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Bovin aurait juré que Bec-Crochu était désorienté par la soudaine métamorphose d’Aracia. Et pour être franc, il y avait d’excellentes raisons à cela.

Tant que la maîtresse de l’Est s’était prélassée sur son trône, ravie d’écouter les âneries de ses adorateurs, elle n’avait pas le moins du monde ennuyé les Maags. Maintenant qu’elle avait mesuré l’inanité de ses prêtres, Sorgan et ses hommes devraient se débrouiller pour rouler dans la farine des « renforts » dont ils n’auraient pas voulu pour tout l’or du monde.

— Bovin, préviens les autres capitaines que je veux les voir, dit Bec-Crochu dès que son second et lui furent retournés sur l’Ascension. Nous devons trouver un moyen d’empêcher les prêtres de comprendre ce que nous faisons vraiment ici.

— Je m’en occupe, Cap’tain ! répondit Bovin.

Il sortit de la cabine, remit le canot à l’eau et rama vers la côte.

Il lui fallut deux heures pour réunir la majeure partie des autres capitaines de drakkar. Un peu après minuit, Sorgan put commencer sa réunion improvisée.

— Tout se passait à merveille, dit-il, puis la dame qui nous paie a retrouvé ses esprits. Elle a ordonné à ses gros prêtres de venir nous aider à bâtir la muraille, et ça ne nous arrange pas du tout.

— Pourquoi ne lui as-tu pas dit que nous n’avions pas besoin des gros lards, Sorgan ? demanda un capitaine nommé Œil-de-Travers.

— Elle m’a pris par surprise, avoua Bec-Crochu. Je ne m’attendais pas à un coup de théâtre pareil. Aracia est beaucoup moins idiote que nous le pensions, et elle a passé un sacré savon aux religieux. Elle a menacé de chasser du clergé et de bannir du temple tous ceux qui refuseraient de lui obéir.

— J’aurais aimé voir ça, dit un autre capitaine nommé Trompe-Gogos. Je parie que les prêtres ont tiré une drôle de tête.

— Ils n’étaient pas ravis, c’est certain. Mais comment nous en débarrasser, maintenant ?

— Cap’tain, je peux me permettre une suggestion ? demanda Bovin.

— Bien entendu.

— Sur le flanc ouest du temple, les travaux sont presque terminés, je crois…

— Pour l’essentiel, oui. Il reste à ajouter un peu de hauteur à l’ouvrage. Où veux-tu en venir ?

— C’est fini à l’ouest, mais nous n’avons rien fait au sud, et les faux monstres peuvent attaquer dans toutes les directions qui nous arrangent.

Sorgan en cilla de surprise.

— Notre problème semble résolu, Bec-Crochu, dit Œil-de-Travers. Si tu écoutais ton second, tu nous ferais gagner beaucoup de temps. On dirait qu’il a toujours trois longueurs d’avance sur toi.

— Voire quatre, renchérit Trompe-Gogos.

— Je ne sais pas trop, Cap’tain, répondit Bovin quand Sorgan le bombarda de questions, dès que les autres capitaines eurent quitté la cabine. L’idée m’est venue pendant que tu exposais le problème à tes collègues. C’était comme qui dirait spontané.

— Voilà que tu parles comme Arc-Long ! Aurais-tu entendu une voix de femme venue de nulle part ?

— Ce n’était pas ça, Cap’tain. S’il s’agit bien d’une voix, c’est celle d’un homme. Une si bonne idée doit venir de quelqu’un qui connaît rudement bien Aracia.

— Veltan ?

— Non, pas lui… De toute façon, mon interlocuteur ne m’a pas dit grand-chose. « Pourquoi ne pas envoyer les prêtres construire une muraille au sud du temple, au lieu de les faire travailler là où presque tout le boulot est fini ? Occupez-les sans qu’ils vous traînent dans les jambes… » Tout ça m’a semblé très logique, vraiment… Je ne voulais pas t’embarrasser, Sorgan, mais je me suis mis à parler comme s’il était impossible d’attendre que nous soyons seuls…

— Eh bien, ton interlocuteur inconnu a résolu notre problème, et je ne me vexe pas si facilement. (Bec-Crochu se gratta le menton.) Nous devrions recourir de nouveau aux services de Torl et de Lièvre. Ils affirmeront avoir vu des vermines du Vlagh tenter d’attaquer le flanc sud du temple pendant la « bataille » sur la butte.

— Tu devrais parler à Veltan, Cap’tain. Si nous persuadons Aracia d’envoyer les prêtres bâtir des fortifications au sud, l’apparition d’une bande de monstres confirmera nos mensonges et les prêtres ne manqueront pas d’en faire part à leur Sainte.

— Remercie notre nouvel ami de ma part, dit Sorgan avec un grand sourire. Dans cette fausse guerre, il se charge de la plus grande partie de notre travail.

— Je lui ferai la commission la prochaine fois que je le verrai, dit Bovin.

— Maintenant que j’y pense, Œil-de-Travers et Trompe-Gogos semblent les plus qualifiés pour superviser l’érection du mur sud. Ça les occupera un peu, et ils n’auront plus l’occasion de m’accabler de remarques spirituelles.

— Ils seront honorés que tu aies soufflé leur nom à dame Aracia, dit Bovin sans l’ombre d’un sourire.

Le lendemain matin, Bovin alla voir Torl et Lièvre, actuellement en « poste » sur le mur ouest.

— Le capitaine veut que vous rendiez visite à dame Aracia avec lui, annonça le quartier-maître. Il faudra dire que vous avez vu des monstres rôder au sud du temple.

— Un mensonge qui passera tout seul, fît Torl. S’il s’agissait d’une vraie guerre, l’ennemi tenterait ce genre de manœuvre.

— Tu as raison, mais Bec-Crochu veut seulement se débarrasser des prêtres en leur faisant bâtir une muraille. Il cherche à éviter que les gros lards traînent dans ses pattes pendant qu’il joue à ses petits jeux avec Veltan.

— Mon cousin tout craché ! ricana Torl.