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Le soleil domestique de Dahlaine posait quelques problèmes à Keselo. À l’université de Kaldacin, on lui avait appris qu’un corps céleste devait avoir une certaine taille avant de pouvoir être qualifié de « soleil ». Le « jouet » du maître du Nord violait quasiment toutes les règles que le jeune Trogite avait assimilées ou découvertes par lui-même. Bien entendu, Dahlaine et sa fratrie échappaient aux lois qui régissaient le commun des mortels, mais quand même…

Quoi qu’il en soit, le soleil miniature accompagna l’armée jusqu’à la côte.

Dans la baie, les navires trogites loués par Narasan à Castano attendaient patiemment leurs passagers. La moitié de cette flotte partirait bientôt pour le domaine d’Aracia avec les Maags à son bord.

— Je me félicite que Sorgan ait été choisi pour s’occuper de la folle, dit Gunda. Lors de notre visite au temple, elle m’a franchement frisé les moustaches que je n’ai pas !

— J’avoue qu’elle m’a fait grincer des dents, renchérit Andar.

— Mes amis, déclara Narasan en rejoignant ses officiers, nos hommes n’embarqueront pas avant quelques jours. Laissons donc une bonne avance à Sorgan et à ses pirates. Dites aux soldats de dresser le camp et ordonnez aux cuisiniers de préparer le dîner.

— Des haricots ? demanda Gunda, l’air très malheureux.

— Une merveilleuse idée, colonel ! railla Narasan. Des haricots seront parfaits. Pourquoi n’y ai-je pas pensé tout seul ?

 

Quand la moitié des troupes trogites eut embarqué, les vaisseaux restants levèrent l’ancre et voguèrent vers le sud sous un ciel maussade. Quelques jours plus tard, ils atteignirent l’embouchure du grand cours d’eau qui avait foré le col de Long au fil des millénaires.

Penser au temps qu’il avait fallu pour que l’eau fasse son œuvre impressionna jusqu’à Keselo. Décidément, les siècles n’avaient aucun sens pour les rivières, les fleuves et les montagnes.

Quand les navires eurent jeté l’ancre, les Trogites, comme ils s’y attendaient, découvrirent qu’Arc-Long était déjà là, ainsi qu’il l’avait promis.

— Je ne comprends pas comment il peut couvrir autant de distance si vite… marmonna Keselo.

Il fut très surpris quand le général Narasan l’intégra aux « forces du génie » que l’archer dhrall devait conduire jusqu’au sommet du col.

— Comment vont tes jambes, Keselo ? lui avait demandé le général.

— Elles semblent assez solides pour me porter, messire…

— Dans ce cas, tu partiras avec le premier groupe. Gunda est le plus grand expert en fortifications de l’empire. En le regardant travailler, tu apprendras beaucoup de choses.

Keselo avait été un peu vexé. Ayant suivi des cours d’architecture à Kaldacin, il pensait en savoir long sur la construction des murailles défensives.

— Je ne voulais pas diminuer tes mérites, avait ajouté Narasan, mais Gunda et Andar sont des références en la matière. L’ennui, c’est qu’ils s’en tiennent aux « bonnes vieilles méthodes ». tu es assez intelligent pour leur suggérer de nouvelles techniques, et suffisamment diplomate pour qu’ils ne le prennent pas mal.

— Je peux essayer, général… Mais je ne suis pas sûr de me faire entendre.

— Si tu as un doute, parle plus fort !

 

Quand Arc-Long avait trouvé absurde d’emmener tant d’hommes, Keselo s’était entretenu en privé avec lui pour le convaincre.

— C’est une précaution, mon ami… Le général déteste courir des risques inutiles. Depuis que nous guerroyons au pays de Dhrall, nous avons eu pas mal de mauvaises surprises. Narasan veut qu’il y ait assez de soldats là-haut pour faire face à toutes les manœuvres possibles du Vlagh.

— C’est pour ça que les Malavis, les Tonthakans et les Matans sont déjà dans le col.

— Je l’ai fait remarquer au général, mais quand il a une idée en tête… Il n’est pas sûr que nos alliés seront à la hauteur. Du coup, il a un peu surévalué les « forces du génie ».

— Dix mille hommes, c’est ça que tu appelles « un peu » ?

 

Quand Arc-Long abolit la règle des quinze minutes de repos toutes les heures, les soldats râlèrent ferme. Keselo pensait depuis longtemps que ces pauses n’avaient aucun sens, mais les hommes du rang les tenaient pour un avantage de droit divin. Cela dit, sans ces arrêts, la colonne irait bien plus vite que d’habitude.

— Arc-Long nous mène trop durement, se plaignit Gunda.

