltan.

Chez elle, Ara avait plusieurs fours adaptés à divers modes de cuisson. Tout dépendait, pour obtenir ce qu’on voulait, de la distance entre les flammes et les aliments à cuire. L’intensité du feu, bien qu’ayant une certaine importance, n’était pas l’essentiel.

Les cuisiniers trogites fournissaient une énorme quantité de nourriture, certes, mais une bonne moitié de leurs plats étaient calcinés, et les autres pas assez cuits. Connus pour leur courage et leur stoïcisme, les soldats ne se plaignaient jamais. Cela dit, ils devaient souvent souffrir de maux d’estomac.

Dès qu’elle oubliait ses préoccupations culinaires, Ara se rongeait les sangs au sujet de la récente découverte de Balacenia. Aracia était sous l’influence d’une créature du Vlagh, et ça pouvait entraîner de sacrées complications. Par bonheur, Lillabeth ne risquait plus rien, et ça restait le plus important.

Ara eut un petit sourire. Aracia et ses gros lards seraient fichtrement surpris quand ils se trouveraient face à ce qu’ils prendraient pour une petite Rêveuse. En réalité, ils affronteraient Enalla, une déesse récemment éveillée et en pleine possession de ses moyens. Balacenia étant là pour soutenir sa sœur, Alcevan et Aracia n’auraient pas une chance d’accomplir leur abominable forfait.

Même si ça désespérait Dahlaine, il fallait voir la vérité en face. L’actuelle maîtresse de l’Est avait sombré dans la folie, et elle cesserait bientôt d’exister.

— Bonjour, ma chérie ! lança Omago en entrant dans la cuisine de campagne.

— Tu es debout ? L’aube pointe, et c’est maintenant que tu sors du lit ? tu ne te sens pas bien ?

— Je suis patraque, c’est vrai… À cause d’un rêve très bizarre.

— Un rêve ?

— Toi et moi, nous dérivions dans un endroit où il n’y avait pas beaucoup de lumière…

— Que veux-tu dire par « dérivions » ?

— Nous planions dans l’air… Sauf qu’il n’y avait pas d’air, justement… Ara posa la louche qu’elle brandissait comme un sceptre.

— Tout le monde fait ce genre de songe de temps en temps. Je suppose que nous sommes jaloux des oiseaux. Ils peuvent voler et pas nous…

— Je ne me soucie pas des oiseaux, Ara, et c’est la première fois que je fais un rêve pareil. Autour de nous, tout semblait se précipiter vers une lueur si violente que la regarder me faisait mal aux yeux.

— Ce devait être le soleil, mon cœur…

Omago secoua la tête.

— Non, c’était beaucoup plus brillant que l’astre du jour. Comme je te l’ai dit, tout paraissait se ruer de plus en plus vite vers cette lumière. Au bout d’un moment, cependant, la lueur a commencé à rapetisser pour devenir à peine plus grosse que l’ongle de mon pouce. Mais elle restait aveuglante, ce qui est vraiment étrange.

« Soudain, tout est devenu plus noir qu’une nuit sans lune. Pour une raison qui me dépasse, nous avons tous les deux crié : "Maintenant !" La lueur est revenue. Cette fois, elle grossissait – trop vite pour que mes yeux puissent vraiment suivre son expansion. Cette lumière semblait exploser et chasser les ténèbres à mesure qu’elle grandissait.

Un frisson glacé courut le long de l’échine d’Ara. Ce que lui racontait Omago n’aurait pas dû être possible…

— Et combien de temps ça a duré ? demanda la cuisinière d’élite d’un ton faussement détaché.

— Je ne pourrais pas le dire, mon épouse. La lueur grossissait encore au moment où je me suis réveillé en sursaut. Quelque chose d’étrange se produisait… Il fait très froid la nuit, et pourtant je ruisselais de sueur, comme si j’avais travaillé dans un de mes champs au beau milieu de l’été.

Ara eut un sourire forcé.

— C’était un rêve utilitaire, mon époux ! tu te gelais, et ton songe t’a réchauffé.

— C’est exact, mais quand même… Juste avant que je me réveille, la lumière a projeté un peu partout des étincelles qui tournaient sur elles-mêmes en scintillant. Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a fait penser aux étoiles…

— Tu devrais en parler à Dahlaine, très cher Omago. Il paierait une fortune pour faire un rêve comme celui-là, tu peux me croire !

