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Par un temps glacial, Barbe-Rouge, monté sur son fidèle Double-Six, guidait Skell et les archers de la tribu de Vieil-Ours dans la chaîne de basses montagnes qui conduisait au col de Long. Bien que les Matans leur aient donné des manteaux en peau de bison, le froid transperçait les os des hommes et ils claquaient des dents en cadence.

Les Dhralls de Vieil-Ours s’intéressaient beaucoup au cheval de Barbe-Rouge. Ils étaient également fascinés par les tactiques guerrières des Malavis.

— Charger, frapper et battre en retraite est bien beau, dit un archer nommé Dort-avec-les-Chiens, mais ça ne peut marcher qu’en terrain découvert. Dans une forêt, je doute que ça soit très efficace.

— Bien raisonné, admit Barbe-Rouge, mais dans le Nord et dans l’Est, on trouve surtout des plaines dégagées. Si je me souviens bien, tu étais avec nous dans le domaine de Veltan, et tu as vu qu’il n’y a pas beaucoup d’arbres sur le haut plateau des Chutes de Vash… La forêt est un endroit idéal pour chasser, je te le concède, mais les plaines ne sont pas mal non plus. L’ennui, c’est que les distances à parcourir sont énormes. C’est là que les chevaux se révèlent très utiles. Quand on en a un, plus besoin de marcher ni de courir !

Barbe-Rouge se tut et dévisagea son interlocuteur.

— Comment as-tu récolté un nom pareil ?

— Il y a très longtemps, je me suis aperçu qu’avoir des chiens dans sa hutte permet d’économiser le bois de chauffe. Quand on dort au milieu de trois ou quatre cabots, on ne risque pas d’avoir froid. Les puces sont un peu embêtantes, mais se geler est bien pire…

— J’essaierai un de ces jours, dit Barbe-Rouge. Je suppose que Double-Six me réchaufferait aussi, mais il dort debout…

— Pourquoi as-tu baptisé ainsi ton cheval ?

— Ce n’est pas moi qui lui ai donné son nom. Son premier propriétaire adorait jouait aux dés, et le double six est le rêve de tous les flambeurs. Pour venir chez nous, les Malavis ont dû embarquer sur des vaisseaux trogites. N’ayant rien à faire pendant la traversée, ils ont joué pour passer le temps. L’ancien maître de Double-Six a gagné une petite fortune. Hélas pour lui, les autres Malavis se sont aperçus qu’il trichait, et ils l’ont jeté par-dessus bord. Comme il n’avait jamais cru bon d’apprendre à nager, il a coulé à pic.

— Il s’est noyé ?

— Je n’en sais rien, Dort-avec-les-Chiens… Mais quand ils ont vu qu’il ne remontait pas à la surface, ses « amis » ont décidé de se partager ses biens. Plus tard, ils m’ont offert Double-Six. C’est un vieux cheval intelligent, et nous nous entendons très bien. Je n’ai plus besoin de marcher. En échange, je ne le force jamais à galoper. Une situation qui nous convient à tous les deux.

— Barbe-Rouge, demanda Skell, dans combien de temps atteindrons-nous le col de Long ?

— Si la carte de Dahlaine est juste, je dirais que nous sommes à mi-chemin. Puisqu’il nous a fallu quatre jours pour arriver jusque-là, le compte est facile à faire…

— Je me doutais que nous étions loin d’en avoir terminé..., soupira le Maag.

 

— Tu sais ce que fait mon cousin Sorgan dans le domaine d’Aracia ? demanda Skell à Barbe-Rouge le lendemain matin.

— D’après ce qu’on m’a dit, il roule la maîtresse de l’Est dans la farine. Cette idiote veut que tous les soldats du monde viennent chez elle pour la défendre. Bec-Crochu a promis de repousser les monstres du Vlagh – à condition qu’elle le couvre d’or.

— C’est mon cousin tout craché ! lança Skell avec un petit sourire. Le plus grand arnaqueur de l’univers ! Avant que nous partions chercher les archers de Vieil-Ours, tout le monde disait que les monstres passeraient par le col de Long. Le temple ne risque rien et Aracia non plus ! Comment Sorgan a-t-il pu lui extorquer de l’or ?