— Il y a urgence, colonel, rappela Keselo. Si nous n’arrivons pas au sommet du col avant les monstres, les choses risquent de se gâter pour nous. Quand le premier mur sera construit, les hommes pourront se reposer. Jusque-là, ce sera impossible.

— TU as raison, concéda Gunda, mais ça ne me prive pas du droit de râler, pas vrai ?

— Bien entendu, colonel… Mais à votre place, j’éviterais de me plaindre devant Arc-Long. Par pur esprit de contradiction, il risque de décider de courir au lieu de marcher. Depuis le début des conflits, j’ai cerné sa personnalité. La règle essentielle est de ne pas lui taper sur les nerfs quand on peut l’éviter.

— Dans le cas présent, intervint Andar, la position de l’archer est la bonne. Il faut ériger la muraille le plus vite possible. Gunda, souffrirais-tu que j’émette une suggestion ?

— Je t’écoute…

— Nous avons quatre ou cinq fois plus d’hommes qu’il ne faut, n’est-ce pas ?

— J’en saurai plus quand nous serons à pied d’œuvre, mais il semble que nous ayons un peu trop d’ouvriers, oui… Où veux-tu en venir, Andar ?

— Pourquoi ne pas bâtir plusieurs murs en même temps ? Avec tant de soldats en plus, je peux me charger de la construction d’une deuxième muraille, mille ou deux mille pas derrière la première. Ainsi, nous aurons une position de repli si les monstres submergent la première ligne de défense.

— Merci beaucoup, Andar, je n’y aurais pas pensé tout seul, railla Gunda. Si nous érigeons des défenses tout au long du col, nous contiendrons sûrement les envahisseurs jusqu’à l’été prochain.

— Brillamment raisonné, lâcha sèchement Andar.

— Tu y penses depuis le début, pas vrai ?

— Disons que cette idée a effleuré mon esprit.

— Et pourquoi n’as-tu rien dit ?

— Je voulais voir combien de temps il te faudrait pour en arriver là, répondit Andar, ironique.

Keselo sourit. Tout se passait merveilleusement bien.

 

La colonne avançait depuis trois jours quand le prince Ekial la rejoignit. Tirant sur les rênes de sa monture, le Malavi salua Arc-Long.

— Vous avancez vite, mon ami ! s’écria-t-il.

— C’est un rythme acceptable, concéda l’archer. Vous avez repéré des serviteurs du Vlagh, là-haut ?

— Ils arrivent, c’est certain ! Ariga et ses éclaireurs en ont vu des centaines de milliers dans un désert de sable.

— Et quand nos ennemis seront-ils en mesure d’attaquer ?

— Dans une semaine, peut-être dix jours… Mais nous faisons ce qu’il faut pour les retarder.

— Vraiment ?

— En approchant du col, nous avons repéré une armée d’hommes-insectes dans un désert. Mais Kathlak a eu une idée intéressante. Selon lui, après le désastre des Gorges de Cristal, les serviteurs du Vlagh ont sûrement compris qu’être en position au-dessus de l’adversaire est un grand avantage. Quand nous sommes arrivés, j’ai envoyé des éclaireurs explorer les parois du col. Elles étaient truffées de monstres ! Si nous les avions laissés tranquilles, ils auraient tendu une série d’embuscades à Narasan et à ses hommes. Les archers de Kathlak se sont chargés de nettoyer le terrain. Les monstres ont fait une véritable indigestion de flèches. Il en reste peut-être quelques-uns, mais ils ne seront pas dangereux pour les Trogites.

— Les archers de Vieil-Ours vous ont déjà rejoints ? demanda Arc-Long.

— Ils arriveront demain, probablement… Barbe-Rouge est venu nous dire qu’ils n’étaient plus loin. Ils seront là en même temps que vous, je pense…

Voyant Gunda approcher, Ekial se tourna vers lui :

— Vous n’êtes pas un peu trop nombreux ?

— Une idée de Narasan, prince… Il a toujours pensé que « trop » était préférable à « pas assez ». Ce coup-ci, il a sûrement raison. Comme je n’aurai pas besoin d’autant d’ouvriers, Andar en prendra une partie pour construire une deuxième muraille défensive. Si le Vlagh nous laisse un peu de temps, nous en érigerons tout au long du col. (Gunda dévisagea le Malavi au visage barré d’une cicatrice.) tu as mangé ?

— Eh bien… Je n’ai pas vraiment eu le temps.

— Je ne suis pas en mesure de t’offrir un festin, mais nous pouvons casser la croûte ensemble, si ça te dit.

— Mon estomac approuve cette proposition…

— Dans ce cas, allons-y !