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La fausse Aracia criait toujours quand les deux explorateurs revinrent dans la grotte principale. En revanche, il n’y avait plus un insecte en vue.

— Jusque-là, je n’étais pas sûr de ce que voulait dire le mot « Vlagh », déclara Lièvre. « Maman » me semblait un peu bizarre, je dois l’avouer… Mais aujourd’hui, j’ai la bonne réponse.

— Sans blague ? s’étonna Keselo. tu peux éclairer ma lanterne…

— « Solitude » serait une excellente traduction, tu ne crois pas ?

— Tu fais erreur, mon ami, dit Arc-Long. Tends l’oreille et tu entendras d’autres cris, dans une partie différente du nid. Pendant que vous vous promeniez, Keselo et toi, Ara nous a amené une seconde brailleuse. Alcevan est de retour chez elle, et les cris du Vlagh lui casseront les oreilles pendant très longtemps.

— Hélas non, intervint Keselo, parce que son espérance de vie est très courte.

— Ara s’est occupée de ce petit problème, dit Omago. Alcevan vivra aussi longtemps que le Vlagh hurlera. Des cris pareils méritent un auditoire, j’ose l’affirmer.

Des parois de roche séparent nos deux « artistes », qui ne pourront jamais se voir ou se parler. En revanche, le Vlagh et sa fille chérie donneront un joli concert de cris…

— Les duos m’ont toujours plu, dit Keselo.

— Si j’ai bien compris, tout est terminé, soupira Lièvre, déprimé que son séjour au pays de Dhrall touche à sa fin.

— Dois-je comprendre que cette guerre te manquera ? demanda Arc-Long.

— Non, mais je regretterai les amis que je me suis faits ici… (Le petit Maag claqua soudain des doigts.) Qu’en dis-tu, Keselo, on lui parle des contrefaçons imaginées par le Vlagh ?

— Tu es sûr que ça ne le vexera pas ?

— Rien ne peut vexer Arc-Long, mon ami… Archer, tu as rudement impressionné le Vlagh avec tes flèches. Du coup, il a créé une version insectoïde de ton estimable personne. Le résultat n’est pas mal du tout, il faut l’avouer. Ces monstres ont appris à marcher sur les pattes de derrière, et avec les quatre autres, ils manient deux arcs à la fois. Je doute qu’ils puissent foudroyer une mouche en plein vol à huit cents pas de distance, comme toi, mais à une centaine de pas, ils sont rudement et doublement précis ! (Une idée bizarre traversa l’esprit du petit Maag.) Je parie qu’Omago pourrait te doter d’une paire de bras supplémentaire – voire de deux, pour que tu ressembles à une pieuvre ! Ainsi équipé, tu descendrais une armée à toi tout seul !

Arc-Long eut un vague sourire.

— Une idée qui mérite d’être creusée, mon ami… Mais où installeras-tu ta fabrique de flèches ? Avec autant de bras, j’en ferai une consommation intensive, tu t’en doutes bien…

— Je n’avais pas pensé à ça…, souffla Lièvre. Oublie cette histoire, si ça ne te dérange pas…

— Comme tu voudras, petit forgeron, comme tu voudras ! (Arc-Long se tourna vers Omago.) En avons-nous terminé ici ?

— Je dirais que oui, sauf si tu veux écouter encore un peu les lamentations du Vlagh.

Le Dhrall haussa les épaules.

— Après quelques heures, ça devient plutôt ennuyeux… Retournons au camp annoncer à tout le monde que la guerre est finie et qu’il n’y en aura plus jamais d’autres.

— Excellente idée, approuva Omago. En route, mes amis !

 

— Pourquoi n’as-tu pas logé une flèche entre les deux yeux du Vlagh ? demanda Sorgan à Arc-Long après qu’Omago eut décrit la punition que subissait le maître déchu des Terres Ravagées.

Presque tous les protagonistes des quatre guerres étaient réunis dans un grand abri couvert construit à la hâte par Gunda non loin de sa muraille.

Arc-Long haussa les épaules.

— Omago m’a convaincu que ça aurait été stupide… Si je lui avais tiré dessus, le Vlagh serait mort en quelques secondes. À présent, alors que tous ses enfants ont disparu, il se désespère parce qu’il n’en aura plus jamais d’autres. Piégé dans son nid, il criera de rage et de désespoir jusqu’à la fin des temps. N’est-ce pas une juste vengeance pour tous nos amis que ses serviteurs ont tués ? S’il avait pu, le Vlagh m’aurait imploré de mettre un terme à son calvaire. Tu te doutes que je n’allais pas lui faire ce plaisir…

— Donc, il est seul dans son nid, et condamné à se lamenter pour l’éternité, résuma Bec-Crochu. Je suis d’accord avec toi, Arc-Long : laissons-le beugler ! Son repaire est assez loin de tout pour que ça n’empêche personne de dormir.

