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Des heures durant, Ekial et ses compagnons gardèrent un œil sur les monstres qui avançaient dans le désert. Le prince eut très vite le sentiment que leurs ennemis n’étaient pas particulièrement pressés. Quand Athlan vint lui annoncer qu’il venait de trouver une prairie verdoyante, un peu devant eux, Ekial lui fit part de son sentiment au sujet de la colonne de serviteurs du Vlagh.

Athlan se gratta pensivement le menton.

— D’après ce que m’a dit Arc-Long, ce sera notre dernière guerre contre les créatures des Terres Ravagées. Il y a quelques semaines, je lui ai demandé si ce conflit durerait jusqu’à la fin de nos jours. Il m’a parlé des volcans jumeaux, dans le domaine de Zelana, et de la mer d’or, dans celui de Veltan. Désormais, ces deux régions sont hors de portée du Vlagh.

— Et le feu bleu, dans les Gorges de Cristal, bloque le seul chemin qui conduit au territoire de Dahlaine…

— Exactement ! J’ai encore des sueurs froides quand je pense à cet incendie… J’ai déjà vu des flammes bleues, essentiellement dans les marécages, où ce sont le plus souvent des flammèches qui dansent au-dessus de l’eau. Dans les Gorges de Cristal, c’était une tout autre affaire ! Arc-Long t’a parlé de notre « alliée inconnue », je suppose ?

— Bien sûr ! Je n’étais pas sûr de devoir croire tout ce qu’il me racontait, mais c’était avant que le feu bleu dévaste les Gorges de Cristal. Si Arc-Long a une amie pareille, pourquoi a-t-il recruté des Extérieurs pour mener cette guerre ?

— Ce n’est pas lui qui t’a engagé, prince ! D’après ce que j’ai compris, c’était une décision de Dahlaine. Arc-Long n’a pas besoin d’aide. Ne le prends pas mal, mais il m’a dit un jour que la venue des Extérieurs avait un objectif principal très différent de ce qu’on pourrait croire. Selon lui, vous êtes ici pour découvrir à quel point les Dhralls sont redoutables. Si l’un de vous décidait de nous voler notre or, penser à ce qui est arrivé aux cléricaux trogites – une bande d’abrutis congénitaux ! – suffirait à le dissuader. Pour devenir riches, envahir le pays de Dhrall ne semble pas une très bonne idée. En revanche, si on ne tient plus à la vie, c’est une très bonne façon de se suicider !

 

Le temps empira encore cette nuit-là, et le prince détesta ça.

— Il ne pourrait pas faire un peu plus chaud ? se plaignit-il alors qu’il s’entretenait avec le chef Deux-Mains.

— Ce ne serait pas une bonne chose, Ekial… Un réchauffement soudain indique en général qu’un blizzard se prépare, et tu ne voudrais pas, crois-moi, être pris dans une tempête de neige. La chaleur ne dure pas, et ensuite, il fait dix fois plus froid. Enfin, j’exagère un peu, mais c’est l’impression qu’on a. Le vent te glace jusqu’aux os, et avec la neige qui tourbillonne, la visibilité se réduit à un ou deux pas…

— Arc-Long m’a raconté que tu as dû t’enfouir dans une congère pendant un blizzard…

— C’est la stricte vérité, confirma Deux-Mains. Je portais un manteau en peau de bison, et pourtant, j’avais le sentiment d’être nu. Je ne voyais rien, même pas mes propres mains, sauf quand je les mettais devant mon nez ! Complètement désorienté, je gelais sur pied, ami Ekial ! Il fallait que je me mette à l’abri, mais où ? Soudain, j’ai eu l’idée de m’enfouir dans une congère. Il n’y ferait pas très chaud, je le savais, mais au moins, je serais protégé du vent…