— Le petit déjeuner n’est pas encore prêt, je suppose ? (Omago secoua la tête pour s’éclaircir les idées.) J’ai bien envie d’aller marcher un peu, pour chasser de ma tête les derniers lambeaux de ce songe.

— Tu as une bonne demi-heure devant toi, mon époux. Va te promener et débarrasse-toi de ce rêve un peu fou. Mais n’oublie pas de mettre ton manteau de fourrure !

Omago hocha la tête et s’en alla.

 

— Comment a-t-il fait ça ? s’exclama Ara. Nous étions convenus qu’il ne se souviendrait de rien pendant des lustres… Il est censé être un homme ordinaire. Quel individu banal garde en mémoire des choses qui se sont produites il y a des millions d’années ?

La décision d’Omago – être un humain comme les autres et oublier sa véritable identité – n’était pas dépourvue d’intérêt pratique. D’apparition récente, l’humanité, contrairement à d’autres créatures, était capable de réfléchir à un niveau relativement complexe. Pour mieux comprendre les hommes, Omago avait eu une idée géniale : en devenir un. En menant la vie d’un fermier du pays de Dhrall, il apprendrait de l’intérieur ce qui faisait la spécificité des bipèdes pensants.

Bien entendu, il aurait pu choisir un autre endroit pour conduire son expérience. Mais cette région du monde avait une importance vitale, en ce moment…

Le rêve d’Omago ramena à la mémoire d’Ara des souvenirs de l’époque où elle était une pure conscience sans enveloppe charnelle. Sous cette « forme », si on osait l’appeler ainsi, elle avait sillonné l’univers en quête de quelque chose – n’importe quoi – qui pût mettre fin à son insupportable solitude.

Un jour, elle avait rencontré l’entité qu’était en ce temps-là Omago. Depuis, elle ne s’était plus jamais sentie seule.

Pendant une petite éternité, ils avaient voyagé ensemble en quête d’autres êtres semblables à eux. À leur connaissance, il n’en existait pas.

Au fil de cette errance, ils étaient devenus de plus en plus proches l’un de l’autre. Puis, sans crier gare, la fameuse lueur éblouissante était apparue devant eux.

— De quoi s’agit-il ? avait demandé Ara à Omago.

— Je ne sais pas, mon cœur, et je n’ai jamais rien vu de pareil.

— Fais disparaître cette lumière !

— Comment ? Elle occupe plus d’espace que tout ce que j’ai croisé dans ma vie, et d’autres lueurs viennent se joindre à elle. Selon moi, quelque chose de très important est en train d’arriver…

— Pourquoi maintenant et pas plus tôt ?

— Je ne suis pas sûr qu’il y ait une différence entre « à présent » et « hier », Ara…

— Jusqu’à maintenant, il en était ainsi. Mais cette lumière a tout changé. Le présent existe pour de bon, désormais.

— Je crois que tu as raison… Quelque chose qui n’existait pas avant vient de naître.

— Je rêve ou la lueur devient plus petite… et pourtant plus brillante ?

— Filons d’ici ! cria Omago. Si nous restons où nous sommes, nous serons détruits !

— Détruits ? Que veut dire ce mot ?

— Il signifie que nous cesserons d’être vivants. Viens avec moi, vite !

En un éclair, Ara cessa d’être une entité sans substance. Elle se retrouva dans un corps, et vit qu’Omago en avait un aussi.

Il lui prit la main et tous deux s’éloignèrent de la minuscule lueur si brillante.

Ensuite, pour une raison qu’ils ne comprirent jamais, ils s’écrièrent ensemble :

— Maintenant !

Au moment où le temps naissait, la lueur explosa et dissipa les ténèbres qui s’étendaient partout autour d’elle.

Omago prit Ara dans ses bras et l’emporta loin du vortex lumineux, Après quelques instants, la future cuisinière s’avisa qu’ils se déplaçaient plus vite que la lumière.

Un beau jour, le vortex ralentit et se divisa en une multitude de globes qu’Omago baptisa des « soleils ».

Ara préféra parler des « enfants de la lumière ». Elle trouvait cette dénomination plus jolie, mais décida de ne pas en faire toute une histoire.

Au fil des millénaires, les soleils donnèrent naissance à d’énormes sphères qu’Omago décida d’appeler des « planètes ». Comme il était prévisible, ces mondes finirent eux aussi par avoir une progéniture. Les végétaux naquirent les premiers, puis des êtres vivants se développèrent dans les océans des diverses planètes.