— En lui mentant, évidemment. Tu le connais mieux que personne, non ? Si j’ai bien compris, de faux éclaireurs ont raconté des histoires à Aracia et à ses prêtres. Tout ça pour les effrayer et les dissuader d’aller fourrer leur nez sur le véritable champ de bataille… (Barbe-Rouge se tortilla pensivement les moustaches.) Si ce qu’on dit d’Aracia est vrai, elle doit désirer que les créatures du Vlagh attaquent son temple. Sinon, ça signifierait qu’elle n’a aucune importance aux yeux de l’ennemi. Elle ne supporterait pas ça, sais-tu ? Aracia a besoin d’être le centre du monde, même si ça lui attire les pires ennuis. Toute la stratégie de ton cousin repose là-dessus. Pour satisfaire son ego, Aracia gobera tous les mensonges que Sorgan ou ses complices lui raconteront.

— C’est la chose la plus triste que j’aie jamais entendue, dit Skell. Cette femme préfère mourir plutôt que de se sentir ignorée…

— Tu oublies deux choses : ce n’est pas une simple femme, et elle ne peut pas mourir ! En un sens, c’est encore plus déprimant… Elle vivra éternellement, et personne ne lui accordera la moindre attention…

Le moral en chute libre, Skell préféra changer de sujet.

— Sorgan se débrouille toujours pour être là où il faut… Une guerre contre des ennemis imaginaires est sacrément plus amusante qu’un carnage organisé.

— N’oublie pas que Torl est avec lui ! Si sa réputation est méritée, ton frère aussi est un menteur de première catégorie.

— Il s’en sort pas trop mal, c’est vrai… A-t-on signalé de nouvelles variantes de monstres, ces derniers temps ?

— Désolé, mais je n’en sais rien… Depuis l’automne, je force ce pauvre Double-Six à traverser sans cesse cette région du pays de Dhrall et je ne me suis pas approché des Terres Ravagées.

— Au fait, apprendre à monter à cheval est difficile ? demanda Skell.

— Tout dépend de l’animal. Double-Six est du genre paisible, contrairement aux autres chevaux des Malavis. Franchement, ça ne me vexe pas. Il ne peut pas galoper bien vite, mais au fond, je ne suis pas si pressé que ça…

— Je comprends ton point de vue, ami Barbe-Rouge, approuva doctement le Maag.

 

Un bon nombre d’archers dhralls partirent en éclaireurs en début d’après-midi. Peu avant le crépuscule, le gros de la colonne les rejoignit et établit son camp sur une berge du grand cours d’eau qui descendait des montagnes.

À sa grande surprise, Skell constata que les archers avaient tué une bonne partie des bisons qui paissaient non loin de là.

— Je croyais qu’il était difficile d’abattre un bison avec une flèche, dit le Maag au Dhrall nommé Pisteur.

— Pas quand le projectile a une tête en métal ! Les pointes en pierre ne sont pas assez tranchantes pour pénétrer le cuir de ces animaux… Ce soir, nous aurons de la bonne viande fraîche ! Grâce à ton cousin Sorgan, notre vie est devenue beaucoup plus facile.

— Je suis sûr qu’il sera ravi de l’apprendre… Avez-vous vu des monstres ?

— Quelques-uns, mais ils ont fui sans chercher à combattre.

— Il y a un moment que j’ai envie de poser une question à un membre de ton peuple.

— Je te répondrai, si c’est dans mes cordes…

— Au pays de Dhrall, nous n’avons jamais vu d’insectes normaux en hiver. Mais ceux des Terres Ravagées semblent être insensibles au froid…

— Le Vlagh n’est justement pas un insecte normal ! Celui-Qui-Guérit, notre chamane, nous a dit que le Vlagh voulait s’approprier les Terres Ravagées. En hiver, les insectes classiques se réfugient dans leur nid. Les monstres n’ont pas besoin de faire ça. Du coup, ils s’introduisent dans les refuges de leurs frères plus petits, les massacrent puis retournent chez eux avec la nourriture que leurs victimes avaient stockée pour la mauvaise saison.

— C’est affreux !

— Cet adjectif convient assez bien au Vlagh, il faut le reconnaître… Si j’ai bien compris, il veut conquérir le monde afin que ses enfants dévorent tout ce qui y vit. À ses yeux, plus il y a de nourriture, plus il peut engendrer de petits.

— Il faut nous débarrasser de ce monstre !

— Tu devrais en parler à Arc-Long, parce que c’est le but de sa vie depuis qu’une créature immonde a tué Eau-Brumeuse. Il veut abattre le Vlagh, et il y arrivera, j’en mettrai ma main au feu !

— Qui était Eau-Brumeuse ?

— La fille du chef Vieil-Ours… Arc-Long et elle allaient se marier le jour où une créature du Vlagh l’a tuée.

— À présent, je comprends mieux notre ami à la triste figure… Et je me réjouis qu’il soit de notre côté. Avec un ennemi comme lui, on a peu de chances de faire de vieux os, pas vrai ?

— Très peu, oui, confirma Pisteur.