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Sorgan Bec-Crochu avait décidé de dormir près de son simulacre de fortifications. Il aurait préféré passer la nuit sur l’Ascension, mais il devait tout faire pour étayer la thèse d’une invasion de monstres, et le voir abandonner son poste aurait sans doute éveillé les soupçons de Dame Aracia. Alors qu’elle avait repris ses esprits et forcé ses gros prêtres à travailler, il aurait été maladroit de se la mettre à dos en agissant de manière inconsidérée.

Il était environ minuit quand Torl et la petite Rêveuse Eleria vinrent rejoindre le capitaine dans sa chambre improvisée.

— Que fichez-vous dehors à cette heure et par un temps pareil ? demanda Sorgan.

— Dame Zelana m’a demandé de t’amener la gamine pour qu’elle puisse te dire quelque chose de très important.

— Que se passe-t-il encore ?

— Ma Vénérée, dit Eleria avec un petit sourire amer, voulait t’informer que ton employeuse n’est plus ici.

— Où est-elle allée ?

— C’est difficile à dire, capitaine Gros-Bec… Elle a violé une règle capitale, et elle a fait « boum » !

— Boum ?

— C’est la meilleure description de ce qui est arrivé. Elle a ordonné à Lillabeth de ne plus exister, mais c’est elle qui a disparu dans le néant.

— Qui a fait ça ? Je veux dire : qui l’a contrainte à cesser d’exister ?

— Elle s’est autodétruite, Gros-Bec. Je crois que c’est une sorte de protection intégrée dans les dieux. Ils n’ont pas le droit de tuer, et s’ils essaient, ça leur revient dans la figure. Ma Vénérée ne t’a pas expliqué tout ça quand elle t’a engagé ?

Sorgan se décomposa, car une idée abominable venait de traverser son esprit.

— Mon or ! s’exclama-t-il. A-t-il fait « boum » avec elle ?

— Je ne crois pas, Gros-Bec… Le temple est toujours là, et il doit en être de même de l’or. Tu pourrais aller voir, mais nous avons plus urgent à faire, pour le moment.

— Quoi donc ?

— Des centaines de prêtres et de fidèles viennent de perdre leur déesse. À mon avis, il ne faudra pas longtemps pour qu’une guerre civile éclate. Maintenant qu’Aracia n’est plus là pour leur donner des ordres, les gros lards risquent de faire n’importe quoi. Tu devrais envoyer quelqu’un les surveiller de près.

— Et trouver la salle où Aracia conservait son or…, marmonna Sorgan.

Mais tout ça pouvait attendre un peu…

— Torl, reprit le capitaine, sais-tu si le jeune Keselo est déjà parti ?

— Non, mais ça m’étonnerait. La nuit tombait quand il est monté à bord de l’Ascension. À mon avis, il se mettra en route pour le Nord demain matin.

— Très bien, souffla Sorgan, visiblement soulagé. Va sur le navire et informe notre jeune érudit de ce qui vient d’arriver. Il faut que Narasan le sache au plus vite ! Dès qu’il aura accosté dans la baie, Keselo devra sauter sur son cheval, rejoindre le général dans le col de Long, et l’avertir que la sœur de dame Zelana s’est désintégrée.

— Un bon plan, cousin, approuva Torl.

— Ravi qu’il te plaise, lâcha Sorgan. Ensuite, tu iras fouiner dans le temple pour voir ce qu’Alcevan et Bersla mijotent. Profites-en pour localiser la salle du trésor. Aracia n’a plus besoin de son or, désormais. Nous, c’est différent…

— Je ferai de mon mieux, cousin…

Torl prit Eleria par la main et s’en fut.

 

Sorgan réfléchit un moment à ce que lui avait dit la petite Rêveuse. Les prêtres n’étaient pas une menace très inquiétante, mais il valait mieux se montrer prudent.

Bec-Crochu alla réveiller Bovin et Marteau-Pilon.

— Que se passe-t-il, Cap’tain ? demanda Bovin.

— Une très mauvaise surprise… Sans doute à cause de la prêtresse naine – une femme-insecte, en réalité –, Aracia a de nouveau perdu la tête. Elle a tenté de tuer sa Rêveuse, et ça ne lui a pas porté chance. Désormais, elle a également perdu son corps !

— Elle est morte ? avança Marteau-Pilon.

— D’après Eleria, elle s’est désintégrée, ce qui revient plus ou moins au même. La Rêveuse a utilisé le mot « boum » pour décrire ce qui s’est passé. Si j’ai bien compris, Aracia s’est transformée en une colonne de lumière qui a explosé. En apprenant sa triste fin, les prêtres ont dû retourner au temple pour échapper à leur corvée. Dès qu’ils se seront remis de leurs émotions, ils comploteront les uns contre les autres, et ça finira par un bain de sang.

— Voilà qui me fend le cœur, dit Bovin.

— C’est poignant, pas vrai ? lança Sorgan. Pour le moment, j’aime mieux que les gros lards soient confinés dans le temple. Marteau-Pilon et toi, prenez des hommes et bloquez tous les couloirs qui permettent d’en sortir.

— Cap’tain, nous avons déjà été payés. Pourquoi ne pas filer avec notre or ?

— Parce qu’il reste sûrement des centaines de lingots quelque part dans une salle du trésor ! Je ne partirai pas en abandonnant une telle fortune. Torl est allé voir ce qui se passe au temple, et pendant son temps libre, il cherchera la fortune cachée d’Aracia. S’il la trouve, nous serons tous très riches.

 

Torl sortit du temple deux jours plus tard. Quand il vint voir Sorgan, il arborait une étrange expression.

— Nous avons un problème, cousin ? lui demanda le capitaine.

— Tu ne peux pas imaginer ce qui se passe dans cet asile de fous ! Ces gens sont complètement tarés !

— Peux-tu préciser ta pensée ?

— Ils ont sombré dans une frénésie meurtrière. Pour le moment, ils s’en tiennent aux méthodes classiques, du genre couteau entre les omoplates, gorge tranchée ou grands coups de gourdin sur le crâne. Même ainsi, il y a déjà des dizaines de victimes. Et je ne leur donne pas un jour pour passer à la guerre civile ! Les murs sont tachés de sang, cousin, mais c’est seulement le début d’une abominable tuerie.

— Tu as localisé l’or d’Aracia.

— Pas encore… Je suis venu te prévenir que ça chauffait rudement dans le temple de la défunte sainte.

— Merci, Torl… J’ai envoyé des hommes bloquer toutes les sorties.

— Une initiative judicieuse… tu as eu des nouvelles de Veltan ?

— Pas un mot… Il a un fichu problème de famille sur les bras, tu sais. Une de ses sœurs vient de se volatiliser, et ça risque de compliquer la vie des survivants. Torl, il faut trouver cette salle du trésor. Tant que ce ne sera pas fait, nous serons coincés ici !