— Le Vlagh n’est pas seul, capitaine, corrigea Omago. Ma chère Ara a capturé Alcevan et l’a enfermée dans une autre partie du nid. La fausse prêtresse ne verra plus jamais son maître, mais elle l’entendra hurler, et elle beuglera avec lui jusqu’à la fin des temps. Vous vous êtes tous aperçus qu’il valait mieux ne pas marcher sur les pieds de ma femme, je suppose ? Alcevan a commis cette erreur quand elle a incité Aracia à tuer Lillabeth. L’ancienne maîtresse de l’Est a disparu, mais celle qui a causé sa perte expiera ce crime pour l’éternité.

— C’est pire que de manger des haricots mal cuits à tous les repas, dit Lièvre.

— Bien pire, oui…

— Tout ça signifie que les guerres du pays de Dhrall sont terminées ? avança Narasan au moment où Zelana et Veltan rejoignaient leurs compagnons.

— Pas tout à fait, mon ami ! lança Bec-Crochu. Rien ne sera fini tant que l’or d'Aracia ne sera pas à bord de tes vaisseaux. (Le capitaine fit la moue puis se tourna vers Zelana et Veltan.) Si on oubliait les lingots que vous nous aviez promis en échange de nos services ?

— Un accès soudain de générosité, Sorgan ? demanda Zelana, très étonnée.

— Pas vraiment, noble dame… Il vaudrait mieux parler de « prudence ». Nous avons trouvé des tonnes d’or dans le temple, et une cargaison supplémentaire enverrait tous nos navires par le fond.

— Une sage décision, capitaine, approuva Veltan.

Balacenia et Eleria arrivèrent sur ces entrefaites.

— Où étais-tu donc, Lapinot ? lança la fillette.

— Quelques-uns d’entre nous ont dû aller dans les Terres Ravagées pour en finir avec le Vlagh, bébé sœur…

— N’est-ce pas l’homme le plus merveilleux du monde ? demanda Eleria en sautant sur les genoux du petit forgeron. Cela dit, tu me dois beaucoup de bisous-bisous, Lapinot. Chose promise, chose due ! Quand tu seras parti, il ne restera plus personne pour me câliner, alors j’ai l’intention de faire des provisions de tendresse.

— Je suis ton homme, bébé sœur ! promit Lièvre.

 

Le triste mais mérité destin du Vlagh fut au centre de la conversation pendant toute la journée. Le soir, alors que tout le monde se régalait du festin préparé par Ara, la reine Trenicia se tourna vers le général Narasan.

— Maintenant que la guerre est finie, que prévois-tu de faire, glorieux général ?

— Nous allons avoir beaucoup de temps pour en parler, chère Trenicia.

— Que veux-tu dire par là ?

— Eh bien, je pensais au reste de notre vie, mon adorée.

— Ai-je bien entendu ?

— Oui, noble souveraine, et mets-toi bien ça dans la tête : tu ne me quitteras plus jamais. Car désormais tu m’appartiens.

— Et toi, tu es à moi, répondit Trenicia d’une voix vibrante de passion.

— Nous en reparlerons en privé, éluda Narasan, embarrassé par le caractère un rien trop possessif de sa déclaration.

— Bonne idée ! dit Trenicia en se levant. Allons-y, Narasan ! J’attends cette… conversation… depuis des mois. Pourquoi as-tu mis si longtemps à te décider ?

Empourpré jusqu’aux oreilles, le général se leva à son tour.

La nuit était déjà bien avancée, et Lièvre ne parvenait pas à fermer l’œil. Tout ce qui s’était passé au pays de Dhrall tourbillonnait sans fin dans son esprit. En un sens, avait-il compris, il n’était plus totalement un Maag, après avoir vécu tout cela. Bien entendu, il rêvait toujours de s’enrichir, mais ça ne prouvait rien. Keselo aussi aimait l’or, et le prince Ekial ne crachait pas dessus non plus…

Arc-Long, en revanche, n’avait rien à en faire. Depuis très longtemps, il n’avait qu’un but dans la vie : tuer le Vlagh et toute sa descendance. Mais il avait changé d’avis en comprenant que la punition imaginée par Omago était bien pire que la mort.

— C’est un pays étrange, murmura Lièvre. Je suis sûr qu’il me manquera, tout comme les amis que je laisserai derrière moi. Pendant longtemps, j’ai peur que la vie me paraisse bien fade… (Le petit pirate soupira.) Tout ça est stupide… Je ferais mieux de retourner au lit.

Même s’il était certain qu’il ne parviendrait pas à dormir, le petit forgeron alla se recoucher.