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La reine Trenicia détestait l’hiver. Même si les Matans lui avaient généreusement offert un manteau en peau de bison doublé de fourrure, elle n’arrêtait pas de frissonner et de se plaindre.

Et son langage est des plus colorés, pensa Narasan, amusé, tandis que ses soldats s’engageaient dans le col de Long.

Depuis que Trenicia et le général avaient abandonné dame Aracia, la laissant hurler à la « trahison », la reine avait de fait intégré l’armée trogite. Face à l’arrogance de la maîtresse de l’Est, la laisser dans la panade avait paru une très bonne solution.

— Je me demande comment s’en tire Sorgan, marmonna Narasan.

— Peux-tu répéter ta question ? demanda Trenicia. Je n’ai pas bien entendu…

— Je pensais tout haut, Majesté…

— N’avons-nous pas décidé d’en finir avec les « Majesté » et autres âneries de ce genre ?

— Désolé… Une sale manie… Dans l’empire, les titres ont une grande importance, et nous en avons plein la bouche. Ils ne signifient rien, c’est vrai, mais nous les utilisons à tout bout de champ. Sinon, histoire de te répondre, je m’inquiète pour Sorgan. Son plan est risqué… N’ayant pas beaucoup d’amis, je n’aimerais pas en perdre un.

— Je suis ton amie, Narasan, et ça devrait te suffire. Un de ces jours, nous devrons approfondir le sujet. À la longue, l’amitié entre un homme et une femme peut se… métamorphoser… et je crois que nous avons presque atteint ce stade.

Le Trogite sentit qu’il s’empourprait pour une raison qui lui échappait totalement.

— Tu deviens tout rouge à cause du froid, demanda Trenicia, ou y a-t-il autre chose ? Si tu as un problème, n’hésite pas à m’en parler.

— C’est le climat, chère amie Trenicia, rien de plus…

— Voilà qui s’appelle casser la baraque à quelqu’un ! s’écria la reine.

Narasan changea prudemment de sujet.

— Je doute que Sorgan soit assez subtil pour mettre en application un plan aussi raffiné. Il va parler d’une invasion, mais j’ignore si Aracia et ses prêtres mordront à l’hameçon.

— Veltan aidera le capitaine, ne l’oublie pas… (Trenicia marqua une courte pause.) Pourquoi es-tu tellement attaché à ce pirate ? Je croyais que les Trogites et les Maags ne pouvaient pas se souffrir…

— Après avoir livré trois guerres ensemble, nous avons appris à nous fier l’un à l’autre… Si Sorgan fait dans la simplicité, tout devrait marcher, mais il a une tendance certaine à en rajouter. Tout ce que nous lui demandons, c’est d’empêcher Aracia de venir fourrer son nez dans le col de Long.

— Ce devrait être facile… Bec-Crochu n’a pas affaire à des gens intelligents. Je suis sûre que tout se déroule selon nos prévisions…

 

Midi approchait quand les premiers soldats de Narasan atteignirent l’endroit où se dressait une muraille trogite tout à fait réglementaire.

— C’est tout ce que tes hommes sont capables de faire ? demanda Trenicia, visiblement déçue.

— C’est l’arrière de la fortification, chère amie, répondit le général. Quand il s’agit de retenir l’ennemi, c’est la façade qui compte. L’arrière est conçu pour que les hommes puissent facilement grimper sur les créneaux.

— Et si l’ennemi contourne la position ?

— Puis-je te faire remarquer que c’est impossible ? Le mur barre entièrement le passage. Crois-moi, chère Trenicia, les Trogites construisent des fortifications depuis des siècles, et ils ont envisagé toutes les possibilités qui s’offrent à l’adversaire. Une seule peut être ennuyeuse. Si l’ennemi creuse des tunnels qui débouchent au-delà de la muraille, il lui devient possible de prendre à revers les défenseurs.

— Je savais bien qu’il y avait une faiblesse ! s’écria Trenicia.

— Regarde autour de toi… Nous sommes dans un col, sur un terrain rocheux. Bien sûr, il est envisageable de creuser des tunnels dans la pierre, mais il faudrait dix ou vingt ans pour parvenir à passer sous notre muraille – en forant nuit et jour !

La reine foudroya le général du regard… puis elle éclata de rire.

— Je me suis ridiculisée, pas vrai ? Mais pour être franche, je déteste les fortifications. La seule idée de rester au même endroit pendant des mois – voire des années – me donne envie de hurler.

