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Le rameur de Bersla était accoudé au bastingage de l’Ascension lorsque Sorgan immobilisa son canot le long de la coque du navire.

— Comment se passent les choses dans cet absurde temple ? demanda l’homme alors que le capitaine commençait à grimper l’échelle de corde.

— Eh bien, rien n’est encore vraiment décidé, mais ça avance…

— Si j’ai bien compris ton signal, tu voulais me parler, capitaine ?

— C’est exactement ça, confirma Sorgan en prenant pied sur le pont.

— Tu as un sacré beau bateau, dit le rameur.

— Il n’est pas à moi, je l’ai emprunté à un ami. (Sorgan dévisagea son interlocuteur.) Je me trompe peut-être, mais tu ne sembles pas apprécier beaucoup le gros lard.

— Si je partais à la pêche aux requins, il ferait un très bon appât. À part ça…

— Il faudrait un sacré gros requin pour gober ce type ! Si tu ne le portes pas dans ton cœur, pourquoi travailler pour lui ?

— La pitance… Mon boulot n’est pas très dur, et Bersla nourrit convenablement ses rameurs. On se goinfre moins que lui, mais personne ne serait capable d’avaler la moitié de ce qu’il mange.

— Oui, ça se voit…, approuva Sorgan. tu me permets de te poser une question ? Pourquoi tiens-tu le compte des malheurs qui arrivent à la barque de Bersla.

— Parce que c’est moi qui les provoque.

— Tu peux m’expliquer ça lentement ? Je ne te suis pas très bien.

— C’est un véritable jeu d’enfant ! Quand je veux expédier le prêtre au bouillon, il suffît de me pencher d’un côté ou de l’autre. Si tout le monde se tient bien droit, la barque flotte à peu près convenablement. Mais dès qu’un rameur s’incline sur le côté un peu vite, c’est la baignade assurée. Chaque fois que Bersla se sent en sécurité sur sa barque, je la fais chavirer.

— Pourquoi ?

— Parce que je déteste ce type ! Personne ne l’aime. Si je ne me chargeais pas de lui faire boire la tasse, un des autres rameurs s’en occuperait. Depuis trois ans, Bersla n’est jamais revenu au port dans des vêtements secs. Nous sommes mouillés aussi, mais nos tenues sèchent beaucoup plus vite que son costume d’apparat. Le décourager de prendre la mer a tous les avantages. Il continue à nous nourrir, et nous nous la coulons douce la plupart du temps.

— Mon gars, je crois que nous sommes faits pour nous entendre ! Que préfères-tu manger ?

— La viande. Tout le monde aime ça.

— Je vais essayer de t’en procurer.

— Et que demanderas-tu en échange ?

— Des informations, mon ami. Au fait, comment t’appelles-tu ?

— Platch… Et toi ?

— Sorgan Bec-Crochu.

— D’où te vient ce nom bizarre ?

— C’est une longue histoire… Si nous allions manger un morceau, mon gars ?

— Je redoutais que tu n’y penses jamais…, soupira Platch.

 

Le lendemain matin, Veltan vint rendre visite au capitaine dans la cabine de poupe de l’Ascension.

— Il a fallu un moment, annonça-t-il, mais j’ai réussi à calmer ma sœur. Après qu’elle eut envoyé Alcevan aller voir ailleurs si nous y étions, je lui ai donné un petit cours sur la culture maag. En insistant sur les qualités guerrières de ton peuple, bien entendu. Aracia est un monstre d’arrogance, mais elle sait que ses prêtres ne lui seraient d’aucun secours face aux monstres des Terres Ravagées.

— En revanche, les hommes-insectes auraient droit à un véritable festin.

— J’ai mentionné ce point… Mais quand on y réfléchit, il est très peu probable que la sainte ou un de ses adorateurs aperçoivent l’ombre d’un serviteur du Vlagh. Tes éclaireurs vont raconter des horreurs à Aracia, mais ce sera une simple diversion pour qu’elle ne s’intéresse pas à ce qui se passe dans le col de Long.

— Comment dois-je m’y prendre avec ta sœur, à présent ? Hier, j’ai peut-être été un peu… excessif.

— Aujourd’hui, tu devrais te montrer plus poli… Mais pas obséquieux, surtout ! Vante-toi de tes exploits militaires, et insiste sur tes victoires contre les monstres du Vlagh dans le domaine de Zelana et dans le mien. Immédiatement après, aborde la question du paiement. L’or ne signifie rien pour Aracia, mais elle tentera quand même de négocier, histoire de t’en imposer. À ce moment-là, refais le coup de la fausse sortie. Arrange-toi pour qu’elle croie que tu vas filer et la laisser se débrouiller avec sa guerre. C’est très important, Sorgan ! Quand on traite avec Aracia, il ne faut jamais rien lui céder. Si elle pense que tu partiras, elle finira par capituler sans conditions.

