LE NID

 

Keselo avait énormément de difficultés à accepter la vérité au sujet d’Omago. Pourtant, se disait-il souvent, il aurait dû s’en douter. Quand on avait pour épouse une femme comme Ara – dont les pouvoirs semblaient illimités – on ne pouvait guère être un homme ordinaire. Hélas, le jeune érudit n’avait jamais seulement pensé qu’Omago était lui aussi en mesure d’accabler de catastrophes les monstres des Terres Ravagées.

En y réfléchissant, il lui semblait aujourd’hui évident que le « fermier » avait influencé son monde afin qu’on le prenne pour un paysan certes sympathique mais pas plus malin que ça.

Cela dit, s’il n’avait pas menti, ce fameux soir près de la muraille de Gunda, Omago avait été la première dupe de sa propre mascarade. Pour mieux comprendre les humains du pays de Dhrall, il s’était privé de ses souvenirs, croyant dur comme fer être un agriculteur aux petits soins pour ses fruits et ses légumes. De semailles en moissons, il avait pour de bon mené la vie d’un homme lié à la terre et à ses champs.

Mais dans un recoin de son esprit, telle une fragile étincelle, sa véritable personnalité n’avait jamais cessé d’exister. À des moments de crise, elle avait repris le dessus et fait ce qui s’imposait.

Aujourd’hui, Keselo, Arc-Long et Lièvre étaient face à un Omago très différent. Un être qui avait définitivement rayé de son vocabulaire le mot « impossible ». En un éclair, il avait rallié le temple d’Aracia, déniché Lièvre et fait avec le petit pirate le voyage de retour jusqu’au col de Long. Ensuite, et comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, il avait rendu la petite expédition « indétectable », comme il disait. Bien entendu, il s’agissait d’une variante de sort d’invisibilité…

Pour finir, si Arc-Long n’était pas intervenu, les quatre amis seraient arrivés au nid du Vlagh en quelques « bonds »…

Au crépuscule, par un jour glacial, ils avaient atteint leur destination finale.

— Allons-nous marcher jusqu’à la grotte centrale, s’enquit Lièvre, ou vas-tu nous y propulser d’un seul coup d’un seul ?

— Plaît-il ? demanda Omago, déconcerté.

— Tu vois ce que je veux dire ! Dame Zelana fait ça tout le temps !

— Je préférerais que nous marchions, dit Arc-Long. Si ça se gâte, quand nous serons dans la grotte, connaître le chemin de la sortie sera judicieux.

— Tu ne me fais pas entièrement confiance, archer…, soupira Omago.

— Tu t’en es très bien sorti jusque-là, reconnut le Dhrall, mais quand une chose peut mal tourner, il est rare qu’elle s’en abstienne. Si tout se passe bien, ce sera une délicieuse surprise…

 

Keselo fut saisi de stupeur quand Omago répondit à sa question sur l’étrange forme du pic. Pour décrire de cette manière le phénomène d’érosion, il fallait en avoir été témoin – et le processus s’étendait sur des dizaines de milliers d’années. Bien sûr, Arc-Long affirmait qu'Ara et son mari existaient avant le commencement des temps, mais quand même…

Lorsque Lièvre s’était inquiété de l’obscurité qui régnerait probablement dans le nid du Vlagh, le jeune érudit s’était souvenu d’une de ses conversations avec le vieux chamane Celui-Qui-Guérit. Les feux follets et les lucioles existaient bel et bien, même si l’officier trogite n’en avait jamais vu de ses yeux.

Alors que la nuit tombait, Omago guida ses amis à l’intérieur de la montagne où se tapissait le Vlagh. Avant d’entrer, il demanda à ses compagnons s’ils entendaient un étrange bourdonnement.

Keselo avança qu’il s’agissait de la voix du Vlagh. Admettant que c’était possible, Omago émit l’hypothèse qu’il l’entendrait mieux une fois à l’intérieur.

En chemin, dans des tunnels de pierre polie qui n’avaient rien de naturel, les quatre compagnons croisèrent quelques insectes géants. À la grande surprise de Keselo, certains brillaient bel et bien dans le noir.

— Des lampes vivantes ! lança Lièvre. Le Vlagh pense décidément à tout.