— Tu as avancé vite, Narasan, dit Andar quand la reine et le général l’eurent rejoint au pied de la muraille.

— Moins vite que Gunda et toi ! Comment avez-vous fait pour couvrir la distance en quatre jours et demi ?

— Arc-Long nous a… hum… poussés aux fesses. Pour commencer, il a aboli le sacro-saint quart d’heure de repos.

— Comment a-t-il convaincu les hommes ? Cette règle est gravée dans le marbre depuis des siècles.

— Il s’est servi des cuisiniers, Narasan.

— Plaît-il ?

— Il les a placés en tête de la colonne. Je suppose qu’il a su les menacer efficacement, parce qu’ils ont sué sang et eau pour marcher à son pas. Du coup, les hommes qui s’entêtaient à se reposer rataient les repas. Au bout d’une journée, ils ont compris le message. « Lézarder ou manger ! » C’est une méthode brutale, mais elle a fonctionné. Les traînards se sont faits de plus en plus rares, surtout quand la femme d’Omago a pris en main l’équipe de cuisiniers. Lorsque le vent charriait les bonnes odeurs de nourriture jusqu’à leurs narines, les hommes se sentaient pousser des ailes. Même les plus attachés au règlement ont oublié le fameux quart d’heure de pause. À partir de là, nous avons avancé beaucoup plus vite.

— Arc-Long est un génie, déclara Narasan.

— On peut le dire, oui, renchérit Andar. Quand il veut quelque chose, il trouve toujours un moyen d’arriver à ses fins.

— Où est la muraille de Gunda ? demanda Narasan.

— À environ deux mille pas d’ici. Nous essaierons de respecter cet intervalle, quand nous construirons les prochaines.

— Je devrais aller voir Gunda et le féliciter de son travail…

— Je suis sûr que ça lui fera plaisir.

 

Alors que les soldats continuaient à arriver – les derniers n’étant pas attendus avant la fin d’après-midi –, Narasan et Trenicia gagnèrent les fortifications de Gunda.

Arc-Long était là, bien entendu. Quand il avait besoin d’informations sur les monstres du Vlagh, le général savait qu’il n’y avait pas meilleur interlocuteur…

Le mur de Gunda s’éloignait un peu des standards du génie militaire trogite. Les blocs de granit classiques étaient en effet renforcés par de gros rochers.

— Ce n’était pas vraiment mon idée, dit Gunda. Ekial a pensé que l’ouvrage serait plus solide ainsi. Il a mobilisé ses cavaliers, et tu serais surpris par la taille et le poids des rochers que peuvent tirer dix ou douze chevaux. Même s’ils sont des millions, les hommes-insectes ne passeront pas !

— Vous en avez vu ? demanda Narasan.

— Oh, que oui ! répondit Gunda. Ils sont encore assez loin d’ici, mais c’est une véritable horde. Même si le prince et ses cavaliers les ralentissent autant que possible, ils seront là dans très peu de temps.

— Nos soldats arrivent, mon ami… Les premiers ont déjà atteint la muraille d'Andar, et la tienne sera parfaitement défendue dès demain matin.

— Ils nous apportent des pieux empoisonnés ?

— Des centaines ! Ta muraille sera encore plus imprenable quand ils en auront planté devant. Andar m’a dit qu’il y avait des créatures du Vlagh cachées dans les parois du col ?

— Elles y sont toujours, mais sous la forme de cadavres. Les archers de Kathlak les ont criblées de flèches empoisonnées. Il y a beaucoup d’arbres, au sommet des falaises. Il faudrait envoyer des équipes du génie. Fabriquer des catapultes serait une excellente idée. Aucun ennemi n’apprécie d’être bombardé quand il charge.

— Si ce mur est imprenable, intervint Trenicia, pourquoi en construisez-vous d’autres ?

— Une saine précaution, ma dame, répondit Gunda. Parfois, les choses tournent mal même quand on a fait du mieux possible, et nous avons besoin de défenses vers lesquelles nous replier. Comme le dit souvent notre glorieux chef : « Il faut toujours s’attendre au pire et se préparer en conséquence. »

— Tu es du genre pessimiste, n’est-ce pas, Narasan ?

— Sans doute, mais je suis toujours vivant…

— Et c’est ce qui compte le plus, très cher, conclut la reine avec un sourire désarmant.