« J’ai découvert à cette occasion que la neige peut être un matériau de construction comme un autre. En y mettant de l’énergie, je me suis créé une sorte de petite grotte. De l’air parvenait jusqu’à mon refuge, j’avais assez de neige pour m’hydrater jusqu’à la fin de mes jours et une de mes sacoches contenait une petite réserve de viande séchée. Bénéficiant de tout le "confort" souhaitable, j’ai attendu quelques jours, puis je suis ressorti quand la tempête a cessé. De retour à Asmie, j’ai semé le trouble… dans mes propres funérailles. Tu n’imagines pas à quel point les gens sont perturbés quand l’invité d’honneur d’une cérémonie funèbre vient leur taper sur l’épaule ! (Deux-Mains sourit de ce souvenir.) Mon histoire a bien entendu fait le tour du village, et tous les garçons ont trouvé très amusant de creuser des tunnels dans la neige. Ça les occupait, et ils ne risquaient pas de mourir de froid… L’hiver suivant, ils ont construit l’équivalent d’un palais, au sud d’Asmie. Des tunnels qui couraient sur des centaines de pas, des "salles" somptueuses… Comme ça les empêchait de faire des bêtises, je les ai laissés continuer, mais en leur ordonnant de signaler la position des corridors et des pièces. Marcher sur une neige dont l’intérieur est évidé est dangereux. Les femmes de la tribu me le rappelaient quinze ou vingt fois par jour, si je me souviens bien…

— Risquons-nous de subir un blizzard comme celui qui a failli te tuer ? demanda Ekial.

— Non, parce que Dahlaine contrôle fermement le temps. Franchement, je me demande pourquoi il se donne tellement de peine. D’après ce que j’ai entendu dire, ne jamais rencontrer sa sœur ne serait pas une grande perte. Je crois qu’elle est folle à lier.

— Quelle bonne nouvelle ! s’exclama Ekial. Pourquoi nous embêter à la sauver, dans ce cas ? Laissons les monstres la dévorer en paix, histoire d’être débarrassés d’elle.

— Une mauvaise idée, prince… Si le Vlagh envahit une région où la nourriture abonde, il pondra des millions d’œufs. C’est tout l’enjeu de ces guerres, en réalité. Le Vlagh veut conquérir le monde, et s’il remporte une seule victoire au pays de Dhrall, il aura le moyen de réaliser ses ambitions. Ces monstres ne dévoreront pas seulement Aracia. Tous les êtres vivants deviendront leur réserve de nourriture, nous compris.

Ekial en eut l’estomac tout retourné. Jusque-là, il n’avait jamais vu les choses sous cet angle…

 

— Des centaines de milliers de monstres avancent dans ce désert, Ekial, annonça Ariga quand il revint de sa mission d’espionnage.

Les Malavis, les Tonthakans et les Matan, à ce moment-là, venaient d’atteindre le col de Long.

— Pourquoi ne les as-tu pas attaqués ? demanda le prince.

— Tu plaisantes, je suppose ?

— Seulement à moitié… Nous devons contenir les envahisseurs jusqu’à l’arrivée des Trogites, qui construiront des fortifications. Avec les archers tonthakans et les lanciers matans, nous formons une troupe des plus respectables. Nous avons déjà combattu ensemble, et les choses ont plutôt bien tourné.

— Je crois comprendre où tu veux en venir, Ekial… Les archers et les lanciers resteront hors de vue pendant que nous irons aiguillonner les monstres pour les inciter à nous poursuivre.

— Aiguillonner ? répéta Ekial.

— Nous avons aussi des lances, tu n’as pas oublié ? Nous chargerons les créatures du Vlagh, nous en tuerons quelques-unes, puis nous battrons en retraite. Fous de rage, les monstres devraient nous coller aux basques et tomber dans l’embuscade que leur auront tendue les Matans et les Tonthakans. Ce n’était pas ça, ton plan ?

— Cette stratégie mérite réflexion, Ariga, mais laissons la nuit nous porter conseil. Les fantassins sont sûrement épuisés, et un peu de repos ne leur fera pas de mal.

— Tu deviens un sacré bon chef de guerre, Ekial !

— L’entraînement, il n’y a rien de tel…