— C’est un génie de l’imitation, dit Keselo. Nous avons déjà vu trente ou quarante races d’insectes. Des scarabées, des fourmis, des sauterelles, des mouches, des abeilles…

— Certains ressemblent à des vers, intervint Arc-Long, sauf qu’ils ont une bonne centaine de pattes.

— Et nous n’avons pas encore tout vu ! affirma Omago.

— Comment le Vlagh parvient-il à maintenir la paix entre ses divers enfants ? s’enquit Keselo. Dans la nature, tous ces insectes sont des ennemis farouches…

— C’est vrai, répondit Omago, et ça nous sera peut-être très utile. S’ils se mettent à s’entre-tuer, nous n’aurons plus rien à faire, à part compter les cadavres.

— Le genre de guerre que j’adore ! s’écria Lièvre. Si je pars en éclaireur, serai-je toujours invisible ? Il faut bien que nous localisions la tanière de notre ennemi.

— Les monstres ne te verront pas, répondit Omago, et ton idée me semble excellente, plus j’y réfléchis. Va donc repérer le terrain. En prenant de l’âge, on apprécie de moins en moins les surprises.

Quand le Maag fut parti, Keselo, Arc-Long et Omago continuèrent à remonter lentement les tunnels. Très vite, ils furent frappés par un détail troublant : les derniers enfants du Vlagh étaient tous beaucoup plus grands que les précédentes générations.

— Notre adversaire a été très impressionné par les Maags, dirait-on, souffla Arc-Long.

— Il a déjà eu de meilleures idées, répondit Keselo. Plus on est grand et plus on a d’appétit. Et la nourriture n’abonde pas dans les Terres Ravagées, semble-t-il…

— On y trouve surtout d’autres insectes, confirma Arc-Long. Mais c’est peut-être l’idée du Vlagh, après tout. Il existe d’autres nids et d’autres « reines ». Pour les éliminer définitivement, avoir des enfants affamés est sûrement très utile.

Quand il rejoignit ses amis, Lièvre semblait plus surpris que jamais. La « salle du trône », dit-il, était si grande qu’il n’avait même pas aperçu le mur du fond.

Pendant que Keselo expliquait au Maag que la masse de fils qu’il avait vue était un cocon, Omago resta à l’écart, écoutant le bourdonnement que lui seul captait.

— Plus un bruit, mes amis, ordonna Arc-Long. Nous allons jeter un coup d’œil à ce cocon…

Même s’il emboîta le pas à ses compagnons, Omago paraissait très pris par une occupation qui ne resterait sûrement pas longtemps mystérieuse…

En entrant dans la salle du trône, Keselo fut stupéfait par la multitude d’insectes monstrueux qui y grouillaient à la chiche lueur de leurs frères luminescents.

Le jeune érudit voulut interroger Omago. Toujours concentré, le mari d’Ara lui fit signe de le laisser en paix.

— Où est ce cocon ? demanda Arc-Long au petit Maag.

— Au centre de la grotte, mon ami… De si loin, j’ai eu du mal à en être sûr, mais ça paraît logique. L’ennui, c’est qu’il y a des milliers de monstres entre ce foutu nid et nous !

— Plaquez-vous contre un mur ! lança Omago à ses compagnons. La majorité des serviteurs du Vlagh vont sortir de la grotte, et il y aura de la bousculade !

— Ils ne sont pas censés s’occuper des petits ? s’étonna Keselo.

— Si, mais ils viennent de recevoir de nouveaux ordres.

— Le Vlagh les envoie en mission à l’extérieur ?

— C’est ce qu’ils croient, mais en réalité, c’est moi qui tire les ficelles.

— Comment as-tu fait ça ? s’écria Lièvre.

— J’ai occulté le bourdonnement du Vlagh puis j’ai imité sa voix. Les monstres pensent qu’une armée humaine approche du pic, et ils se ruent dehors pour l’affronter. Quelques-uns resteront ici pour prendre soin des nouveau-nés. C’est une ruse destinée au Vlagh, quand il sortira de son cocon. Dans un premier temps, je veux qu’il ne s’aperçoive de rien. Ensuite, le pauvre aura le choc de sa vie ! Et il risque de crier de douleur et de rage pendant très longtemps, si je m’y prends bien…

— T’est-il arrivé de faire quelque chose de travers ? demanda Keselo, un rien agacé par la tranquille arrogance d’Omago.