— Les dieux jouent à de drôles de jeux, dirait-on…

— C’est notre passe-temps favori. Et je trouve ça plutôt amusant, tout bien pesé.

 

Sorgan rama avec enthousiasme jusqu’à la côte. Veltan proposa de l’aider, mais le pirate lui opposa un refus catégorique.

— Ne te vexe pas, mais tout est beaucoup plus simple quand il y a un seul rameur. Si nous nous présentons devant ta sœur après avoir bu la tasse, nous aurons l’air ridicule. Quand on rame à deux, une seule erreur suffit à faire chavirer le canot. Et je ne voudrais pas que tu imites involontairement mon ami Platch.

— T’a-t-il dit pourquoi il jouait ce petit jeu ?

— Pour humilier Bersla, tout simplement ! Un type trempé comme une soupe est parfaitement ridicule, surtout quand il se prend pour une huile. Platch méprise le gros lard, et il s’arrange pour l’humidifier le plus souvent possible.

Sorgan accosta au même endroit que la veille. Puis Veltan et lui gagnèrent rapidement le temple.

— Je suppose que ça ne marcherait pas…, soupira le capitaine en contemplant la grande porte en or.

— Hélas, non… Aracia tient quand même à certaines choses. Elle râlera ferme quand tu lui parleras de démonter une partie du temple, mais cette porte… Eh bien, elle est trop précieuse à ses yeux, je crois… De toute façon, comment l’emporterais-tu ? Elle pèse des tonnes, et même si tu arrivais à convaincre Aracia, elle ferait couler le plus gros bateau dont nous disposons. Contente-toi de lingots d’or, mon ami. Ils sont bien plus faciles à transporter.

 

Dans la salle du trône, Bersla déclamait un discours où il comparait Aracia à un lever de soleil, un cyclone et un tremblement de terre.

L’attention de la sainte n’était cependant pas rivée sur le gros prêtre. Debout à côté du saint siège, Alcevan murmurait à l’oreille de sa maîtresse.

Visiblement, la compétition battait son plein. Bersla et Alcevan se disputaient impitoyablement les faveurs de la sainte.

Sorgan approcha du grand piédestal et regarda Aracia droit dans les yeux – un blasphème caractérisé, de toute évidence.

— Veltan m’a dit que tu étais disposée à m’écouter, à présent…

— Pas tout de suite…, marmonna distraitement la sainte. Tu vois bien que le Takal Bersla est en train de me parler.

Sorgan dégaina son épée.

— Si c’est le problème, je parie qu’il se taira dès que je l’aurai égorgé.

— Tu n’oserais pas ! s’indigna Aracia.

— On parie ? lança nonchalamment Bec-Crochu. Sainte Aracia, tu as un problème, et je suis ici pour le résoudre. Laissons tomber les âneries et parlons affaires.

Il approcha de Bersla, qui s’était tu depuis qu’il avait entendu le verbe « égorger ». La preuve qu’il lui restait un brin de bon sens.

— Tu avais fini, n’est-ce pas ? demanda Sorgan en levant son épée.

Le prêtre recula d’un bond.

— Sainte Aracia ne permettra pas que tu…, commença-t-il.

— Et comment fera-t-elle, d’après toi ? tu sais qu’elle n’a pas le droit de tuer ? Moi, personne ne m’en empêche. Je peux prendre une vie quand ça me chante. Tu as un choix très simple, gros lard : la fermer ou mourir. À toi de décider. Mais dépêche-toi, car ma lame est assoiffée de sang.

Bersla tourna les talons et fila vers la sortie.

— Chère sœur, fit Veltan avec un grand sourire, je trouve un certain charme aux manières directes de notre ami. Pas toi ?

— Je ne tolérerai pas un comportement pareil ! couina Aracia.

— Pourtant, tu devras t’y faire…, lâcha Sorgan. Je suis venu pour te protéger – pas gratuitement, bien entendu –, alors venons-en au cœur de l’affaire. Dès que tu m’auras payé, je serai prêt à mourir pour toi.

— Je déciderai du montant de ta prime et du moment où elle sera versée, déclara Aracia.

À l’évidence, elle tentait de reprendre la situation en main.

— C’est ton droit, concéda Bec-Crochu, mais libre à moi d’accepter ou de refuser ! Si tu n’es pas gentille avec moi, sainte dame, tu perdras ton dernier défenseur. Tu as gravement offensé Dahlaine, Veltan et Zelana, donc ils ne lèveront pas le petit doigt pour toi. En somme, en ce qui te concerne, je suis l’homme le plus important du monde.

