1

Lièvre aurait parié que le gros Bersla et la minuscule Alcevan n’étaient nulle part en vue sur le flanc sud du temple, où la plupart des prêtres d’Aracia s’échinaient sur les fortifications en maudissant le sort et en gémissant au sujet de leur régime à base de haricots. Trompe-Gogos et Œil-de-Travers, des capitaines de drakkar, avaient été bombardés « architectes » parce qu’ils tapaient sur les nerfs de Sorgan, pas à cause de leurs talents en matière de bâtiment. Selon toutes probabilités, ils prenaient leur « mission » à la légère et étaient incapables de dire combien de religieux devaient travailler sur le chantier. Du coup, Bersla et Alcevan devaient pouvoir tirer au flanc sans courir le moindre risque.

— Mais le Takal doit avoir du mal à trouver de quoi bâfrer, à part des toiles d’araignée, marmonna le petit pirate. Je devrais aller voir si je peux dénicher ces deux fâcheux… Juste au cas où il n’aurait pas renoncé à tenter de faire assassiner la Rêveuse d’Aracia.

Connaissant l’appétit du prêtre, Lièvre décida de commencer son exploration du temple par les cuisines.

Il avança dans les couloirs obscurs et poussiéreux, se fiant plus à ses oreilles qu’à ses yeux pour repérer ses proies. De fait, il finit par entendre la voix terriblement désagréable de la haute prêtresse Alcevan.

— Du calme, Bersla, disait-elle, j’ai une grande réserve de novices influençables. Dans le chaos ambiant, personne ne surveille les nombreux couloirs qui conduisent au cœur du temple. Tôt ou tard, un de mes agents parviendra à atteindre la sale gamine et à lui tordre le cou. Ensuite, Aracia devrait nous manger dans la main…

— Je n’en suis pas aussi sûr que toi, Alcevan, répondit Bersla. Je connais Aracia, et elle a hélas recouvré tous ses esprits. L’ancienne maîtresse de l’Est ne m’aurait jamais traité aussi durement. La « nouvelle » est sous le charme de ce maudit pirate. Avant l’arrivée du Maag, Aracia se fiait aveuglément à moi. Mais c’est terminé, à présent.

— C’est à cause de sa remplaçante, la détestable Enalla, espèce d’idiot ! Dès qu’elle sera morte, Aracia reviendra vers nous. C’est pour ça que nous devons éliminer Lillabeth, la version enfantine d’Enalla. Si la fillette meurt, la jeune déesse disparaîtra avec elle.

— Tu dois avoir raison, capitula Bersla.

Lièvre trouva surprenante la réaction du gros prêtre. Bersla était le religieux du plus haut rang dans l’Église d’Aracia, et voilà qu’il obéissait au doigt et à l’œil à Alcevan, qui venait juste de débarquer. Pourquoi la quasi-naine dominait-elle ainsi l’obèse ?

— Bon, il serait judicieux d’aller prévenir Veltan que Lillabeth est toujours en danger…, souffla Lièvre.

 

— Alcevan n’a pas renoncé à faire assassiner la Rêveuse, dit le petit pirate au maître du Sud. Elle continuera à envoyer des novices animés de très mauvaises intentions.

Lièvre était allé rejoindre Veltan sur l’Ascension, et ils tenaient leur petite réunion dans la cabine de poupe.

— Alcevan est certaine que Lillabeth est la version plus jeune d’Enalla. Elle pense qu’éliminer l’une la débarrassera de l’autre.

— Elle ne comprend pas vraiment la situation, dit Veltan.

Assis dans un fauteuil, il regardait le ciel à travers le grand hublot de la cabine.

— Cela dit, continua-t-il, je ne suis pas bien sûr de la comprendre moi-même. Quand Eleria a parlé de Balacenia en l’appelant mon « moi-de-demain », ça m’a rudement surpris. Les Rêveurs et les dieux qui nous remplaceront ont un lien que Dahlaine n’avait pas prévu quand il a imaginé son plan. Et les rapports que les enfants ont entre eux nous dépassent tous !

— Tu parles de la façon dont ils partagent leurs rêves ?

— Exactement ! Nous ne nous attendions pas à ça. Dans ma fratrie, nous essayons autant que possible de ne pas nous fréquenter. Les quatre Rêveurs, au contraire, sont très proches les uns des autres…

— Veltan, tu devrais confier Lillabeth aux bons soins de Sorgan, dans le chantier ouest. Si Bec-Crochu ordonne qu’aucun prêtre n’est autorisé à approcher des fortifications, le plan d’Alcevan partira en quenouille.

— Tu as sans doute raison, mais je crois qu’il est préférable de la laisser où elle est. Je peux la protéger, et j’ai l’intuition que m’éloigner d’Aracia serait une mauvaise idée. Elle a repris ses esprits, c’est vrai, mais une rechute est toujours possible. Alcevan est dix fois plus intelligente que Bersla. Si elle parvient à revenir près d’Aracia, elle réussira sûrement à lui détraquer de nouveau le ciboulot.