— Rien dont je me souvienne, mon jeune ami, répondit le mari d’Ara.

 

Quand les monstres eurent disparu, Omago assura à ses amis qu’ils seraient toujours indétectables. Rassurés, les trois hommes suivirent le mari d’Ara tandis qu’il approchait du cocon.

La partie supérieure du nid ondulait, un indice que le Vlagh ne tarderait plus à en sortir.

Keselo cria de surprise quand leur ennemi – en réalité une ennemie – leur apparut enfin.

— C’est impossible ! lança le jeune érudit.

— Hélas non, dit Omago, et nous aurions dû nous y attendre.

— Mais… mais…, bégaya Lièvre, ce n’est pas la véritable dame Aracia ?

— Non, car elle a disparu à tout jamais. Mais Aracia régnait sur l’Est, et elle se comportait comme si elle était la reine du pays de Dhrall. Le Vlagh pense la même chose, donc je trouve assez logique qu’il ait pris l’apparence de la défunte sainte. À ta place, je ne m’en plaindrais pas trop, petit forgeron. La dernière fois que je l’ai vu, le véritable Vlagh mesurait neuf pieds de haut, il avait six pattes, des antennes et des mandibules capables de broyer un rocher. Aracia n’a jamais été aussi belle que Zelana, mais on peut à tout le moins la qualifier de « regardable ».

— Quelque chose bouge dans la partie inférieure de ce cocon, dit Arc-Long.

— La nouvelle couvée…, souffla Omago. Ces petits ne ressembleront pas à leurs prédécesseurs – ni à Aracia, je vous rassure.

— Des chenilles ? avança Lièvre, de plus en plus dépassé par les événements.

— C’est la forme standard pour les jeunes insectes, répondit Omago. Après une ou deux semaines, ils prennent l’apparence prévue par le Vlagh. Pour l’instant, ils ne manquent pas de pattes pour se déplacer, et leur appétit ne connaît pas de bornes. Les derniers serviteurs présents vont être très occupés, ces prochains jours…

— Combien y a-t-il de chenilles dans ce cocon ? demanda Keselo.

— Au moins deux cent cinquante mille, l’informa Omago. Le Vlagh risque d’être vite dépassé…

 

Rampant vers les rares serviteurs encore présents, les « nouveau-nés » émettaient des cris vaguement semblables à ceux des bébés humains.

Keselo n’aurait pas su les traduire, mais le sens général semblait évident : « J’ai faim ! »

Les monstres adultes ne semblaient pas le moins du monde intéressés. Cependant, ils réagirent lorsque les premières chenilles vinrent grouiller à leurs pieds.

À cet instant se produisit un événement inédit dans l’histoire de la descendance du Vlagh. Se penchant pour ramasser une chenille, un insecte géant l’examina un moment, sans paraître reconnaître un « petit frère », puis la porta à ses mandibules et s’en régala avec une évidente satisfaction.

Les autres serviteurs décidèrent que l’heure de festoyer avait sonné.

— Ils mangent les bébés ! s’écria Lièvre.

— On dirait bien…, fit Omago. N’est-ce pas obligeant de leur part ?

Toujours debout près du cocon, la fausse Aracia cria de désespoir.

— Tu vois pourquoi je t’ai conseillé de ne pas utiliser tes flèches, Arc-Long ? dit Omago. La punition du Vlagh va être terrible, mon ami.

— Et combien de temps durera son calvaire ?

— Pour l’éternité, au minimum…

— Mais il pourra pondre de nouveaux œufs, n’est-ce pas ?

— Bien entendu… L’astuce, c’est qu’ils ne donneront jamais naissance à des monstres, faute de nourriture. C’est pour ça que nous sommes venus, mon ami, et nous avons accompli notre mission. Le Vlagh n’aura plus jamais de guerriers. Jusqu’à la fin des temps, il n’engendrera plus personne – et dans environ six semaines, il sera seul dans son nid. Est-ce une vengeance qui te satisfait, puissant chasseur ?

— Ces cris sont une douce musique à mes oreilles, et je ne voudrais y mettre fin pour rien au monde. Tu as raison, Omago, une flèche entre les deux yeux serait une fin trop douce…