La vie – puisqu’il fallait l’appeler ainsi – se répandit sur un nombre incalculable de mondes.

 

Alors que l’expansion de l’univers continuait, Ara et Omago fixèrent leur attention sur le subcontinent d’un monde bien spécifique.

Ara décida d’appeler « Dhrall » le pays qui les intéressait tant. S’il ne voulait rien dire, ce nom sonnait bien, et c’était tout ce qui comptait.

— Ce serait un endroit idéal pour se livrer à quelques expériences, cher cœur, dit-elle à Omago. Le corps dont tu nous as dotés me semble très pratique. Des créatures à notre image seraient sans doute capables d’exploits hors de la portée des animaux que nous connaissons. (Elle leva un bras.) Les mains, à elles seules, conféreraient à nos enfants un avantage sur les êtres qui ont seulement des pattes. Comment as-tu eu l’idée de nous munir de mains, quand nos consciences sont allées habiter des enveloppes de chair ?

Omago sourit.

— Souviens-toi, ma chérie… Nous étions à un endroit dangereux et nous devions en partir au plus vite. J’avais besoin d’un « outil » qui me permette de te mettre en sécurité. Si ça t’amuse, nous pourrions parler d’« attrape-Ara » plutôt que de mains.

— Si tu fais ça, je ne t’adresserai plus la parole pendant un million d’années !

— Je te taquinais, mon ange… (Omago baissa les yeux, sur le pays de Dhrall.) À première vue, il faudra un long moment avant que nous puissions faire des expériences. Ce continent en est encore à un niveau de développement très primitif. À mon avis, aucune créature vivante n’y apparaîtra avant l’extinction des volcans.

— Je pense comme toi, mon cœur, dit Ara. Du coup, le moment me paraît idéal pour se livrer à une petite exploration. Quand elle aura… refroidi… cette région sera sûrement très agréable. En attendant, essayons de savoir à quoi ressemble le reste de ce monde.

— Ça risque de nous prendre beaucoup de temps, mon adorée, déclara Omago, un rien dubitatif.

— Pas si je vole !

— Tu veux faire souffler des vents sur cette planète ?

— Pourquoi me compliquerais-je autant la vie ? Il me suffira de quitter mon corps et d’envoyer ma conscience en mission.

— Cette idée ne m’a jamais traversé l’esprit, avoua Omago. tu es sûre de pouvoir te séparer de ton corps ?

— Nous connaîtrons la réponse dans quelques instants ! Je ne serai pas longue, mon cœur… Au point où nous en sommes, je ne vais pas m’amuser à compter les feuilles et les cailloux. Il nous suffira amplement de savoir à quoi ressemblent les autres étendues de terre de cette planète. Fais un petit somme d’un jour ou deux, et je serai revenue à ton réveil.

 

Ara éprouva une formidable sensation de joie quand sa conscience se sépara de son corps.

Cette enveloppe charnelle était des plus esthétiques, mais elle limitait son esprit d’une intolérable manière. De nouveau libre, elle s’éleva dans le ciel et se lança à la découverte de la planète.

L’océan qui s’étendait à l’ouest du pays de Dhrall était immense. Hélas, Ara n’y repéra pas le moindre signe de vie.

— Eh bien, soupira-t-elle, on dirait que nous devrons partir de zéro…

Cela gâcha un peu son plaisir. Apparemment, ce monde était totalement dépourvu de vie.

Quand elle atteignit un continent, du côté ouest de l’océan, Ara n’y vit pas l’ombre d’un végétal. Il y avait bien des montagnes, mais presque toutes crachaient du feu et de la lave.

— Arrêtez ça ! leur cria Ara, exaspérée.

À sa grande surprise, les volcans lui obéirent.

— Voilà de bons garçons…, dit-elle avant de filer vers le sud.

Si elle pouvait arrêter les éruptions d’une simple phrase, le plan qu’Omago et elle avaient imaginé serait moins difficile à mettre en œuvre que prévu.

Au sud, le paysage était moins déchiqueté qu’à l’ouest, et aucune colonne de fumée ne montait vers le ciel. À l’évidence, il n’y avait pas de volcans dans ce coin-là. Ou ils étaient déjà éteints…

— J’aime mieux ça, souffla Ara.

Continuant son exploration pendant plusieurs jours, elle découvrit d’autres régions où les montagnes ne crachaient plus de feu.

Satisfaite de son petit voyage, Ara décida d’aller retrouver Omago, qui devait commencer à s’inquiéter.