— C’est un risque, en effet, concéda Lièvre. À notre arrivée, j’aurais juré que Bersla était le chef du clergé d’Aracia, mais en l’entendant parler avec Alcevan, j’ai compris qu’elle tire toutes les ficelles. Cette prêtresse est vraiment bizarre, et nous devrions nous intéresser à elle pour découvrir ce qu’elle cache. Bersla tient de grands discours, mais Alcevan passe son temps à chuchoter à l’oreille de ta sœur. (Lièvre se tut un instant, frappé par une idée.) tu pourrais entendre ce qu’elle dit, pas vrai ?

— Probablement, oui…

— Alcevan et ta sœur s’apercevraient-elles que tu les espionnes ?

— Aracia risquerait de sentir ma présence, mais je devrais pouvoir trouver un moyen de l’en empêcher.

Lièvre lâcha un gros soupir.

— Mauvaise pioche ! s’exclama-t-il. Si tu joues les espions, qui veillera sur Lillabeth ?

Veltan eut soudain l’air penaud.

— Je n’avais pas pensé à ça, avoua-t-il. Et si j’en parlais à Zelana ? Elle se chargerait de défendre la Rêveuse – ou d’« écouter aux portes » pour nous.

— C’est la meilleure solution, je crois, approuva Lièvre. (Il se souvint d’un événement qui remontait à l’été précédent.) J’ai une idée qui découragera les novices de s’aventurer dans les couloirs du temple.

— Vraiment ?

— Pour ça, il me faut des toiles d’araignée bien plus impressionnantes que celles qui s’accumulent dans les corridors… tu te souviens de ce qui est arrivé à Jalkan et au religieux de l’Église d’Amar ?

— Je ne vois pas comment j’aurais pu oublier une horreur pareille.

— Imaginons que je raconte cette histoire aux novices, puis que j’assure que des araignées grosses comme des chevaux grouillent dans les couloirs. Si j’insiste bien sur les malheurs de Jalkan et de l’Adnari, Alcevan aura du mal à recruter des tueurs. (Lièvre fit un clin d’œil à Veltan.) tu es capable de faire tout ce que tu veux, n’est-ce pas ?

— Tu penses à quoi, exactement ?

— Des ossements… Mais pas bêtement épars, surtout ! Des squelettes entiers seraient parfaits. Comme ça, toute personne qui en verrait un saurait qu’il s’agit d’un être humain, pas des restes d’un renard ou d’une vache. Des lambeaux de vêtements seraient très bien aussi. Et encore mieux s’ils rappellent les robes que les prêtres d’Aracia portent…

— Et si j’ajoutais une araignée géante ou deux ? Ou pourquoi pas une bonne dizaine qui se promèneraient dans les couloirs ?

— Pour toi, c’est un jeu d’enfant, je parie. Avec une petite bande d’araignées de dix pieds de haut et quelques faux squelettes de prêtres – sans oublier les toiles aux fils épais comme des cordes de marine –, plus personne de sensé n’osera s’aventurer dans les corridors.

— J’aime ce plan ! déclara Veltan. Lièvre, retourne à terre et commence à raconter tes histoires d’horreur. Je m’assurerai que des illusions encore plus atroces découragent les derniers téméraires.

— Maître du Sud, je crois que nous venons de saborder le navire d’Alcevan, conclut Lièvre avec un grand sourire.

 

— Je suis sûr qu’Alcevan ne sera jamais en position de donner ce qu’elle promet à ces crétins de novices, dit Lièvre aux capitaines Trompe-Gogos et Œil-de-Travers, mais dans ce temple, le mot « promotion » est encore plus sacré qu’Aracia. Bien, je vais devoir aller vérifier certaines choses… Aurez-vous l’obligeance de tirer des têtes d’enterrement et de parler un peu partout des pirates qui ont voulu explorer les couloirs et qui ne sont jamais revenus ?

— Tu es un sale petit bonhomme, Lièvre, dit Œil-de-Travers. Si un des faux squelettes pouvait porter des vêtements et des armes maags, les prêtres décérébrés d’Aracia seraient encore plus faciles à convaincre.

— On devrait placer des signaux d’avertissement à l’entrée des couloirs, proposa Trompe-Gogos. Des panneaux à fond rouge avec une grosse araignée noire dessinée dessus. Plus nous en rajouterons, et moins les prêtres auront envie de remonter les couloirs pour gagner le cœur du temple. Quoi qu’Alcevan leur promette, ils tiendront trop à leur peau pour courir le risque. Ça me rappelle un vieux dicton de chez nous : « Pour dépenser son or, il faut être vivant. » C’est adapté à la situation, non ?

— Trompe-Gogos et moi allons convoquer les religieux à une « réunion d’urgence », dit Œil-de-Travers. tu viendras leur vendre tes salades, et ils en perdront toutes leurs couleurs. Au fond, mystifier les gens est encore plus drôle que de faire la guerre.

— Une très profonde pensée, capitaine ! Les mascarades sont plus amusantes que les massacres, et on risque moins de prendre un mauvais coup.