— Combien veux-tu ? demanda Aracia d’un ton méprisant.

— Eh bien, voyons un peu… Que dirais-tu d’une centaine de lingots d’or ?

— C’est ridicule !

— Oui, tu as raison… Deux cents seraient plus appropriés.

Aracia écarquilla les yeux comme si elle n’en croyait pas ses oreilles.

— Comme tu voudras, sainte dame. C’est à prendre ou à laisser.

Sorgan se détourna et s’éloigna sans jeter un regard en arrière.

— Je te paierai ! cria Aracia.

— Et voilà, c’est réglé…, dit Sorgan. tu vois combien il est facile de traiter avec moi ?

 

— Il lui a mis la pression, Padan, dit Veltan à son ami trogite le lendemain matin. Et pas pour rire !

— J’aurais donné cher pour voir ça…

— Ta barbe n’a pas encore assez poussé pour que tu entres dans le temple, dit Sorgan à l’officier. Attends une bonne semaine de plus avant de t’aventurer dans ce monument de sainte absurdité. Tu ne portes pas ton uniforme, c’est vrai, mais ne prenons pas de risques inutiles. Avant de te montrer, tu devras être métamorphosé. (Il se gratta le menton.) tu devrais aller parler avec Lièvre… Il a déjà une bonne idée des horreurs qu’il racontera à Aracia, mais tu pourrais en ajouter quelques-unes de ton cru. Nous avons vu beaucoup de monstres différents, et il serait égoïste de ne pas en faire profiter Aracia. La première fois, vous devriez vous concentrer sur les hybrides de serpents et d’insectes que nous avons combattus chez dame Zelana. Puis passez aux chauves-souris tueuses et aux tortues blindées. Gardez les araignées géantes pour la fin. J’ai encore des cauchemars en pensant à la façon dont elles liquéfient les organes des gens afin de les boire…

— Ces monstres nous ont débarrassés de Jalkan et de l’Adnari Estag, capitaine, rappela Padan. Beaucoup de soldats trogites pensent que c’était une attention des plus délicates…

— Si je me souviens bien, Gunda voulait que ce jour devienne une fête nationale dans l’empire trogite… Pour les mensonges, j’enverrai aussi Bovin, Marteau-Pilon et Torl. Vous vous réunirez pour décider qui racontera quoi à Aracia et à son clergé. Chacun de vous devra avoir une histoire différente. Surtout, n’oubliez pas que la sainte est venue chez Veltan et qu’elle connaît un certain nombre de monstres. Alors, rajoutez-en un peu, mais ne perdez pas de vue la vraisemblance. Lors de votre réunion, élaborez une stratégie progressive. Les nouvelles traumatisantes doivent arriver les unes après les autres et devenir de plus en plus atroces. El faut que les prêtres n’aient plus la moindre envie de mettre le nez dehors.

Le pirate s’interrompit, comme s’il avait une illumination.

— Veltan, tu sais créer des images de choses qui n’existent pas, pas vrai ?

— Eh bien, c’est dans mes cordes, oui… Où veux-tu en venir ?

— Supposons que nos « éclaireurs » reviennent avec des récits sur des hybrides d’insectes et de lions, ou de serpents et de loups. Imagine l’effet, si les prêtres et les serviteurs du temple voyaient ces créatures le lendemain !

— Je peux le faire… Mais il faudra que je sois loin d’Aracia, sinon elle sentira mon intervention.

— Nous ferons ça quelque part à l’ouest du complexe, à bonne distance de la salle du trône. Les prêtres de haut rang se cacheront sans doute dans les sous-sols, mais nous trouverons sûrement un prétexte pour forcer des membres moins importants du clergé à nous accompagner. Quand tu leur auras montré des images terrifiantes, ils iront se réfugier dans les jupes d’Aracia et lui raconteront tout. Fichons la trouille à ta sœur, afin qu’elle réfléchisse encore moins sainement que d’habitude. Il faut qu’elle ordonne à tout le clergé de se terrer dans les entrailles du temple. Aucun prêtre ne doit pouvoir découvrir que la véritable invasion a lieu dans le col de Long. Narasan a bien mérité de faire son boulot sans qu’on vienne l’embêter.

— Tu deviens un grand stratège, Sorgan, dit le maître du Sud.

— L’entraînement, toujours l’entraînement… Si les choses tournent mal, nous demanderons de l’aide aux Rêveurs. Je suis sûr qu’Eleria serait capable de faire mourir de peur sainte Aracia. Nous sommes chargés de créer une diversion, ici. Faisons en sorte qu’elle soit convaincante, et aucun serviteur de ta sœur ne viendra fourrer son nez dans nos véritables affaires.