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La rivière qui coulait dans le col de Long était bien plus large que celles des Gorges de Cristal et de Lattash. Cela dit, elle n’égalait pas celle qui alimentait les Chutes de Vash…

Keselo se souvint soudain que les Chutes n’existaient plus. Désormais, le torrent se déversait dans le sens inverse pour venir grossir la mer intérieure qui avait englouti une génération entière de serviteurs du Vlagh et la totalité des cléricaux trogites. Aux yeux du jeune érudit, ce « drame » était une chance extraordinaire pour l’empire.

Malgré les efforts d’Arc-Long, il était près de dix heures, le cinquième jour de voyage, quand la colonne atteignit sa destination.

— Le terrain à défendre fait à peine cinquante pieds de large ! s’écria Gunda quand ils furent arrivés.

— C’est ça, oui, confirma l’archer.

— L’avais-tu dit à Narasan ?

— Cinq ou six fois, si mes souvenirs sont exacts.

— Pourquoi a-t-il envoyé tant d’hommes, dans ce cas ?

— C’est une loi à lui, mon ami. « Mieux vaut trop que pas assez. »

— Tu avais raison, Andar, dit Gunda à son collègue. Si dix mille hommes travaillent dans cet étroit goulet, ils se marcheront les uns sur les autres.

— Cinquante pieds de large seulement…, soupira Andar.

— Un peu plus que ça, peut-être, mais ce ne sera pas un problème…

— Combien de temps faudra-t-il pour ériger une muraille convenable ?

— Trois jours, peut-être quatre… Il y a du granit à profusion, et tailler les blocs ne sera pas très long. Une hauteur de vingt pieds devrait suffire. Le gros de l’armée arrivera bientôt avec une réserve de pieux à la pointe empoisonnée. Si nous les plantons devant la muraille, comme d’habitude, je doute que la vermine du Vlagh réussisse à simplement approcher de notre ouvrage. Il y a aussi les archers, les lanciers et les cavaliers… Si le Vlagh lance dix mille guerriers à l’assaut, moins d’une centaine parviendront jusqu’au mur. Andar, tu devrais reculer d’environ deux mille pas et trouver un emplacement pour la deuxième muraille. Dès que ce sera fait, préviens-moi, et je t’enverrai la moitié de nos hommes. Dans deux semaines, si tout va bien, une dizaine de murs bloqueront le col. À mon avis, le Vlagh sera fort déconfit.

— Voilà qui me serre le cœur, mentit Andar.

 

— Quand on ne peut pas utiliser du mortier, expliqua Gunda à Keselo le lendemain, l’ouvrage doit tenir debout grâce à son propre poids. Bien entendu, les blocs doivent être parfaitement taillés, mais si on réussit son coup, la masse même de la muraille assure sa solidité.

— C’est un concept très utile, colonel, répondit le jeune érudit avec un enthousiasme feint.

Gunda avait la réputation d’être un maître architecte et il n’était pas bien difficile de lui passer la brosse à reluire.

— Mais attention, continua le colonel, toutes les trois ou quatre couches, il faut rectifier le jointoiement des blocs avec des entretoises.

— Je me posais la question…, mentit Keselo, qui connaissait depuis longtemps ces données. Mais j’ai un autre souci : comment ajouter les créneaux quand on en arrive à la finition ?

— C’est assez compliqué, il faut le dire… tu apprends vite, Keselo. Si on me laisse un peu de temps, je ferai de toi un champion des fortifications.

Avec l’aide de cinq ou six professeurs d’architecture de l’université de Kaldacin, ajouta mentalement le jeune lieutenant.

— Si tu n’as rien d’autre à faire, tu devrais aller voir comment Andar s’en tire avec la deuxième muraille. Lui et moi devons rester en contact.

— J’y vais sur-le-champ, colonel ! dit Keselo.

Pour être franc, ne plus subir les discours pompeux de Gunda le reposerait un peu.

 

— J’allais justement envoyer quelqu’un te chercher, dit Andar quand Keselo l’eut rejoint. Un messager est venu m’avertir que le général Narasan veut te parler.

— Pour me passer un savon ? s’inquiéta le jeune érudit.

— Je ne crois pas… Le messager n’était pas volubile, mais j’ai cru comprendre que Narasan veut que tu redescendes jusqu’au temple pour informer Sorgan que tout se passe bien. Quand la vermine attaquera, les fortifications seront en place.

— Un autre messager irait plus vite que moi, et Sorgan aurait ces bonnes nouvelles plus rapidement.

— Certes, mais tu connais très bien Bec-Crochu, et ton grade lui montrera que Narasan le tient en haute estime. La mission du capitaine est un peu ridicule, c’est vrai, mais grâce à lui, nous n’aurons pas Aracia sur le dos. Le général veut transmettre des informations importantes au Maag, qui voudra certainement lui en communiquer aussi. Ces deux hommes ont confiance en toi, Keselo. À mon avis, tu n’as pas fini de faire la navette entre le col et le temple. J’enverrai un homme avertir Gunda que Narasan t’a trouvé un nouveau travail.

— Merci beaucoup, colonel…

Keselo pensa aux dizaines de lieues qu’il allait devoir parcourir dans les semaines à venir.

— Je me demande si Ekial me prêterait un cheval, marmonna-t-il en s’éloignant.